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17 octobre 1961: Massacre dans les rues de Paris

Le 17 octobre 1961, moins d’un an avant l’indépendance de l’Algérie, une manifestation d’Algériens opposés au couvre-feu qui leur a été imposé est brutalement réprimée par la police à Paris. Les historiens font état d’un bilan de plusieurs dizaines de morts dont de nombreux noyés dans la Seine.

La guerre d’indépendance de l’Algérie, déclenchée le 1er novembre 1954, occupe les esprits en France depuis bientôt 7 ans au moment des événements du 17 octobre 1961. Sur le terrain, les combats continuent malgré l’indépendance qui, de plus en plus, semble inéluctable. Le 6 janvier de la même année, les Français ont approuvé par référendum le droit à l’autodétermination de l’Algérie et le coup d’état des généraux opposé à tout pourparler et toute forme d’indépendance a échoué. Le général de Gaulle a d’ailleurs déjà discrètement entamé des négociations avec le FLN pour préparer la fin de plus de 130 années de présence coloniale française en Algérie.

Pourtant, même si la violence coloniale semble concentrée en Algérie, en métropole aussi la guerre se fait entendre. Face aux exactions de la police française à l’encontre des Algériens et du FLN (notamment par les FPA, ou «forces de police auxiliaires» composées de «volontaires musulmans» nés en Algérie), ce denier répond par des opérations commandos et des attentats à l’encontre des forces de l’ordre. Maurice Papon, le préfet de police de Paris à l’époque (tristement célèbre aujourd’hui pour son rôle dans la déportation des juifs de France pendant la deuxième guerre mondiale), ne fait que jeter de l’huile sur le feu en alimentant une haine revancharde teintée de racisme. Il déclara par exemple à l’enterrement d’un brigadier «pour un coup donné, nous en porterons dix».

La préfecture de police décide, dans ce contexte, l’instauration d’un couvre-feu de fait en décrétant: «Il est conseillé de la façon la plus pressante aux travailleurs algériens de s’abstenir de circuler la nuit dans les rues de Paris et de la banlieue parisienne, et plus particulièrement de 20h30 à 5h30 du matin». La mesure, clairement discriminatoire, est dénoncée par le PCF et diverses associations, mais c’est le FLN seul qui décide de passer à l’action en organisant une manifestation de protestation.

Manifestation réprimée

La fédération de France du FLN, dans une note annexée à son appel à manifester, précise clairement: «interdiction de prendre une arme avec soi, quelle qu’elle soit», «Ne répondre à aucune provocation d’où qu’elle vienne» et «le boycottage du couvre-feu raciste doit se dérouler pacifiquement, avec dignité et tout le calme absolu». Les travailleurs algériens de la région parisienne, dont beaucoup vivent dans des bidonvilles (notamment à Nanterre) se mobilisent massivement. C’est l’occasion pour non seulement s’opposer à ce couvre-feu mais aussi exprimer un désir profond et longtemps bafoué de dignité.

C’est ainsi par milliers qu’ils tentent de se rassembler vers 21h, par un temps pluvieux, à différents endroits du centre de la capitale. Avec l’interdiction de la manifestation décrétée par la préfecture de police, les policiers, CRS et FPA déclenchent une répression immédiate, impitoyable et féroce.

Ainsi, le journaliste de l’hebdomadaire «l’express» Jacques Derogy, présent dans les environs du cinéma le «Rex», rapporte qu’environ 2000 manifestants réussissent à se rassembler aux cris de «Algérie algérienne!» et «levez le couvre-feu!». Il assiste aux premiers tirs des policiers et témoignera avec de nombreux détails sur ces événements précis: «Les policiers casqués, pistolet et mitraillette au poing, chargent une première fois devant le cinéma le Rex (…) quand claquent les premières détonations. J’ignore s’il s’agit de grenades ou de coups de feu, mais en traversant la chaussée, je vois tirer d’un car de la préfecture en direction de la terrasse du café-tabac du Gymnase.(…)

Des gens courent en tous sens en hurlant. Dans le désordre qui règne sur le trottoir, j’aperçois sept corps allongés à la terrasse du café, parmi des chaussures, des bérets, des chapeaux et des vêtements, au milieu de flaques d’eau et de sang.(…). A trois mètres, autour d’une table du bistrot, cinq autres corps sont entassés les uns sur les autres. Deux d’entre eux râlent doucement. – Ils l’avaient bien cherché, dit quelqu’un.».

Ailleurs dans Paris, d’autres rassemblements on pu se former, notamment dans le quartier latin où les CRS chargent et frappent brutalement les protestataires. Selon de nombreux témoignages, des manifestants se jettent dans la Seine du pont Saint-Michel pour échapper aux coups, d’autres sont jetés à l’eau par les policiers et, ne sachant pas nager, meurent noyés. Des corps sont vus dériver sur la Seine, et on retrouvera dans les jours suivants dans les rubriques «faits divers» des journaux quelques lignes comme «Les cadavres de trois Algériens ont été repêchés au pont de Bezon. La police a ouvert une enquête»…

Les milliers de manifestants n’ayant pu se rassembler pour défiler sont arrêtés, et transportés dans des lieux de détention provisoire: le Palais des sports, au stade Pierre de Coubertin, dans la cour de la Préfecture de police où le témoignage d’un syndicaliste policier évoque des «traitements indéfendables» subis par les détenus. D’autres témoignages parleront de «visions d’horreur» dans ces différents lieux de détention.

Crimes coloniaux

La préfecture de police publie un communiqué mentionnant «des coups de feu tirés contre les forces de l’ordre qui ont riposté» et un bilan de «deux morts et plusieurs blessés algériens». Même si ce communiqué a été d’abord repris par les grands médias, de nombreux témoignages et réactions sur cette soirée sanglante ont par la suite été publiés. Selon l’historien Benjamin Stora, c’est un bilan de plusieurs dizaines de victimes («entre 50 et 120») qui doit être retenu.

Longtemps ignorée par les pouvoirs publics, la violence des événements de 1961 reste un traumatisme pour les familles des victimes qui ont gardé un profond sentiment d’injustice pendant de longues décennies. A part une plaque commémorative fleurie chaque année posée par la mairie de Paris sur le quai Saint-Michel, face à la Seine, ces familles ont dû attendre que le président François Hollande, suite à une forte campagne publique, publie un communiqué le 17 octobre 2012: «Le 17 octobre 1961, des Algériens qui manifestaient pour le droit à l’indépendance ont été tués lors d’une sanglante répression. La République reconnaît avec lucidité ces faits. Cinquante et un ans après cette tragédie, je rends hommage à la mémoire des victimes».

La République française, qui aime se présenter en championne des droits de l’homme a bien du mal à reconnaître l’étendue de ses crimes coloniaux. On pense bien entendu aux massacres de Sétif, de Guelma et de Kheratta du 8 mai 45, où la répression de grandes manifestations pour l’indépendance de l’Algérie a fait plusieurs milliers de morts. C’est seulement après 70 ans qu’un représentant du gouvernement (le secrétaire d’État français chargé des Anciens Combattants, Jean-Marc Todeschini) a exprimé «la reconnaissance par la France des souffrances endurées».

A propos des événements sanglants d’octobre 1961, nous terminerons en laissant la parole au grand écrivain algérien Kateb Yacine( 1929-1989), avec son poème «La gueule du loup, 17 octobre 1961»

Peuple français, tu as tout vu
Oui, tout vu de tes propres yeux.
Tu as vu notre sang couler
Tu as vu la police
Assommer les manifestants
Et les jeter dans la Seine.
La Seine rougissante
N’a pas cessé les jours suivants
De vomir à la face
Du peuple de la Commune
Ces corps martyrisés
Qui rappelaient aux Parisiens
Leurs propres révolutions
Leur propre résistance.
Peuple français, tu as tout vu,
Oui, tout vu de tes propres yeux,
Et maintenant vas-tu parler?
Et maintenant vas-tu te taire?