Élections en France: le chaînon manquant
Certaines réactions face aux résultats du premier tour des élections présidentielles en France m’obligent de réagir. Dans ce contexte, j’aimerais souligner quatre aspects sous-estimés cruellement, à savoir les conséquences d’une victoire de Marine Le Pen et du FN, mais également celles d’une victoire d’Emmanuel Macron, l’importance du chaînon manquant – la mobilisation sociale et citoyenne et, enfin, l’indispensable recomposition de la gauche.
1) Sous-estimer Marine Le Pen
Contrairement à maints commentateurs, j’estime que le débat télévisé du 3 mai entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen – tout comme ses prises de positions antérieures – a montré clairement que la candidate du Front National dispose bien d’un projet politique pour sa présidence: ancrer vigoureusement la haine, la discrimination et l’exclusion dans la société française et dans les institutions de la République, ceci sur le fond d’une orientation économique protectionniste et néolibérale, cette même orientation engendrée par les politiques de pensée unique au pouvoir presque partout dans le monde et affreusement favorisée en France sous le quinquennat de Hollande. Une orientation qui a créée – suite à la marginalisation et à la précarisation de larges couches populaires – la base du mécontentement duquel le FN tire sa popularité et son soutien électoral.
La sous-estimation des conséquences de la prise de pouvoir d’une Marine Le Pen et du Front National auprès de couches de la population de plus en plus larges semble évidente. Elle est aussi évidente que la sous-estimation des conséquences du succès électoral d’un Adolf Hitler et du NSDAP en Allemagne le 31 juillet 1932, ayant finalement abouti à la prise de pouvoir des nazis. J’estime que la gauche a un devoir d’explication voire d’éducation – ceci par des moyens pédagogiques adaptées, mais sans concession quant au contenu – de ces couches populaires qui voient dans Le Pen et le FN la seule alternative à la politique désastreuse actuelle.
Malheureusement, les conséquences réelles de la conquête du pouvoir par Marine Le Pen sont également sous-estimées fatalement par une grande partie de la gauche. Le fait que deux tiers des membres de ‘La France insoumise’ veulent s’abstenir ou voter blanc ou nul lors du 2e tour des élections présidentielles illustre parfaitement cette déroute. Il y a ceux qui croient que de toute façon l’accession au pouvoir de Marine Le Pen est inévitable et que, partant, il serait préférable d’aborder et faire passer cette période pénible le plus vite possible. Or, ils se trompent doublement. D’abord la conquête du pouvoir par le FN n’est pas inévitable, même dans 5 ans ou plus tard; tout dépendra des mobilisations sociales et citoyennes contre l’exclusion et la discrimination, contre la politique néolibérale désastreuse pour la majorité de la population et, évidemment, de la capacité de la gauche de démontrer la crédibilité d’une politique alternative (voir point 3 ci-dessous).
Ensuite, il y a ceux qui estiment que la mobilisation nécessaire pour changer la situation politique serait plus simple sous une présidente qui s’appelle Marine Le Pen que sous celle d’un Emmanuel Macron. Hélas, ils se trompent également de façon cruelle; dès que Marine Le Pen sera élue, elle usera fortement des pouvoirs réservés au président de la République pour criminaliser la mobilisation sociale, pour institutionnaliser la haine, l’exclusion et la discrimination et pour faire la chasse aux militants de gauche. Dans cette besogne elle sera largement épaulée par l’apparition publique de milices d’extrême droite, qui créeront la base pour un large éventail d’interdictions et de représailles d’Etat. Lors du débat télévisé du 3 mai, Marine Le Pen a livré un certain nombre de points d’illustration de cette volonté. Et n’oublions surtout pas les conséquences de la politique de Le Pen et du FN que subiront les réfugiés, les immigrés les sans papiers, les Roms, les musulmans et les minorités.
Avec le sacre de Le Pen au pouvoir, plus besoin de parler de cordon sanitaire autour du FN, un cordon qui, de toute façon, est de plus en plus troué. Après l’accession au pouvoir de Marine Le Pen, celle-ci sera courtisée par des secteurs de plus en plus significatifs de la bourgeoise, qui verra s’approcher le moment, où la politique néolibérale sera plus sûre sous le régime autoritaire de Le Pen.
L’espoir d‘aucuns qu’un grand nombre d’abstentions affaiblira considérablement Macron dans son mandat, est certes compréhensible, mais fort dangereux. D’abord parce que Le Pen n’a pas encore perdu le 2e tour, et, surtout, parce que cette attitude fait preuve d’un fatalisme inouï et dangereux dès qu’elle ne s’appuie pas sur une mobilisation large et convaincante dans les rues.
2) Sous-estimer Emmanuel Macron
Ceux qui sous-estiment les conséquences de la prise de pouvoir d’Emmanuel Macron sont aussi nombreux que ceux qui sous-estiment les conséquences d’une victoire de Marine Le Pen. Pourtant, il ne faut pas se tromper sur les conséquences graves de la politique libérale de Macron, l’austérité, la restriction des droits des travailleurs et des syndicaux et tout ce qui en découle pour de larges couches de la population; cette même politique qui prépare le terrain et crée la base pour renforcer d’avantage le Front National. (*)
En dehors des ‘Républicains’, qui retrouvent dans Macron l’orientation libérale qui leur semble parfaitement adaptée aux besoins de l’économie capitaliste française dans l’état actuel, il y a tous ceux, sociaux-démocrates et verts, qui considèrent qu’Emmanuel Macron constitue le meilleur garant d’une prolongation cohérente des politiques néolibérales instaurées sous Hollande. La liste des sociaux-démocrates et des verts qui soutiennent non seulement Macron contre Le Pen, mais qui adhèrent complètement à l’orientation politique d’Emmanuel Macron, est assez longue, en France comme ailleurs, y compris au Luxembourg (pour ne citer que Franz Fayot et Robert Goebbels).
Il y a également ceux qui estiment nécessaire de se rallier à Emmanuel Macron dans le but de battre Le Pen au 2e tour, sans être d’accord avec l’orientation de Macron, tout en laissant tomber leur critique du candidat de ‘La France en marche’, ne serait-ce que pour éviter toute entrave à l’élection de Macron contre Le Pen. C’est la logique fatale et fatidique du «moindre mal».
Enfin, il y a ceux qui estiment qu’il n’y a aucune justification pour voter Macron contre Le Pen, soit parce que la politique de Macron serait aussi néfaste que celle de Le Pen («ne pas choisir entre la peste et le choléra»), soit parce qu’ils sont convaincus que la politique de Macron ne fera que préparer l’arrivée au pouvoir de Le Pen au plus tard en 2022. Là encore, il s’agit d’une double erreur. D’un côté cette attitude sous-estime la différence entre un quinquennat de Macron et de Le Pen: sous Macron, les libertés d’expression et de mobilisation ne pourront être remises en question aussi radicalement que sous Le Pen. D’un autre côté, l’opposition à la politique libérale et d’austérité de Macron ne se fera pas dans les urnes d’un ballotage, mais dans la rue.
3) Le chaînon manquant
Pour toutes ces raisons, le chaînon manquant de toute opposition réelle et efficace aussi bien à la politique de Le Pen et du FN, qu’à celle de Macron et de ces adeptes de droite et de gauche, c’est la mobilisation de la société, la mobilisation sociale et citoyenne dans la rue, dans les entreprises, les universités, les villes et les quartiers.
Seule la mobilisation citoyenne large, surtout des jeunes et des travailleurs, saura faire évoluer la conscience politique et les rapports de force en France, aussi bien qu’ailleurs.
Et cette mobilisation dans la rue contre le FN, l’austérité et les politiques libérales, fait cruellement défaut. La faute en incombe également à la gauche, qui a volontairement renoncé à ce moyen d’influencer sur la politique et les élections. Il ne suffit pas d’appeler à la participation à un premier mai, comme parenthèse entre deux échéances électorales, pour changer la donne. L’appel à la mobilisation aurait dû être lancé dès le soir du premier tour. Le 1er mai aurait pu être un moment culminent d’une mobilisation large et forte. C’est le vote contre Le Pen, forcément pour Macron, qui devrait constituer la parenthèse d’une mobilisation qui barre la route au FN et qui se dirige contre toute politique libérale, qu’elle émane de Le Pen ou de Macron; c’est la mobilisation qui affaiblira Macron dans sa tentative de mettre en œuvre sa politique d’austérité, et non pas la seule abstention.
Tout ceci est la raison pour laquelle j’avais noté sur Twitter, dès 22.00 heures du soir du premier tour, sous le hashtag #Presidentielle2017: «Voter Macron sans rien faire d‘autre ne changera rien. La mobilisation dans la rue sera la clef du changement nécessaire.» Et un peu plus explicite sur mon compte Facebook: «Voter Macron au 2e tour sans rien faire d‘autre ne changera rien; Macron continuera à préparer la voie royale à Le Pen. La mobilisation large dans la rue contre le FN, l’austérité et les politiques libérales sera l’élément indispensable pour un changement réel.» J’estime toujours que cette note, bien que brève, était assez claire: le vote contre Le Pen et pour Macron au 2e tour est nécessaire, mais «voter Macron sans ne rien faire d‘autre» ne suffira pas, «la mobilisation large dans la rue contre le FN, l’austérité et les politiques libérales sera l’élément indispensable pour un changement réel.»
Je regrette cette absence de mobilisation et d’appel à la mobilisation de la part des organisations de gauche ; à mon avis, cette renonciation était une erreur fatale. Il est normal que le 1er mai il n’y avait même pas le million de citoyens dans la rue, que les organisations syndicales, de gauche et antiracistes avaient mobilisés avant le 2e tour de vote entre Jacques Chirac et Jean-Marie Le Pen en 2002. Et il est très parlant que parmi les trois options soumises par Jean-Luc Mélenchon aux membres de ‘La France insoumise’ (abstention, voter blanc ou nul, voter Macron contre Le Pen) ne figurait pas celle d’un vote Macron, pour barrer la route à Le Pen, associé à une large mobilisation dans la rue contre le FN, l’austérité et les politiques libérales.
4) L’indispensable recomposition de la gauche
Un dernier point, que j’aimerais souligner, est l’indispensable recomposition de la gauche. La social-démocratie européenne a vaillamment préparé son autodestruction depuis des décennies, aussi bien en Europe qu’en France. Le quinquennat de Hollande n’était que l’acte final de l’affaiblissement, voire du naufrage de la social-démocratie, qui pourtant n’est pas encore à sa fin, mais qui – faisant partie des politiques libérales et pro-capitalistes – ne saura plus jamais constituer une alternative de gauche à une telle politique. Benoît Hamon, bien que porteur d’un programme social-démocrate plus à gauche, en a du subir les frais, une grande partie des socialistes ayant considéré Emmanuel Macron comme la suite plus logique de la politique d’Hollande, que le malheureux Hamon.
La social-démocratie est dans une crise historique, d’où elle ne sortira que par scissions et recompositions à gauche de la gauche traditionnelle.
Le mouvement ‘La France insoumise’ de Jean-Luc Mélenchon a sans doute su mobiliser une partie de la population qui s’oppose aux politiques austères de gauche et de droite. La mobilisation électorale était très importante; les résultats électoraux dans de nombreuses villes et de nombreux quartiers populaires en sont la conséquence. Néanmoins, les ambiguïtés au niveau de l’orientation politique de ce mouvement (dont le souverainisme au lieu de l’internationalisme, la politique keynésienne contre la politique néolibérale, …) tout comme celles au niveau du fonctionnement interne peu démocratique et peu propice aux débats nécessaires sur l’orientation politique, empêcheront que la reconstruction d’une gauche authentique en France passe par la croissance linéaire de ce mouvement vers une alternative de masse crédible et capable d’offrir une issue au capitalisme en crise.
Une gauche alternative ne sortira pas non plus du renforcement linéaire du NPA (dont le candidat présidentiel était le très remarqué Philippe Poutou), bien que pour des raisons contraires à celles concernant ‘La France insoumise’; il s’agit là plutôt de l’incapacité du NPA de porter le débat et de s’ancrer dans des couches populaires plus larges, malgré une orientation stratégique très claire quant au nécessaire dépassement, voire chute du système capitaliste.
Le besoin d’un parti, voire d’un mouvement de gauche alternatif, antilibéral et anticapitaliste, qui saura combiner une telle orientation stratégique aux préoccupations et mobilisations actuels des citoyens, travailleurs et jeunes, est évident.
Ce n’est pas le 3e tour des élections, à savoir les élections législatives en juin, qui saura faire émerger une telle gauche alternative. Or, l’indispensable recomposition de la gauche autour d’une orientation sans ambiguïté ne saurait empêcher des accords et plateformes électorales de gauche, tout en sachant que n’importe quelle politique électorale ne saura remplacer le processus de recompositions ancré dans les luttes sociales et les luttes de classes. Ce processus sera long, mais aussi nécessaire que bénéfique pour l’humanité.
[Publié d’abord sur le blog de Justin Turpel www.justin-turpel.lu le 4 mai 2017]
(*) cette phrase était tombée en souffrance lors de la première mise en ligne, le 4 mai, et a été rajoutée de nouveau le lendemain.