Murray Smith

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Militant politique depuis les années 60, Ecossais internationaliste, il a vécu longtemps en France. Au sein de déi Lénk, il s'occupe surtout des questions internationales.


Les articles de: Murray Smith

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Murray Smith

International

11-02-2019 Par

F T Y

Hongrie : printemps en décembre

Viktor Orban se réclame aujourd’hui de la « démocratie illibérale ». Mais le terme illibéral s’applique surtout sur les plans politique et sociétal. Il s’exprime par les discriminations contre les minorités, notamment les Roms, un antisémitisme qui ne dit pas son nom. mais qui existe bel et bien, la fermeture des frontières contre les réfugiés, la mise sous tutelle du système judiciaire, la concentration des media entre les mains des proches d’Orban.

Viktor Orban se réclame aujourd’hui de la « démocratie illibérale ». Mais le terme illibéral s’applique surtout sur les plans politique et sociétal. Il s’exprime par les discriminations contre les minorités, notamment les Roms, un antisémitisme qui ne dit pas son nom. mais qui existe bel et bien, la fermeture des frontières contre les réfugiés, la mise sous tutelle du système judiciaire, la concentration des media entre les mains des proches d’Orban.

Mais sur le plan économique Orban est bien libéral. En 2012 le Code du travail était modifié dans un sens défavorable aux droits des travailleurs. Le résultat était une stagnation des salaires et une accélération des tendances, déjà présentes, à l’émigration (600,000 départs depuis 2010), créant à terme une pénurie de la force de travail. Pour des raisons idéologiques, Orban ne voulait pas recourir à l’immigration. Il fallait donc faire travailler encore davantage la force de travail existante. C’était la motivation d’un amendement au Code du travail voté par le Parlement le 12 décembre et signé par le Président le 20. Vite nommée « loi esclavagiste », le résultat en est que les employeurs ont le droit d’exiger 400 heures supplémentaires par an (au lieu de 250) en accordant aux entreprises un délai de paiement maximum de 36 mois (au lieu de 12). Un rêve pour le patronat, bien accueilli par l’industrie automobile, qui représente 30 % de la production industrielle en Hongrie et 15% du PIB, et qui est dominée par les grandes multinationales allemandes. Il existe déjà des usines Mercedes, Audi et Opel, et BMW est en train de s’installer à Debrecen. Elles font partie des chaînes de production qui couvrent aussi d’autres pays d’Europe centrale, notamment en Slovaquie et en République tchèque. L’industrie automobile en Hongrie emploie 120,000 personnes directement, 250,000 en comptant les fournisseurs.

Dès le vote du Parlement un mouvement de contestation est apparu, d’une ampleur et d’une combativité qui constituent un élément nouveau en Hongrie, où Viktor Orban et son parti FIDESZ, au pouvoir depuis 2010 et ayant remporté leur troisième victoire électorale de suite en 2018, semblaient tout-puissants. Mais l’annonce de cette loi a provoqué une levée de boucliers. Un sondage a montré que 85% des salariés s’y opposent. Dimanche 16 décembre il y avait 15,000 manifestants devant le Parlement. Le lendemain a vu une manifestation devant le siège de la télévision publique, MTVA, qui est aux ordres d’Orban.

Le mouvement n’est pas né à l’appel des partis ou syndicats, mais il a vite reçu leur soutien. Politiquement l’éventail allait du Parti socialiste, MSZP, jusqu’à Jobbik, qui cherche en ce moment à évoluer de l’extrême droite vers le centre, un exercice délicat et plein de contradictions, c’est le moins qu’on puisse dire.

La Confédération des syndicats hongrois a adopté une déclaration condamnant sans appel la loi esclavagiste et menace d’appeler à une grève générale. C’est d’autant plus remarquable que les syndicats hongrois, comme leurs homologues dans la région, sont relativement faibles. Ils fonctionnent surtout au niveau des entreprises, où ils ont quand même récemment marqué des points. La dernière grève générale a eu lieu pendant la révolution de 1956.

Un autre élément qui témoigne de l’originalité de ce mouvement est le rôle important joué par les femmes (ce qu’on voit aussi avec le mouvement des gilets jaunes en France et dans la nouvelle gauche nord-américaine). La contestation de la loi au Parlement a été surtout dirigée par de jeunes députées (dans un parlement ou les femmes ne représentent que 10%), qui ont encore été aux premiers rangs des manifestations. Et cela se passe non seulement au sommet, mais aussi à la base, et sans ambages. Ainsi, dans une manifestation à Kecskemet, ville de 100.000 habitants, une lycéenne a pris la parole pour traiter le gouvernement de « bande de voleurs dégueulasses » en conseillant à « toutes les bites moustachues d’aller se faire foutre ».

Justement, une autre caractéristique de ce mouvement est qu’il ne se limite pas à Budapest. Dans la capitale, aux élections de 2018, une liste de centre gauche avait remporté les deux tiers des suffrages. La base d’Orban se trouve plutôt dans les villes de province et les campagnes. Or, il y a eu des manifestations d’entre 1000 et 2000 personnes dans les grandes villes de province et de quelques centaines dans les villes plus petites.

Parti de l’opposition à la loi esclavagiste, le mouvement ne s’y limite pas. Il met en avant cinq revendications. La première exige le retrait de la loi esclavagiste. Ensuite, il y a une revendication de réduction des heures de travail des policiers, l’exigence que la Hongrie adhère au Parquet européen, histoire de pouvoir contrôler l’utilisation des fonds européens, et un appel à la neutralité des media publics.

Last but not least, une revendication qui est aussi importante peut-être que celle sur la loi esclavagiste : La même semaine que l’adoption de celle-ci, le gouvernement a fait passer une réforme judiciaire créant un nouveau tribunal sous le contrôle du ministère de la justice, avec des juges nommés par le ministre. Ce tribunal est sensé traiter d’affaires sensibles. Cela peut concerner des charcutages électoraux, la corruption, des affaires obscures diverses. Le mouvement demande aussi le retrait de cette loi.

On voit bien que le mouvement né en décembre n’est pas sectoriel – des gens qui ne sont pas concernés par la loi esclavagiste manifestent contre celle-ci ; et en ne se limitant pas à cette seule question et en incorporant d’autres revendications, c’est tout le système d’Orban qui est contesté, tout à fait consciemment en ce qui concerne de nombreux participants.

Le mouvement continue, moins fort en janvier qu’en décembre. Le soutien des partis et syndicats est certainement un facteur de défense contre le régime. Mais il faut être conscient que, parmi les partis qui soutiennent le mouvement, ni les sociaux-démocrates ni les libéraux ne contestent le néolibéralisme sur le fond. Pourtant, que le mouvement continue, se ralentit ou reprend son souffle, quelque chose a changé dans la société hongroise. Une démonstration de force a été faite, et la contestation peut aussi se manifester sur d’autres questions. A noter la forte participation d’étudiants, qui ont été très actifs depuis plusieurs années contre la privatisation des universités et pour la gratuité des cours.

Un élément nouveau et prometteur est l’entrée en jeu de la classe ouvrière en tant que telle. Le 21 décembre, 4.000 ouvriers (sur13.000) de l’usine Audi à Györ ont débrayé contre la loi esclavagiste. En janvier, l’usine a fait grève sur des revendications salariales. Celles-ci partaient du fait que l’usine de Györ était le parent pauvre du groupe Volkswagen dans la région, où les ouvriers en Pologne, République tchèque et Slovaquie gagnent respectivement 39, 25 et 28 pour cent de plus.

La grève, qui a reçu une solidarité importante dans d’autres secteurs, s’est soldée par une victoire nette – 18% d’augmentation. Cela rappelle la grande grève de juin 2017 des ouvriers de Volkswagen en Slovaquie, qui a obtenu 14% d’augmentation. La victoire des ouvriers d’Audi peut encourager d’autres secteurs de faire grève. D’autant plus que ce n’est pas un cas isolé. A l’usine Mercedes on a obtenu une augmentation de 35%.

La victoire ne s’explique pas seulement par la combativité des ouvriers. Elle a démontré le point faible des chaînes de production des multinationales de l’automobile. Pendant 20 ans elles ont profité de l’accès à une force de travail bien formée et bon marché pour construire un réseau d’usines. Mais la force des firmes automobiles se révèle être aussi leur faiblesse. Il suffit que la machine se grippe à un endroit pour avoir des effets en série. Sans les moteurs qui sont fabriquées à Györ, la maison mère à Ingolstadt en Bavière a dû arrêter la production pendant deux jours, l’activité s’est ralentie à Bratislava et deux équipementiers partenaires en Hongrie étaient paralysés.

Quelles que soient les perspectives immédiates, ce qui se passe depuis décembre est très important pour la Hongrie. Mais ce n’est pas un cas isolé. A bien regarder, dans une région qui a dû encaisser le choc de l’imposition d’un capitalisme sauvage depuis 30 ans, cela bouge un peu partout. Il y a beaucoup de raisons pour penser que cela va continuer.

Murray Smith

International

08-02-2019 Par

F T Y

Hongrie – Orban adopte l’histoire qui lui convient

En janvier 2019, le gouvernement hongrois a commémoré officiellement la déroute de la Deuxième armée hongroise qui se battait aux côtés de la Wehrmacht en 1943 face à l’Armée rouge en la nommant la « journée noire de l’Armée hongroise ». Quel narratif est en oeuvre pour qu'en Europe un gouvernement peut mettre à l'honeur des combattants fascistes? Orban assume le régime du dictateur Miklos Horthy (1920-1944), présenté comme un « Age d’or ». C’est un mensonge historique. Ce régime est né dans le sang, celui des partisans de la République des conseils, écrasée en août 1919. S’ensuivirent deux ans d’une terreur blanche, une chasse aux communistes, socialistes et Juifs.

Le 16 juin 1989, dans les derniers mois du régime communiste, Budapest a été la scène d’une grande manifestation. Il s’agissait du ré-enterrement d’Imre Nagy, premier ministre pendant la révolution de 1956. Nagy, communiste, avait fait le choix de se mettre du côté de l’insurrection populaire qui avait éclaté le 23 octobre et qui exigeait le départ des troupes soviétiques et la démocratie, créant des conseils dans les villes et les usines. Après la sanglante suppression de la révolution par des chars soviétiques, Nagy et deux de ses camarades furent pendus, le 16 juin 1958.

Parmi les orateurs à la cérémonie du ré-enterrement, le jeune Viktor Orban, figure de l’opposition démocratique,  faisait l’eulogie de Nagy.

Le 18 décembre 2018, sous les ordres du même Orban, la statue de Nagy qui avait été érigée dans un square face au Parlement a été enlevée – dans la nuit, pour éviter des protestations. Elle doit être remplacée par une reproduction d’une statue anticommuniste de 1934.

Après 1989, Orban avait commencé assez vite à prendre ses distances avec Nagy. Ni le communisme ni la démocratie socialiste n’étaient compatibles avec le régime de capitalisme néolibéral qui s’instaurait alors en Hongrie.

Dés lors, Orban s’embarquait sur le chemin qui le mènerait à se réclamer de la « démocratie illibérale ». En route, il trouvera une filiation historique qui lui convenait mieux ; celle du régime du dictateur Miklos Horthy (1920-1944), présenté comme un « Age d’or ». C’est un mensonge historique. Ce régime est né dans le sang, celui des partisans de la République des conseils, écrasée en août 1919. S’ensuivirent deux ans d’une terreur blanche, une chasse aux communistes, socialistes et Juifs. Après, le fonctionnement « normal » de la dictature se reposait sur l’interdiction des organisations communiste, socialiste et syndicaliste. Leurs militants furent emprisonnés et torturés. Le régime sera toujours marqué par un antisémitisme, qui préparait le terrain pour l’extermination de plus de 500,000 Juifs pendant la guerre. Il était aussi revanchard, cherchant à récupérer les territoires perdus après 1918 et qui se trouvaient alors en Yougoslavie, Tchécoslovaquie et Roumanie. Il réussira, brièvement, grâce à son alliance avec l’Allemagne nazie.

En 2013, une statue de Horthy a été érigée à Budapest. En octobre 2016, dans la ville de Pomaz, a été inauguré un monument avec une carte de la « Grande Hongrie » d’avant 1918. Et en janvier 2019, le gouvernement hongrois, dans une commémoration officielle de la déroute en 1943, face à l’Armée rouge, de la Deuxième armée hongroise qui se battait aux côtés de la Wehrmacht, l’a décrite comme la « journée noire de l’Armée hongroise ».

Orban assume donc le régime de Horthy, y compris l’alliance avec l’Allemagne nazie (la Hongrie a adhéré en 1939 au Pacte anticommintern, l’Axis). Mais il nie toute responsabilité pour l’Holocauste. Dans un nouveau préambule à la Loi fondamentale de Hongrie en 2011, on situe le point de rupture dans l’histoire de la Hongrie avec l’occupation du pays par l’Allemagne en mars 1944, après que Horthy avait essayé de négocier une paix séparée avec les Alliés. Or, si la déportation des Juifs s’est accélérée après cette date, elle avait commencé bien avant.

Le gouvernement hongrois reste pourtant indulgent envers le nazisme. Le 9 février, comme chaque année depuis 1997, une marche aura lieu à Budapest, organisée par l’extrême droite hongroise, pour commémorer la capitulation de l’Armée allemande en 1945, appelée « la Journée de l’honneur ». A cette occasion, des mouvements néonazis de plusieurs pays européens convergeront vers Budapest, certains portant des uniformes SS et des drapeaux avec la croix gammée. Le gouvernement hongrois les autorise, car il s’agirait d’une « commémoration historique ». Et comme chaque année, les antifascistes hongrois organiseront une contre-manifestation, au nom d’autres valeurs et d’une autre histoire.

Murray Smith

Politique

18-07-2018 Par

F T Y

Europe: le centre ne tient pas

En 1919, le grand poète irlandais W.B. Yeats a écrit un poème devenu célèbre, “The Second Coming”. Il l’a écrit en réaction aux conflits, au chaos et aux désordres qui caractérisaient le monde à l’issue de la Première Guerre mondiale, dont l’expression dans son propre pays était la lutte pour l’indépendance, face à la puissance et la férocité de l’empire britannique.

En 1919, le grand poète irlandais W.B. Yeats a écrit un poème devenu célèbre, “The Second Coming”. Il l’a écrit en réaction aux conflits, au chaos et aux désordres qui caractérisaient le monde à l’issue de la Première Guerre mondiale, dont l’expression dans son propre pays était la lutte pour l’indépendance, face à la puissance et la férocité de l’empire britannique.

Une enquête récente a montré que des lignes de ce poème ont été citées davantage dans les sept premiers mois de 2016 que dans les trente années précédentes. La ligne la plus connue (même des gens qui n’ont jamais lu le poème) est “Tout s’écroule, le centre ne peut tenir”. On comprend facilement pourquoi elle est tellement citée aujourd’hui. Car un peu partout les centres, les garants de la stabilité, du statu quo, s’ébranlent et s’écroulent.

L’extrême centre

En 2015 Tariq Ali a publié un livre « The Extreme Centre », dont le titre même lançait un défi au sens commun de l’ordre néolibéral. Ce sens commun présente une vision où il y a un centre du monde politique qui est sérieux, responsable, digne de confiance, surtout pour gérer l’économie : et puis il y a les extrêmes de droite et de gauche (qu’on fait tout pour assimiler) qui sont populistes, démagogues, extrémistes, et ainsi de suite.

En fait, c’est aussi et même surtout le centre qui est extrême. Depuis plus de trente ans nous assistons à une offensive du capital financiarisé. Parmi ses objectifs, le rétrécissement de l’Etat social, le remplacement des retraites par répartition par des retraites par capitalisation, les privatisations d’entreprises et biens publics, déréglementation des législations du travail, marchandisation de tout. Nous résumons tout cela par le terme de néolibéralisme. Et c’est le centre qui applique cette politique. Pour citer Ali, « Les politiciens apprivoisés et dociles qui font fonctionner le système en se reproduisant sont ce que j’appelle ‘l’extrême centre’ de la vie politique mainstream en Europe et en Amérique du Nord ».

Ce centre est composé dans chaque pays de partis de centre-droite et centre-gauche. Et depuis plus de trente ans nous avons assisté à l’alternance de ces partis au pouvoir, avec des différences secondaires, mais tous respectant le cadre de l’Europe néolibérale.

Ce sont quelques grands pays d’Europe occidentale qui jouent un rôle dominant dans l’Union européenne. : l’Allemagne, la France, le Royaume-Uni, Espagne, l‘ltalie. On garde le Royaume-Uni malgré le Brexit, parce que dehors ou dans l’UE il reste une des principales puissances capitalistes – et impérialistes – en Europe. Et si aucun pays de l’UE ne peut être autorisé à dévier de la norme, ce sont surtout ces pays dont la stabilité est essentielle pour celle de l’Europe.

Résumons:
Au Royaume-Uni : Conservateurs et Travaillistes, avec l’appui des Libéraux-démocrates le cas échéant.
En Allemagne le CDU et le SPD, avec comme soutiens possibles le FDP et les Verts.
En France le Parti socialiste et la droite post-gaulliste sous une série de sigles (RPR, UMP, LR) avec l’appui de diverses forces centristes si besoin est.
En Italie, depuis les années 1990, le Parti démocratique (et ses prédécesseurs) et Forza Italia.
En Espagne, le Parti populaire (PP) et les sociaux-démocrates du PSOE.

Un paysage instable

Aujourd’hui, aucun de ces pays ne donne une image de stabilité. Dans deux d’entre eux (Espagne, Royaume-Uni) c’est l’unité territoriale même qui est menacée.
Au Royaume-Uni Theresa May est confrontée au plus grand défi depuis 1945 à la tête d’un gouvernement minoritaire, dépendant d’un parti nord-irlandais avec une idéologie d’un autre âge. Ces derniers jours, la crise endémique de ce gouvernement a connu une nouvelle poussée de fièvre. Il n’est pas sûr que de nouvelles élections produiraient une majorité. Mais si c’était le cas le vainqueur pourrait être le Parti travailliste de Jeremy Corbyn, ce qui conduirait à une confrontation avec les forces du capital britannique et éventuellement, dépendant de l’issue des négociations sur le Brexit, un conflit avec l’Union européenne. Car au Royaume-Uni la menace pour une alternance tranquille ne vient pas de l’affaiblissement du centre-gauche, mais de la prise de la direction du Parti travailliste par une gauche qui rejoint sur certains points la gauche radicale en Europe.

Autre facteur de déstabilisation, la question de l’indépendance de l’Ecosse, qui devait être réglée (négativement) par le statut d’autonomie de 1999 ou encore par le referendum de 2014, est toujours là et peut redevenir un enjeu immédiat.

En Allemagne, le gouvernement Merkel 4 est plus faible que les trois précédents. Merkel a moins d’autorité, elle est sujette aux pressions de l’aile droite de son parti et de la CSU. L’ombre de l’AfD (extrême droite) plane sur la vie politique, et son partenaire de coalition, le SPD, risque d’être dépassé dans les sondages par lui. Depuis 2015 et sa politique d’accueillir les réfugiés, Merkel recule constamment. Le fait que Seehofer (Ministre de l’Intérieur, CSU), a osé l’affronter directement sur la question du renvoi des réfugiés vers leur pays d’arrivée en Europe reflète à la fois le climat dans le pays et la faiblesse de Merkel, même si elle a réussi à s’en sortir provisoirement.

En Italie les élections du 4 mars ont vu une nette défaite de l’extrême centre. Le PD et Forza Italia étaient incapables de constituer ensemble une majorité. Le résultat, après trois mois de tractations, a été le gouvernement de coalition entre la Lega (extrême droite) et le Mouvement des Cinq Etoiles (M5S), un phénomène original qui mériterait une analyse plus approfondie, avant d’être rangé dans la boîte marquée « populistes » (1). Le programme de ce gouvernement comprend des mesures réactionnaires – migration, flat tax – et d’autres potentiellement progressistes – revenu minimum, droits des salariés. Son avenir dépendra de l’évolution de ses contradictions internes et de la pression des marchés, des cercles de pouvoir italien et de l’UE. Mais en ce qui concerne ses rapports avec l’Union européenne, il est clair que le problème principal avec Salvini, ce ne sont pas ses positions sur les migrants. Là-dessus, ils peuvent vivre avec lui (voir ci-dessous). Le problème principal est celui de l’euro. Malgré des déclarations rassurantes, sans doute plus tactiques que sincères, ce gouvernement est parti pour ne pas respecter les règles et peut s’avérer capable d’introduire une monnaie parallèle. Et ce n’est pas impossible qu’il refuse de ratifier la CETA.

Le jour de l’inauguration du nouveau gouvernement en Italie, en Espagne une motion de censure contre le gouvernement de Mariano Rajoy, déposée par Pedro Sanchez, dirigeant du PSOE, a été adoptée au Parlement avec les voix du PSOE, Podemos, et des partis nationaux basques et catalans. Cela faisait suite à l’aboutissement de l’affaire Gürtel, une énorme affaire de corruption centrée sur le PP qui avait traîné pendant des années pour se conclure le 24 mai par la condamnation de plusieurs responsables du PP à de longues peines de prison. Seuls les députés du PP et de Ciudadanos ont voté contre la motion.

Sanchez a été nommé premier ministre et a formé un gouvernement d’experts – avec une nette majorité de femmes. Ces experts étaient censés être indépendants des partis, ce qui était sans doute le cas pour certains d’entre eux, mais parfaitement dans le moule néolibéral. Il semble que Sanchez prendra dans l’immédiat quelques mesures d’ordre sociétal, démocratique, un peu social et plus pro-UE dans le style de Macron. Et à terme, peut-être, quelques modifications de la Constitution de 1978. Certaines de ses mesures peuvent être plus que bienvenues. On pense à la décision historique d’exhumer Franco de son mausolée et à ses suites possibles. Mais il ne changera pas fondamentalement de politique sociale et économique. Et même s’il est prêt au dialogue avec les dirigeants catalans, son ouverture s’arrêtera devant la reconnaissance du droit à l’autodétermination. Son avenir dépendra de l’impact de ses premières déclarations et mesures et de l’attitude de Podemos. Mais aussi du timing des prochaines élections.

L’exception française?

La France semble être l’exception et elle l’est d’une certaine façon. Mais il s’agit d’une exception qui confirme la règle. Macron dispose d’une majorité pharaonique à l’Assemblée nationale (mais pas au Sénat) et il avance sur tous les fronts : SNCF, éducation supérieure, fonctionnaires, retraites, chômeurs, en marquant des points. Pour arriver au pouvoir il a su profiter de l’effondrement du PS, auquel il a par la suite contribué, ainsi que des déboires du candidat de droite, Fillon. Le résultat était un éclatement du PS et un affaiblissement de la droite. Mais le parti champignon qu’iI a créé pour la campagne présidentielle (La République en Marche, LREM) manque de racines et il se dégage une frange de son groupe parlementaire qui le conteste, entre autres sur la loi asile et l’affaire de l’Aquarius. En plus des résistances sociales et politiques auxquelles il est actuellement confronté, il devra affronter trois campagnes électorales avant les présidentielles de 2022 : européenne en 2019, municipales en 2020 et régionales en 2021. Et si sa victoire en 2017 a été chaleureusement accueillie par le monde de la finance, les industriels, les média, les dirigeants et institutions européens, il est aujourd’hui perçu par des franges importantes de la population comme le « président des riches » et les sondages lui sont de moins en moins favorables.

Si on regarde les cinq pays, un retour au statu quo ante, vertébré par une force de centre-gauche et une autre de centre-droite, semble nulle part garanti. Comme la politique a horreur du vide, on peut imaginer d’autres solutions. D’un côté il est possible que le modelé autrichien – alliance de la droite et de l’extrême-droite – soit exportable. Le résultat serait des gouvernements réactionnaires qui s’attaqueront aux acquis sociaux – comme on le voit en Autriche aujourd’hui – et seront nettement plus indépendants à l’égard des structures et instances supranationales de l’UE. Evidemment cela dépend de convergences qui ne seront pas toujours faciles. Mais le cordon sanitaire entre les partis traditionnels et l’extrême droite est déjà bien troué dans une série de pays. De l’autre côté on peut assister à l’apparition de nouvelles forces comme LREM en France et Ciudadanos en Espagne, qui se présentent comme des partis modernes, centristes mais sont en effet plutôt de nouveaux partis de droite qui se démarquent des courants nationalistes de droite par des positions progressistes sur des questions de société et un discours pro-UE.

Au niveau européen

Mais dans l’Union européenne il n’y a pas, bien sûr, que les gouvernements nationaux. Il y a aussi le niveau des institutions de l’UE – la Commission, le Parlement, la Cour de justice, la BCE, le SME…. Normalement le Conseil européen, qui regroupe les chefs d’Etat et de gouvernement, donne le ton, ce qui est quand même assez normal dans une Union basée sur des traitées entre Etats. Mais l’autorité du Conseil ne peut pas être plus grande que celle des gouvernements qui le compose. Et c’est la où réside le problème. L’élément le plus grave est clairement l’affaiblissement de Merkel, vu le rôle hégémonique de l’Allemagne et la façon dont elle a exercé cette hégémonie depuis treize ans. On peut donc s’attendre, on le voit déjà, à une marge de manœuvre et une activité renforcée de la Commission, ce qui n’arrangerait rien.

Dans une tribune du Financial Times polémiquant avec les propositions de Macron visant à centraliser davantage la zone euro, l’intellectuel allemand Hans Werner Sinn propose que l’Union européenne « concentre ses efforts sur la sécurité, le contrôle des frontières, la défense et d’autres types de biens publics ». Or, ces « biens publics » sont précisément ce sur quoi il existe un large accord au sein de l’UE. Sur la question des migrations et des migrants qui a dominé le dernier Conseil européen du 28-29 juin, ce qui faisait consensus était le besoin d’empêcher les migrants de venir en Europe : brutalement comme Salvini, unilatéralement comme le voulait Seehofer, diplomatiquement et de manière légale » comme Merkel, par des accords avec des pays d’arrivée (Italie, Grèce, Espagne) et des pays de départ, a l’image de ceux, scandaleux, qui existent déjà avec la Libye et la Turquie. Mais il y a accord pour renforcer les frontières extérieures de l’Union et en dernier ressort, celles de l’intérieur. Il y a aussi accord qu’il faut trouver des endroits – camps, centres d’accueil, centres fermés, peu importe le nom – pour les garder pendant qu’on fera le tri entre « bons » refugiés et « mauvais » migrants économiques. Mais on ne se bouscule pas pour installer ces camps dans son pays, on préfère que cela soit ailleurs, en Afrique dont les Etats ne se bousculent pas non plus pour se porter volontaires. Mais les dirigeants européens vont sans doute trouver des solutions. Et puis il y a l’opposition, non résolue, entre les pays où débarquent les migrants et ceux où ils veulent aller, mais qui ne les veulent pas. Pour l’instant le système de Dublin, qui ne marche évidemment pas, subsiste. Pendant ce temps, l’hécatombe dans la Méditerranée continue, alors que les bateaux des ONG sont bloqués dans les ports de l’Union européenne, sans doute suite à un accord non-rendu public du Conseil européen.

Tout cela donne une impression de désordre sur fond de faillite politique et morale. Et pendant ce temps on ne discute pas d’autre chose, ce qui ne dérange pas d’ailleurs tout le monde. Pas du Brexit – mais on peut toujours dire que c’est la faute des Britanniques, ce qui n’est que partiellement vrai. Pas non plus des propositions de ce pauvre Macron dont les idées pour renforcer et centraliser la zone euro rencontrent un écho assez limité.

Macron na pas complètement tort. Mais il n’a surtout pas raison. Il n’a pas tort quand il pense que la monnaie unique nécessite une union fiscale et politique. Mais il n’a pas raison, parce que cette union n’est pas possible politiquement, n’étant voulu ni par beaucoup de gouvernements ni surtout par une grande partie des peuples. C’est notamment le cas dans son propre pays. La monnaie unique reste donc non seulement inéquitable (2) mais instable.

Les changements dans le paysage politique présentent la gauche radicale avec un grand défi. L’affaiblissement de la social-démocratie, allant dans certains cas jusqu’à l’effondrement ou l’éclatement, est une donnée de la nouvelle situation. Il peut y avoir quelques rebondissements, comme au Portugal, mais l’exemple du Corbynisme britannique risque d’être la seule vraie exception.

L’autre facette est que c’est la droite et l’extrême droite qui profitent davantage de cette situation. Plus exactement, l’extrême droite se montre capable d’attirer d’anciens électeurs de gauche et aussi ceux de la droite traditionnelle, laquelle se droitise davantage pour continuer à exister.

Les meilleurs et les pires

Pour revenir au poème de Yeats, citons ces lignes : « Les meilleurs manquent de toute conviction, alors que les pires sont remplis d’une intensité passionnée ». Si on remplace « les meilleurs » par « la gauche radicale » et « les pires par « l’extrême droite », ces lignes sont d’une actualité inconfortable. L’intensité passionnée de l’extrême droite ne fait malheureusement pas de doute (regarder Salvini…). Elle a un discours où se mêlent des thèmes nationalistes, racistes et d’autres sociaux : démagogiques, certes, mais pas moins efficaces pour cela. Car parfois ce qu’elle dit sur l’austérité ou l’Europe n’est pas faux. Cela la rend encore plus dangereuse.

Il serait exagéré de dire que la gauche radicale manque de conviction. Mais elle est souvent marquée par une certaine illisibilité, ne sachant pas se faire écouter ni convaincre ceux et celles qui souffrent dans cette Europe néolibérale et austère. Question de langage, parfois, mais plus que ça. Des discours qui parlent d’une Europe sociale, démocratique, écologique, féministe, même appuyés sur des revendications justes. Mais sans tracer de voie pour y arriver.

On reviendra plus tard sur le paysage avant la bataille des élections européennes de 2019. Mais il s’agira cette fois-ci d’une vraie bataille, où la droite et l’extrême droite sont déjà données gagnantes. Si la gauche radicale est perçue comme l’aile gauche de l’Europe actuelle elle ne pourra pas apporter les réponses nécessaires. Le défi pour elle est de se démarquer et de combattre à la fois le centre néolibéral et les forces nationalistes de droite et d’extrême droite. Avec des campagnes nationales et à l’échelle européenne qui marquent une rupture avec l’Union européenne actuelle, avec des propositions concrètes qui tracent la voie vers une Europe différente.

Notes
1) On peut commencer avec cette interview d’un dirigeant du M5S : http://lvsl.fr/bataille-pas-entre-droite-et-gauche-mais-entre-citoyens-et-puissants-entretien-avec-alessandro-di-battista-numero-2-du-m5s
2) Pour un jugement sans appel, voir cette interview de Francisco Louça du Bloc de gauche : http://www.vientosur.info/spip.php?article13969

Vers la révolution d’octobre

Les effets négatifs de la défaite dans les Journées de juillet furent de courte durée. Certes, dans les jours qui suivaient, quelques secteurs ont tenu les bolcheviks comme responsables de l’échec d’un soulèvement prématuré. Mais les leçons tirées, surtout par les ouvriers les plus politiquement conscients, ont été plus profondes et plus durables.

Les effets négatifs de la défaite dans les Journées de juillet furent de courte durée. Certes, dans les jours qui suivaient, quelques secteurs ont tenu les bolcheviks comme responsables de l’échec d’un soulèvement prématuré. Mais les leçons tirées, surtout  par les ouvriers les plus politiquement conscients, ont été plus profondes et plus durables.

D’abord, l’idée qu’il suffirait de mettre suffisamment de pression sur les dirigeants mencheviks et SR pour qu’ils rompent avec le Gouvernement provisoire et assument le pouvoir s’est révélée inopérante. Les dirigeants du Soviet avaient refusé le pouvoir qu’on leur offrait, ils avaient refusé de rompre avec la bourgeoisie. Pire encore, ils ont partagé la responsabilité pour l’appel à des troupes loyales au gouvernement et pour la répression qui s’en est suivie. Il subsistait une aspiration à l’unité de la « démocratie révolutionnaire » (1) qui se manifestera fortement encore à certains moments. Mais pour la masse des ouvriers qui voulait tout le pouvoir aux soviets, il devenait de plus en plus clair que le seul parti qui allait se battre pour cela était le Parti bolchevik, dont les forces et l’influence recommençaient à croître dès le mois d’août.

Le coup de Kornilov

Un moment clef dans le déroulement du processus révolutionnaire et la montée de l’influence bolchevique était le coup manqué de Kornilov. Lavr Kornilov était un officier tsariste qui, comme beaucoup d’autres, s’était mis au service du Gouvernement provisoire après la révolution de février, sans changer d’idées. Il a été nommé commandant en chef des armées russes en juillet. Farouche partisan du rétablissement de l’ordre, il avait déjà voulu utiliser la force contre les manifestations d’ouvriers et de soldats en avril. Au mois d’août, les idées de Kornilov convenaient parfaitement  aux attentes des cercles bourgeois, le Parti Kadet, les patrons et la caste d’officiers, qui voulaient tous un pouvoir fort.

Du 12 au 14 août il s’est déroulé à Moscou une Conférence d’Etat, qui n’avait aucune fonction législative. Appelée à l’initiative de Kerensky, son objectif était de mobiliser les soutiens pour l’action de son gouvernement. La Conférence rassemblait la fine fleur de la haute société russe : les industriels, les banquiers, la caste militaire, le personnel politique bourgeois ; et, dans un rôle subordonné, les représentants des Comités exécutifs des congrès panrusses des ouvriers et soldats et des paysans, ainsi que les syndicats. Les bolcheviks avaient décidé de boycotter l’évènement. Mais ceux de Moscou ont appelé à la grève pour bien accueillir les 2.500 participants. L’appel était tellement réussi que même les serveurs à la Conférence ont cessé le travail : les dignitaires ont dû se servir eux-mêmes.

Kornilov était reçu comme un héros, celui qui allait établir une dictature et sauver la Russie de la pagaille révolutionnaire. Il était clair que la grande majorité de cette assemblée était prête à soutenir un coup d’état mené par lui. Il était donc sûr d’avoir le soutien des militaires, des milieux d’affaires et des partis de droite. De ce point de vue-là, le rapport de forces lui était très favorable et Kerensky commençait à craindre pour sa propre position. Il est probable que dans la tête de Kornilov, dans sa vision du monde, le soutien des ailes militaire et civile des classes dirigeantes suffisait pour garantir le succès de son entreprise. Il semble ne s’être jamais posé la question de l’attitude et des réactions possibles des ouvriers, des soldats et des marins. Cette erreur se révèlera fatale.

Le 27 août Kornilov a ordonné à ses troupes d’avancer sur Petrograd. Auparavant il y avait eu des rapports plus qu’ambigus entre lui et Kerensky. Kornilov a pu penser à un moment,  que Kerensky lui laissera faire son coup. Ce dernier n‘avait aucun problème avec un gouvernement autoritaire, simplement il préférait qu’il soit à ses ordres et pas à ceux de Kornilov. Il s’est donc retourné au dernier moment. Il a ainsi perdu sur tous les tableaux. Les ouvriers lui reprochaient sa collaboration avec Kornilov, la bourgeoisie sa rupture de dernière minute avec le général.

Le Soviet mobilise contre Kornilov

En recevant les premières informations sur le progrès de Kornilov, le Soviet et les partis qui le composaient commençaient à discuter de leur riposte. Après quelques hésitations, les partis majoritaires continuaient à soutenir Kerensky. Les bolcheviks, tout en déclarant que « le gouvernement provisoire a créé les conditions pour la contre-révolution », laissaient faire. En partie, parce que l’essentiel était de réaliser la plus grande unité des forces démocratiques pour battre Kornilov. Dans ce but le Soviet a créé un Comité de lutte contre la contre-révolution. Mais aussi parce que les bolcheviks étaient eux-mêmes divisés, comme depuis le début de la révolution. A chaque étape jusqu’à et, comme on verra, au-delà de la prise du pouvoir en octobre, une aile droite dont le représentant le plus actif était Kamenev cherchait à chaque tournant des compromis avec les défensistes (2).

A ce moment, l’essentiel était pourtant ailleurs. La contre-révolution ne sera pas battue par des résolutions du Soviet, ni par Kerensky, mais par la mobilisation des ouvriers et soldats. Et dans cette mobilisation les bolcheviks ont joué un rôle de premier plan. La résistance se déroulait sur plusieurs plans. Militaire, avec le dispositif défensif mis en place autour de Petrograd par les gardes rouges des usines et les soldats de la garnison. Syndicale, avec notamment le rôle central des cheminots, qui empêchaient les trains transportant les troupes de Kornilov d’avancer, y compris en arrachant les rails. Et last but not least, par une agitation politique visant à démobiliser les troupes de Kornilov.

Alors que les soldats étaient bloqués dans leurs trains qui ne bougeaient pas, les agitateurs bolcheviques descendaient pour s’adresser à eux. La démarche était fructueuse. En premier lieu les troupes n‘étaient pas enthousiastes pour la relance des offensives militaires, ce qui aurait été un résultat d’une victoire de Kornilov. Ensuite Kornilov ne leur avait pas expliqué que son but était de dissoudre le Soviet, de renverser le gouvernement Kerensky et d’instaurer une dictature militaire. Une composante clef des forces de Kornilov était constituée par l’élite Division sauvage, composée de combattants musulmans, tchétchènes et autres, venant du Caucase du Nord. Ces troupes ont été entourées d’ouvriers venus de Petrograd, mais aussi par une centaine de marins de la flotte de la Baltique, qui avaient précédemment été attachés à la division comme mitrailleurs. Parallèlement, la division a reçu la visite d’une délégation de l’Union des soviets musulmans. Parmi les délégués, le petit-fils du légendaire Shamil, qui avait dirigé la résistance tchétchène contre les Russes au 19e siècle, avec le soutien enthousiaste d’un certain Karl Marx. La Division sauvage a fini par hisser un drapeau rouge sur lequel était inscrit « Terre et liberté ». Quand le représentant de l’état-major a protesté, il était mis aux arrêts.

Du fait de l’efficacité de cette agitation politique, qui avait permis de désarticuler les forces de Kornilov,  il n’y avait en fait quasiment pas de combats. Le coup contre-révolutionnaire s’est effondré.

Les bolcheviks deviennent majoritaires dans les soviets

La défaite de Kornilov et le rôle joué par les bolcheviks renforçaient davantage la position de ces derniers. Au cours du mois de septembre, ils ont gagné la majorité dans les soviets de Petrograd et Moscou et dans de nombreuses autres villes. Les mencheviks et les SR ont dû constater le départ d’un nombre considérable de leurs militants, qui ont rejoint les bolcheviks. Parallèlement une opposition se développait dans le Parti socialiste-révolutionnaire, et son aile gauche, qui deviendra bientôt un parti séparé, convergeait avec les bolcheviks sur de nombreux points. Pourtant sur la route vers l’insurrection du 25 octobre il y avait encore des obstacles à surmonter. Les plus importants venaient de l’intérieur du Parti bolchevique lui-même. Mais avant d’en arriver là, regardons la situation et les préoccupations de la classe ouvrière de Petrograd.

Dans un processus révolutionnaire qui se déroule sur huit mois, il y a des phases qui se suivent et ne se ressemblent pas. La révolution de février était le produit de manifestations et grèves ouvrières spontanées et du passage des soldats du côté du peuple. Elle n’était dirigée par aucun parti, même si les militants des partis y ont joué un rôle très actif. Pendant une période de deux mois, la masse des ouvriers et soldats acceptait la situation de double pouvoir entre le Soviet et le Gouvernement provisoire. Tout le monde baignait dans la joie d’avoir renversé le tsarisme.

En juin-juillet le climat était tout autre. Une grande partie des ouvriers et des soldats de Petrograd n’avait déjà plus aucune confiance dans le Gouvernement provisoire et faisait leur le mot d’ordre des bolcheviks « Tout le pouvoir aux soviets ». Cette poussée, qui avait commencé parmi les soldats, débordait tous les partis, y compris et surtout les bolcheviks. La direction du parti essayait de freiner le mouvement, mais beaucoup de ses militants de base et ses structures intermédiaires y participaient.

La Révolution d’octobre

La révolution d’octobre était tout à fait autre chose. On peut dire les choses ainsi : en février, les bolcheviks ont dû courir pour attraper les masses. En juillet, ils ont dû les freiner pour éviter une grave défaite. Dans les deux cas, le parti n’était pas à l’initiative. En octobre il l’était.

Cela ne veut pas dire que l’insurrection d’octobre était l’œuvre des seuls bolcheviks. Parmi les milliers de participants à l’insurrection il y avait les gardes rouges des usines, des marins de la flotte de la Baltique, surtout ceux de Kronstadt, des soldats de la garnison de Petrograd, parmi eux les SR de gauche et une partie des anarchistes. Mais l’insurrection fut dirigée par le Parti bolchevique. En dernier ressort par son Comité central, au niveau opérationnel par le Comité militaire révolutionnaire du Soviet de Petrograd. Le président du CMR était un SR de gauche, mais la plupart de ses membres étaient bolcheviks et son vrai chef était Trotsky.

A la différence de celle de février, la révolution d’octobre n’était pas l’aboutissement d’un déferlement irrésistible des masses. Elle était la réponse nécessaire à une situation catastrophique. Le titre de la brochure écrite par Lénine en Septembre 1917 est éloquent : « La Catastrophe imminente et les moyens de la conjurer ». Le premier sous-titre de cette brochure était «La Famine menace». Il n’y avait là aucune exagération. A Petrograd, en automne 1917, la famine menaçait vraiment. Et pas seulement la famine, mais un chômage de masse. Le transport ferroviaire était complètement désorganisé et les usines avaient du mal à tourner.

Les patrons en rajoutaient en sabotant la production afin de pouvoir fermer les usines, licencier en masse, déménager leur production dans l’Oural, se débarrasser de la classe ouvrière révolutionnaire de Petrograd. Les ouvriers, avec leurs comités d’usine, se battaient tous les jours pour garder leurs emplois, empêcher la fermeture des usines, nourrir leurs familles. La classe ouvrière de Petrograd était pour le pouvoir des soviets, elle soutenait les bolcheviks. Mais elle était sur la défensive. Dans cette situation, les bolcheviks furent ni débordés ni poussés en avant par la masse. C’était à eux de prendre l’initiative. Et c’est cette question qui dominait les débats dans le parti et surtout dans sa direction. Fallait-il, oui ou non, que le parti prenne l’initiative pour renverser le Gouvernement provisoire et instaurer le pouvoir des soviets ?

Deux courants dans le Parti bolchevique

Revenons un peu en arrière. Suite aux Journées de juillet les bolcheviks ont tenu leur congrès. Lénine, passé dans la clandestinité, était physiquement absent mais politiquement présent. D’autres dirigeants comme Trotsky et Kamenev étaient en prison. Le congrès témoignait, d’une manière plutôt voilée, de l’existence de deux courants dans le parti. Lénine considérait que le mot d’ordre « Tout le pouvoir aux soviets » était dépassé, relevant d’une période où un passage pacifique au pouvoir des soviets était possible, alors que maintenant il faudrait prendre le pouvoir par la force. Suite au congrès, le mot d’ordre «Tout le pouvoir aux soviets » disparaissait de la presse bolchevique pendant tout le mois d’aout, pour revenir après le coup de Kornilov. Il est clair que Lénine se trompait : sans soutenir forcément les dirigeants actuels des soviets, la classe ouvrière gardait confiance dans ces structures d’auto-organisation. D’ailleurs, une grande partie des cadres du parti le comprenait. Mais le vrai débat était centré sur la nécessité de prendre le pouvoir.

Suite à l’épisode Kornilov et la résistance commune avec les mencheviks et les SR,  Lénine a brièvement envisagé un retour à la perspective d’un transfert pacifique du pouvoir aux soviets, déboussolant certains de ses camarades les plus proches. Mais le ralliement de ces partis à un nouveau gouvernement Kerensky, un « directoire » responsable devant personne, donc une dictature en herbe, a mis fin à cette idée.

Dès lors, Lénine a mené un combat inlassable dans le parti en faveur d’une insurrection. Devant le refus du CC de publier ses articles, il est revenu à Petrograd sans son autorisation. A partir du début octobre, il a commencé à s’adresser aux instances intermédiaires du parti, tels le Comité de Pétersbourg, le Bureau régional de Moscou et les directions des organisations bolcheviques parmi les marins et les soldats. Il a fini par avoir gain de cause, à travers deux réunions du CC, les 10  et 16 octobre.

Pourquoi a-t-il pu gagner ? Pas simplement parce qu’il jouissait d’une grande autorité dans le parti, bien que cela soit vrai, ni parce qu’il était têtu. Il était profondément convaincu de deux choses. D’abord que la situation matérielle des ouvriers, qui se dégradait, rendait urgente une prise de pouvoir. Ensuite, que si la situation actuelle continuait, il y aurait des mouvements de résistance spontanés et éclatés, permettant à un gouvernement même aussi faible que celui de Kerensky de les réprimer les unes après les autres et imposer une vraie dictature contre-révolutionnaire. Le point de vue de Lénine trouvait un écho plus important dans les instances intermédiaires du parti et à sa base que dans son comité central. C’est pourquoi à chaque fois qu’il rencontrait une forte opposition au sommet il était prêt à s’appuyer sur les cadres et militants de son parti et l’opinion des ouvriers, soldats et marins les plus combatifs.

Lénine insistait, presque seul, qu’il fallait prendre le pouvoir avant l’ouverture du deuxième congrès des soviets, qui était fixé pour le 25 octobre. Il avait raison: on n’organise pas une insurrection après un débat dans une assemblée de plusieurs centaines de personnes, dont une partie soutenait le gouvernement. En continuant à insister sur le rôle du parti, Lénine n’avait pas tort. Mais il n’a pas compris que l’insurrection n’aurait suffisamment de légitimité si elle était faite au nom d’un parti, même le Parti bolchevique.  Ceux qui étaient sur place et qui partageaient la position de Lénine sur le fond, notamment Trotsky, insistaient qu’il fallait prendre le pouvoir au nom du Soviet de Petrograd. Dans cette perspective, le 9 octobre le Comité militaire révolutionnaire du Soviet – a été établi un jour avant le premier vote du CC bolchevique en faveur de l’insurrection…

L’insurrection et le nouveau pouvoir

Le principe de l’insurrection avait été décidé, mais pas la date. A partir du 21 octobre, le CMR commençait à systématiquement affirmer son autorité sur les unités de la  garnison et à mettre la main sur l’essentiel des stocks d’armes et munitions de la ville. Kerensky a compris le danger et s’est résolu à prendre des contre-mesures. Sa première mesure, au matin du 24 octobre, était d’envoyer des troupes à l’imprimerie de la presse bolchevique, qui a été fermée. Peu de temps, après elle a été  rouverte par des soldats du régiment Litovsky agissant aux ordres du CMR. C’était en effet le premier pas de l’insurrection. Avec pas mal d’hésitations et de faux pas, elle s’affirmait dans la journée du 24 et la nuit suivante, en s’emparant des gares, centres de télécommunications, casernes et forteresses, du réseau d’électricité. Les ponts sur le fleuve Neva et les principales artères furent mis sous contrôle du CMR. Quand le congrès des Soviets s’est réuni le 25, le seul verrou qu’il restait à faire sauter était le Palais d’Hiver, où s’était retranché le Gouvernement provisoire. Ce sera fait le soir même et les ministres furent arrêtés – sauf leur chef, Kerensky, qui avait réussi à s’échapper.

Pendant que Trotsky faisait un rapport sur le progrès de l’insurrection, Lénine est entré dans la salle, faisant sa première apparition publique depuis presque quatre mois. Devant un tonnerre d’applaudissements il a fait une brève allocution qui se terminait ; « En Russie nous devons maintenant nous consacrer à la construction d’un Etat socialiste prolétarien.  Vive la révolution socialiste mondiale ». Plus tard, il présentera des projets de décrets sur les questions clefs de la paix, la terre, la légalisation du contrôle ouvrier dans les usines, qui furent adoptés par le congrès et constitueront le programme du nouveau pouvoir.

L’insurrection avait été effectuée par les secteurs les plus décidés parmi les ouvriers, soldats et marins. Mais elle a été accueillie avec enthousiasme dans les usines. D’abord, pour le fait que le pouvoir des soviets avait été établi, ensuite pour ses premiers décrets. Sans ce soutien, qui était massif, soit l’insurrection n’aurait pas eu lieu, soit le nouveau pouvoir ne serait pas resté longtemps en place.

Sur 670 délégués au congrès, 300 étaient bolcheviks. Avec l’apport des SR de gauche, qui avaient participé à l’insurrection, ils étaient majoritaires. Et encore plus majoritaire après le départ des mencheviks et des SR, qui ont quitté la salle, en apparence pour protester contre « le coup d’Etat bolchevique », en réalité parce qu’ils étaient farouchement opposés au pouvoir des soviets.

La gauche menchevique, les mencheviks internationalistes, dirigés par Martov, sont restés un peu plus longtemps, condamnant eux aussi le « coup d’état » et exigeant un gouvernement de toute la démocratie, avant de quitter la salle.  Ce gouvernement de « toute la démocratie », devait aller des socialistes les plus à droite aux bolcheviks, de ceux qui soutenaient le Gouvernement provisoire et ceux qui venaient de le renverser, de ceux qui étaient pour la guerre et ceux qui se battaient contre. Un tel attelage semble a priori absurde. Il l’était, pour ceux qui soutenaient le pouvoir des soviets dans une perspective de révolution socialiste. Pour ceux qui pensaient, comme les mencheviks, même de gauche, et de fait la minorité droitière du Parti bolchevik, qu’il fallait une période prolongée de développement capitaliste et de démocratie avant de pouvoir parler de socialisme, il ne l’était pas.  Et la confrontation entre ces deux  allait dominer la première semaine du nouveau régime. Pour l’instant, le premier gouvernement des soviets (le Conseil des commissaires du peuple) était entièrement bolchevique, les SR de gauche préférant attendre pour voir si un gouvernement plus large était possible.

Le Comité militaire révolutionnaire du Soviet de Petrograd, sous la direction bolchevique, avait mené l’insurrection pour transférer le pouvoir au deuxième congrès des soviets. Il n’y avait en principe aucun problème avec la participation au gouvernement de partis qui reconnaissaient le pouvoir des soviets. Et c’était bien là la ligne de division. Pour la droite de la démocratie révolutionnaire, les mencheviks et les SR, la réponse coulait de source : ils n’allaient pas rompre leur alliance avec la bourgeoisie et leur soutien à Kerensky, ils n’allaient pas reconnaître le pouvoir des soviets. Pour Martov et son courant il y avait un choix à faire. Ils auraient pu pour le moins choisir de rester au congrès comme « opposition loyale ». Plus tard, ils ont fait ce choix. Mais au moment où l’avenir du pouvoir de soviets était en jeu, ils ont quitté le congrès.

Un gouvernement de « toute la démocratie » ?

Pour comprendre comment la question d’un « gouvernement de toute la démocratie »  a pu prendre tellement d’importance, il faut regarder la situation au lendemain de l’insurrection. A Petrograd, l’insurrection avait triomphé et  le Gouvernement provisoire avait été renversé  Mais  ce qui se passait dans le reste du pays était loin d’être clair. Et ensuite, le danger d’une contre-attaque par les forces loyales à Kerensky subsistait à Petrograd même.

Parmi les bolcheviks donc, même et peut-être surtout au Comité central, la peur de l’isolement et d’une victoire de la contre révolution était réelle. Dans cette situation, deux choses se passaient en parallèle. D’un côté, des pourparlers pour la formation d’un gouvernement large, de l’autre le combat contre les forces de Kerensky.

Les pourparlers ont eu lieu sous l’égide du Vikzhel, le syndicat des cheminots, lié aux mencheviks, bien que beaucoup de cheminots de base soutinssent les bolcheviks.  Parmi les défensistes, on considérait que le gouvernement bolchevique était dans une situation de grande faiblesse et risquait d’être renversé par les forces de Kerensky. Ils ont donc adopté une attitude extrêmement dure, agressive et arrogante. D’abord, il n’était pas question que le gouvernement soit responsable devant le congrès des soviets. Ensuite, il y avait une surreprésentation des mencheviks et SR, directement et par l’intermédiaire d’une représentation  du Comité exécutif qui avait été élu par le premier congrès des soviets en juin, de conseils municipaux, coopératives etc. Enfin, la participation des bolcheviks au gouvernement devait être par principe minoritaire et dans aucun cas Lénine ou Trotsky ne devraient en faire  partie. C’est dans ce cadre que le comité central bolchevique a accepté de négocier. Pourquoi ? Pour la plupart d’entre eux, pour gagner du temps, le temps de voir ce qui se passait sur le terrain, ou pour faire la démonstration qu’un tel gouvernement était impossible. Pour Kamenev et ses partisans, parce qu’ils avaient toujours été opposés à l’insurrection, à l’idée d’une révolution socialiste, et qu’ils étaient vraiment prêts à accepter le type de gouvernement qui était proposé.

Le vent tourne

Cet épisode fut pourtant de courte durée. D’abord Lénine et Trotsky, qui n’ont pas participé à cette mascarade de négociations, se sont occupés de la défense de Petrograd. D’abord une révolte des cadets militaires à Petrograd même a dû être maîtrisée. Ensuite des milliers de gardes rouges et de soldats ont réussi à disperser, dans les environs de la ville, une force de cosaques mobilisés par Kerensky, qui d’ailleurs ne voulaient pas vraiment se battre pour lui et abandonnaient vite. Enfin, après une semaine de combats, l’insurrection a triomphé à Moscou et on recevait des nouvelles de la prise de pouvoir par les soviets un peu partout. Cela mettait les négociations dans un autre rapport de forces : en réalité cela les rendait caduques.

Ensuite, quand le contenu des négociations était connu par les ouvriers et soldats, le soutien pour un gouvernement large s’est évaporé. Le gouvernement large qu’avaient voulu beaucoup d’entre eux devrait être un gouvernement responsable devant le congrès des soviets, pas autre chose. Ce n’est pas par hasard que le seul parti qui a ensuite accepté de participer au gouvernement avec les bolcheviks était le Parti SR de gauche, lequel avait aussi participé à l’insurrection et reconnaissait l’autorité du congrès des soviets.

Une semaine après l’insurrection, Lénine avait repris le dessus. L’évolution des rapports de forces sur le terrain avait coupé l’herbe sous les pieds des partisans d’un gouvernement large, y compris la droite bolchevique. Sommés à cesser leurs actions fractionnelles ou sortir du parti, ils ont choisi de se soumettre, en démissionnant du gouvernement et du CC. Aucune action disciplinaire n’a été prise contre eux et ils ont assez rapidement repris des positions de responsabilité.

Révolution socialiste

La question que Lénine avait commencé à poser dès son retour à Petrograd en avril, celle d’une révolution qui sera socialiste et pas simplement bourgeoise-démocratique, avait trouvé sa réponse dans les faits. Qu’est-ce que cela veut dire ? Simplement que pour répondre aux problèmes concrets de la classe ouvrière, du peuple, de la société russe, il fallait aller au-delà du capitalisme. Lénine l’avait bien expliqué dans « La Catastrophe imminente ». L’étape bourgeoise de la révolution, si on peut même parler ainsi, n’avait été rien d’autre qu’une démonstration étalée sur huit mois de l’incapacité totale de la bourgeoisie russe. Non seulement à remplir les tâches qu’on attribue à une révolution bourgeoise (démocratie, résolution de la question agraire…),mais même à faire tourner l’économie et nourrir la population. Parce que cette bourgeoisie ne pouvait pas rompre avec la classe de propriétaires fonciers et donner la terre aux paysans et il ne pouvait pas sortir de la guerre et commencer à reconstruire le pays à cause de sa subordination aux impérialismes français et britannique.

Il ne s’agissait pas pour les bolcheviks d’avoir l’illusion de pouvoir construire une société socialiste dans la seule Russie. Lénine parlait de « pas vers le socialisme », en comptant sur la victoire de révolutions socialistes dans les pays plus avancés d’Europe, avant tout l’Allemagne, pour venir à l’aide de la Russie. C’est la défaite de toutes les tentatives de révolution en Europe et l’isolement de la Russie soviétique qui a préparé le terrain pour la dégénérescence de la révolution russe et le stalinisme.

Y avait-il une alternative démocratique à la prise du pouvoir par les soviets? Rien ne permet de l’affirmer. La tendance du Gouvernement provisoire au fil des mois entre février et octobre était vers la dictature, pas la démocratie. Et la bourgeoisie russe était convaincue que seule une dictature pouvait consolider son pouvoir. Le choix dans la Russie de 1917 était soit Kornilov-Kerensky, soit Lénine et les bolcheviks. Tertium non datur. Il n’y avait pas de troisième choix.

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(1) « La démocratie révolutionnaire » ou simplement « la démocratie » désignait la gauche socialiste dans son ensemble.

(2) Le terme « défensistes » décrivait ceux qui soutenaient la guerre impérialiste, contre les « internationalistes » qui y étaient opposés.

Murray Smith

Politique

11-07-2017 Par

F T Y

Les Journées de juillet 1917

Suite à la crise d’avril la tension politique avait baissé un peu, mais la ligne de démarcation entre les bolcheviks et les groupes proches d’eux d’un côté et de l’autre les partis majoritaires au Soviet, qui soutenaient et participaient au Gouvernement provisoire, était maintenant clairement tracée.

Suite à la crise d’avril la tension politique avait baissé un peu, mais la ligne de démarcation entre les bolcheviks et les groupes proches d’eux d’un côté et de l’autre les partis majoritaires au Soviet, qui soutenaient et participaient au Gouvernement provisoire, était maintenant clairement tracée. Le mois de juin a vu une série de bouleversements, culminant début juillet dans un mouvement insurrectionnel visant à transférer le pouvoir aux Soviets. Puisque les soldats de la garnison de Petrograd ont joué un rôle de premier plan dans cette phase de la révolution, commençons par là.

Au printemps 1917 la garnison de Petrograd et ses alentours comptait, d’après l’historien américain Alexandre Rabinowitch, entre 215,000 et 300,000 hommes. C’était donc une force considérable. En 1905 la garnison de Petrograd était restée loyale à la monarchie, ce qui a permis au régime tsariste de survivre. En février 1917 le fait qu’un bonne partie des troupes avait basculé du côté de la révolution, alors que d’autres restaient neutres, a sonné la fin de la dynastie des Romanov. Il était donc clair que cette concentration de troupes dans et autour de la capitale allait d’une manière ou d’une autre jouer un rôle important pour le cours futur de la révolution. Par conséquent tous les partis, même les partis bourgeois, ont créée des organisations militaires afin d’intervenir parmi les soldats. Les bolcheviks accordaient une importance particulière à ce travail: ils cherchaient à établir des cellules non seulement dans chaque régiment mais même aux niveaux des bataillons et compagnies. D’abord, dans la perspective de la lutte pour le pouvoir, il fallait gagner cette force au bolchevisme. Ensuite, puisque la grande masse des soldats était d’origine paysanne, c’était un moyen, pour un parti implanté essentiellement dans la classe ouvrière, de tisser des liens avec la paysannerie. Et le terrain était fertile. Les soldats manquaient d’enthousiasme pour devenir de la chair au canon et la propagande antiguerre des bolcheviks était plutôt bien reçue.

L’Organisation militaire

L’Organisation militaire bolchevique a été créée le 31 mars. Entre le 15 avril et le 5 juillet elle publiait six jours par semaine le journal Soldatskaïa Pravda, avec un tirage de 50,000, à moitié diffusé à Petrograd, à moitié envoyé au front. Au moment de la première conférence nationale de l’Organisation militaire en juin elle comptait 26,000 membres du parti dans l’armée de terre et la marine. La quasi-totalité d’entre eux avait adhéré depuis la révolution de février.


Cette percée importante parmi les soldats comportait pourtant quelques problèmes. Ces jeunes soldats d’origine paysanne étaient venus vers le bolchevisme attirés par les mots d’ordre: Tout le pouvoir aux soviets, la terre aux paysans, la fin de la guerre. Ils voulaient les réaliser tout de suite, alors que le parti considérait «Tout le pouvoir aux soviets» comme une ligne de marche stratégique qui ne deviendra une perspective immédiate qu’au moment où elle était clairement soutenu par la majorité dans les soviets. L’impatience naturelle des soldats (qui était partagée aussi par beaucoup des nouveaux adhérents ouvriers) était renforcée par les tentatives du gouvernement de restaurer la discipline militaire, transférer des troupes au front, dans la perspective de la première offensive militaire depuis la révolution de février, offensive qui aura lieu en juin. Il faut ajouter à cela le rôle des dirigeants de l’Organisation militaire, dont la plupart se trouvait bien sur la gauche et même l’extrême gauche du parti; c’était notamment le cas de ses deux principaux dirigeants, Vladimir Nevsky et Nicolas Podvoisky. Le Parti bolchevik en 1917 était beaucoup moins discipliné que l’a présenté l’historiographie soviétique pendant de décennies. Non seulement il y a eu des vifs débats, mais des militants et dirigeants cherchaient souvent à tirer la ligne du parti dans leur sens. Vers la gauche comme Nevsky ou Podvoisky, ou vers la droite comme Kamenev et d’autres.

Cette combinaison de l’impatience des jeunes soldats et ouvriers, la pression du gouvernement contre les droits acquis en février et la volonté d’en découdre des dirigeants de l’Organisation miltaire créait un cocktail explosif qui allait détoner début juillet. Et les nouveaux adhérents joueraient un rôle important dans ce cocktail. Le parti à Petrograd est passé de 2,000 en février à 16,000 en avril et 32,000 en juin. Pendant cette période 2,000 soldats de la garnison ont adhéré et 4,000 participaient au Club Pravda, une structure sympathisante.
Vers une manifestation armée?

L’idée d’une manifestation – armée – des soldats étaient discutée à la mi-mai par l’Organisation militaire, qui a soumis une proposition en ce sens au Comité central du parti. La proposition n’était pas retenue. Mais elle correspondait manifestement aux sentiments d’une grande partie de la garnison. Si le parti ne décidait pas d’organiser une telle manifestation, il était probable que certains régiments le fassent quand même. Il y avait aussi pendant cette période l’influence de l’organisation des anarcho-communistes, qui ne se souciaient pas d’un travail patient pour convaincre la majorité et qui combinait des actions avec de mots d’ordre simpliste du genre «à bas le gouvernement et le capital». L’idée d’une manifestation que les bolcheviks allaient diriger commençait à sembler raisonnable: une démonstration de force et un moyen de renforcer davantage l’influence du parti dans les casernes. D’intenses débats ont eu lieu dans les premiers jours de juin. La droite du parti bolchevique, les modérés si on veut, était opposée à la manifestation, craignant que cela puisse provoquer une épreuve de forces avec la majorité du soviet avant que les bolcheviks soient assez forts. D’un certain point de vue ils n’avaient pas tort. Mais la vue de la majorité et de Lénine était que l’état d’esprit dans les casernes nécessitait d’organiser une action. En fait, dans le débat il y avait en réalité trois positions. La droite, qui ne voulait pas de manifestation; Lénine et d’autres, qui voulaient une manifestation comme démonstration de force; et un certain nombre de responsables dans l’Organisation militaire et dans les usines qui pensaient ou espéraient que la manifestation pourraient aller plus loin, au sens de devenir une insurrection.

Finalement la manifestation était fixée pour le 10 juin. Le tract d’appel des bolcheviks portait les mots d’ordre: «A bas le Douma [Parlement] tsariste», «A bas les dix ministres capitalistes», «Tout le pouvoir aux Soviets de députés ouvriers, soldats et paysans» «Réviser la déclaration des droits des soldats», «Retirer les ordres contre les soldats et marins»; «II est temps de terminer la guerre». Une combinaison de revendications spécifiques concernant les soldats et de mots d’ordre politiques plus généraux.

Pendant ce temps le premier Congrès des soviets de toute la Russie se réunissait, dominé par le bloc menchevik-socialiste révolutionnaire (SR) qui soutenait le Gouvernement provisoire et y participait; les bolcheviks constituaient une minorité au congrès. Dans la soirée du 9 juin le congrès a adopté un appel aux ouvriers et soldats, leur demandant de ne pas manifester le lendemain. La fraction bolchevique et les Mezhrayontsi (le groupe de Trotsky, qui allait bientôt intégrer le Parti bolchevique) se sont abstenus. Plus tard dans la soirée la direction bolchevique décidait de ne pas aller contre l’appel des soviets. A trois heures du matin, à l’imprimerie de la Pravda, on substituait à l’appel à manifester un appel à ne pas manifester…. Pendant la nuit les délégués des partis majoritaires aux soviets faisaient le tour des usines et casernes. Un correspondant des Izvestia en a donné la description suivante : «Le Congrès n’avait aucune autorité dans bon nombre des usines et ateliers et dans plusieurs régiments (…) Les membres était fréquemment reçus d’une manière qui était loin d’être amicale, parfois avec hostilité et assez souvent ils étaient renvoyés couverts d’insultes». Plusieurs usines et régiments ont adopté des résolutions précisant qu’ils suivaient les consignes du Parti bolchevique et pas celles du Congrès ou du Gouvernement provisoire. Dans certains endroits, notamment à la base navale de Kronstadt, la direction bolchevique en a pris pour son grade pour avoir annulé l’appel à manifester.

L’appel à la manifestation armée du 10 juin, l’opposition du Congrès des Soviets et l’annulation de la manifestation par les bolcheviks ont eu des répercussions des deux côtés. Du côté de la majorité du congrès il y a eu un débat d’une rare violence. Une partie, représentée notamment par le dirigeant menchevik Tsereteli, voulait remplacer le débat avec les bolcheviks par la répression de leurs activités. Une autre partie, avec en tête un autre dirigeant menchevik, Dan, s’y opposait avec force, en argumentant que s’attaquer aux bolcheviks, c’était s’attaquer aux masses qui les suivaient. Il proposait de continuer le combat politique mais d’interdire les manifestations armées. Cette position était majoritaire, de justesse. Du côté bolchevique, Lénine et le CC ont été vivement critiques par le Comité du parti de Petrograd pour avoir annulé la manifestation du 10 juin. Lénine a été plutôt conciliant: et il a souligné que les propos de Tsereteli le faisaient passer carrément dans le camp de la contre-révolution.

Une manifestation bolchevique

Par la suite, le Congrès des soviets a décidé d’appeler à sa propre manifestation le 18 juin, afin de mobiliser sur ses propres mots d’ordre. Les bolcheviks ont sauté sur l’occasion et ont commencé à mobiliser très sérieusement. De leur côté les anarcho-communistes ont aussi mobilisés, cherchant à tirer le maximum de bénéfices du recul des bolcheviks le 10 juin. Les bolcheviks ont donc parallèlement consacré beaucoup d’énergie à combattre les anarchistes.

Le 17 juin le général Polovtsev, commandant en chef de la région militaire de Petrograd, faisait son rapport à Alexandre Kerenski, Ministre de la Guerre. Il constatait «un mécontentement croissant à l’égard du Gouvernement provisoire et une montée du soutien au mot d’ordre ‘Tout le pouvoir aux soviets d’ouvriers et soldats’. Dans cette situation, malgré toutes les mesures qui sont prises, il n’est pas certain que la manifestation grandiose qui se prépare ne prenne pas une forme indésirable ». Le général était bien renseigné.

Le 18 juin les dirigeants de la majorité au Congrès ont pris la tête de la manifestation: à un moment ils l’ont quitté pour s’installer sur une tribune et regarder les cortèges passer. La manifestation était énorme, environ 400,000 personnes. Et elle était, de manière écrasante, spectaculaire, bolchevique. Usine après usine, régiment après régiment, les manifestants défilaient avec sur leurs banderoles les mots d’ordre bolcheviques, ceux de la manifestation avortée du 10 juin, qui se trouvaient d’ailleurs à la une de la Pravda du 18 juin. Les marins de Kronstadt avait envoyé un cortège et parmi les manifestants défilaient les membres du comité central bolchevique et les délégués à la conférence panrusse de l‘Organisation militaire. C’était une démonstration de force, non pas pour la majorité du Soviet comme prévu, mais pour les bolcheviks. A ce moment-là ceux-ci était déjà sans doute, à Petrograd, majoritaire parmi le ouvriers et les soldats ; de la garnison.
Les anarcho-communistes avaient aussi défilé en force, les seuls à porter des armes. Après la manifestation ils sont rentrés au quartier ouvrier Vyborg quartier où ils ont pris une initiative qui allait avoir des répercussions. Le 9 juin, le gouvernement avait fait arrêter Khaustov, rédacteur-en-chef d’un journal bolchevique qui circulait parmi les troupes au front. Les anarcho-communistes ont libéré Khaustov et d’autres détenus politiques. Le lendemain des forces loyales au gouvernement ont pris d’assaut le siège des anarcho-communistes, tuant l’un de leurs dirigeants. Malgré le caractère pacifique de la manifestation du 18, les tensions restaient vives parmi les ouvriers et les soldats et l’épisode de l’attaque contre les anarchistes les a ravivées.

Le même jour, le gouvernement a lancé l’offensive militaire. En face d’une armée autrichienne faible et démoralisée les progrès étaient rapides. Mais il était évident aux généraux que les troupes russes n’étaient pas vraiment prêtes à combattre. Ils seraient bientôt confrontés à une contre-offensive allemande, mais avant cela des évènements décisifs allaient se dérouler à Petrograd.
L’Organisation militaire a tenu sa première conférence panrusse du 16 au 23 juin. Lénine est venu s’adresser aux délégués le 2O; ses propos étaient clairs et sans ambiguïté: «Nous devons être particulièrement clairs et prudents, afin de ne pas être entrainé dans une provocation (…) un seul mauvais pas de notre part peut tout détruire. Si nous étions capable maintenant de s’emparer du pouvoir, il est naïf à penser que s’en étant emparé nous serions capables de le garder». Il a poursuivi en expliquant une fois de plus la nécessité d’avoir le soutien de la majorité avant que les soviets puissent prendre le pouvoir. Et que les contre-révolutionnaires voulaient caser ce processus en cherchant à provoquer les bolcheviks vers des actions prématurées. Il a conclu: «Il ne faut pas anticiper sur les événements. Le temps est de notre côté».

Les propos étaient clairs et sans ambiguïté. La situation à Petrograd l’était moins. Au niveau panrusse la tâche était bien de gagner patiemment l’adhésion de la masse des ouvriers et soldats. A Petrograd, cette adhésion était déjà en train d’être réalisée.

La situation à Petrograd

Petrograd, justement, avait toujours été à l’avant-garde de la révolution. La révolution de février avait commencé à Petrograd, suivie par le reste du pays. Les bolcheviks étaient plus forts à Petrograd qu’ailleurs, comme l’a montré la manifestation du 18 juin. Logiquement, ils étaient en train de devenir majoritaire dans la section ouvrière du Soviet de Petrograd. Mais la situation était beaucoup moins avancée dans d’autres villes, notamment Moscou. Ce décalage avec le reste du pays était le premier aspect de la situation à Petrograd. Le deuxième était le poids exercé par la présence dans la ville des casernes de la garnison de Petrograd. Parmi ceux-ci, les bolcheviks avaient à ce moment-là un soutien majoritaire. Mais là aussi il y avait un décalage entre Petrograd at ailleurs, même avec les troupes aux alentours de la ville. Et les soldats avaient une spécificité. A la différence des ouvriers, s’ils ne résistaient pas aux tentatives se restaurer la discipline militaire ils risquaient d’être envoyé au front et d’y laisser leur peau. Nous avions donc une situation où Petrograd état en avance par rapport au reste du pays, où les soldats pesait plus qu’ailleurs et ou la jeunesse et l’inexpérience des nouveaux adhérents ouvriers et soldats les poussait à l’action.

Cette situation compliquée et de plus ne plus explosive trouvera son reflet dans les instances du parti bolchevique, en particulier le Comité de Petrograd et l’Organisation militaire de la ville. Les débats n’étaient pas faciles. Face à la majorité du CC un nombre croissant de cadres prônait plus ou moins ouvertement une ligne insurrectionnelle. Et entre les deux, un nombre important ne rejetait pas la ligne majoritaire du CC mais qui était susceptible à l’ambiance qui régnait parmi les ouvriers et soldats. Dans une réunion du comité de Petrograd, le 20 juin, une résolution a été adopté, par 19 voix contre 2, préconisant un appel aux ouvriers de ne pas participer aux actions isolées. C’était la ligne du CC. Mais un amendement adopté par 12 contre 9 avait un autre son de cloche: «s’il devait se trouver impossible de retenir les masses, le parti devrait prendre le mouvement en main et l’utiliser pour faire pression sur le Soviet [de Petrograd] et le Congrès de Soviets». Cet amendement, qui ne soutenait pas une ligne insurrectionnelle, était pris comme un encouragement par ceux qui défendaient une telle ligne.

«Le moment actuel»

Le 22 juin une réunion informelle (et non-décisoire) a lieu entre le CC, le Comité de Petrograd et l’Organisation militaire: à l’ordre du jour, un seul sujet : «le moment actuel». La réunion montrait la distance entre l’appréciation des rapports de forces du CC et celle des cadres sur le terrain. Ainsi Semashko, dirigeant politique du Premier régiment de mitrailleurs (15,000 hommes…) assurait la réunion que «presque toute la garnison est avec nous». Ce n’était pas faux.

Dans la dernière semaine de juillet les orientations politiques de la Pravda et de Soldatskaïa Pravda divergeront. Le journal de l’organisation militaire ne publiait plus des articles sur la ligne du CC. A la veille des journées de juillet à la une de Soldatskaïa Pravda on pouvait lire. «Tout le pouvoir doit passer entre les mains des ouvriers, soldats et paysans. Ecartons du pouvoir la bourgeoisie et tous se sympathisants». Au cinquième anniversaire de la révolution, en 1922, Vladimir Nevsky écrivait franchement. Il expliquait que le 22 juin l’Organisation militaire a fait un état des lieux et a conclu: «L’organisation se renforçait constamment mais en même temps nous pouvions voir que ce serait impossible de restreindre les soldats de l’action révolutionnaire. Et nous avons pris la responsabilité d’élaborer un plan pour un mouvement armé. Que ce soit, nous avions décidé, le première tentative d’un soulèvement».

Dans les derniers jours de juin les pressions pour des transferts vers les fronts se multipliaient. L’offensive commencé le 18 juin était soutenue non seulement par le Gouvernement provisoire mais par les partis majoritaires dans les soviets et donc par le Soviet de Petrograd et le Congrès des soviets. Seuls les bolcheviks s’y opposaient. A partir du 1er juillet les discussions commençaient dans le Premier régiment de mitrailleurs sur l’organisation d’une manifestation armée. L’Organisation militaire bolchevique avait vent de ces discussions très tôt. Nevsky était au courant dès le début. Le 2 juillet, l’Organisation militaire a demandé des directives du CC. La réponse était qu’ils ne devraient pas participer au mouvement et tout faire pour empêcher son développement. Ce qui allait à l’encontre de l’appréciation de la situation par les cadres militaires et même contre la volonté d’une grande partie d’entre eux.

Ces cadres ont appliqué la décision du CC d’une façon assez originale. Ils faisaient des discours qui suivaient formellement les directives du CC mais qui en fait encourageaient le mouvement. Nevsky, écrivant en 1932, le décrit de la manière suivante: envoyé pour convaincre les soldats de ne pas manifester, il affirme, «Je leur ai parlé, mais d’une telle manière que seul un imbécile pouvait arriver à la conclusion qu’il ne fallait pas manifester».

Vers l’affrontement

La préparation de la manifestation armée – et dans la tête de nombreux participants, du renversement du Gouvernement provisoire – s’accélérait le 2 juillet. Il y a eu des réunions de toutes les collectives de l’Organisation militaire. Il y a une réunion de la direction des anarcho-communistes. En 1917 le courant anarchiste existait et était actif, mais globalement il a été marginal, l’affrontement politique central étant celui qui opposait les bolcheviks au mencheviks et SR. Mais dans cet épisode de la révolution les anarchistes ont joué un rôle significatif. La réunion de la direction anarcho-communiste du 2 juillet a décrété la mobilisation générale de l’organisation.

Dans la soirée du 2 juillet une fête s’est tenue dans la caserne du Premier régiment de mitrailleurs. L’occasion était le départ imminent d’un contingent du régiment vers le front. Alors, pourquoi la fête? Pour collecter de l’argent pour que les partants puissent ramener au front de la bonne littérature bolchevique. Il y avait donc de la musique, des chansons, de la poésie – et des interventions de Trotsky, Lunacharsky et une série d’orateurs bolcheviks connus par la troupe. Les orateurs, s’adressant à 5,000 personnes, n’ont pas appelé à quoi que ce soit. Mais la simple exposition de la politique bolchevique a suffi à déclencher un tonnerre d’applaudissements, ajoutant donc à l’ambiance fiévreuse. Le même soir, l’Organisation militaire bolchevique s’est entretenue avec des membres du comité bolchevique de la ville.


Le matin du 3 juillet il y avait une grève des postiers de la ville, et aussi une manifestation des «plus de 40 ans», des conscrits qui avait été affectés à des tâches non combattantes et qui étaient maintenant menacés d’être envoyés au front. Aucun de ces deux évènements avait était planifié pour coïncider avec la manifestation, mais ils convergeaient. Autre événement pas du tout prévu par les organisateurs: une crise gouvernementale a éclaté concernant les négociations avec le Parlement ukrainien qui affirmait sa souveraineté. Une solution de compromis avait été refusée par les ministres du parti bourgeois des Kadets, qui ne voulaient même pas entendre parler de l’autonomie de l’Ukraine. Ils ont donc démissionné le 3 juillet. Le Gouvernement provisoire se trouvait donc, face à une tentative de le renverser, dans un état de crise et de désorganisation.

Une assemblée générale du Premier régiment des mitrailleurs a décidé de passer outre le comité du régiment, composé de mencheviks et SR élus dans une période précédente. Le bolchevik de gauche Golovine a été élu président et a dénoncé l’offensive et le transfert des troupes. Le deuxième orateur était un dirigeant des anarcho-communistes. Comme lui n’avait même pas à prétendre à respecter la position du CC bolchevique, il a appelé au renversement du gouvernement, à l’approbation générale. Ce qui arrangeait parfaitement Golovine. Le seul point à l’ordre du jour maintenant était comment mobiliser pour renverser le gouvernement. L’assemblée a élu un Comité révolutionnaire provisoire comprenant plusieurs bolcheviks et un anarcho-communiste et fixé la manifestation pour 17 heures.

Des émissaires partaient vers les usines et les casernes afin d’étendre le mouvement. La réponse était généralement très positive, avec seulement quelques cas d’opposition ou de neutralité. La grande usine Putilov, avec ses 30,000 ouvriers, a rejoint le mouvement et 10,000 marins de Kronstadt ont embarque pour Petrograd. Dans cette situation les consignes du comité central devenaient de moins en moins crédibles. Sur le terrain, la majorité des militants bolcheviks était en train de rejoindre le mouvement.

Le Parti bolchevique rattrape le mouvement

La Deuxième conférence de l’organisation bolchevique de Petrograd avait commencé le 1er juillet. Le 3, ses délibérations ont été interrompues par l’arrivée de deux membres de l’Organisation militaire qui ont expliqué l’évolution rapide de la situation. Le débat qui suivait a conduit à deux décisions. D’abord de demander au CC de convoquer une réunion avec des représentants du parti dans les usines et les casernes; ensuite d’envoyer une délégation au Comité exécutif des soviets avec un ultimatum: prenez le pouvoir ou vous vous trouverez confrontés à un soulèvement armé. Une résolution proposant simplement de soutenir les régiments rebelles a été battue. Mais les évènements sur le terrain allaient plus vite que les délibérations des instances.

Au siège du Parti bolchevique il y avait une réunion entre les dirigeants de l’Organisation militaire et du comité de Petrograd, avec Sverdlovsk et Staline, membres du CC. Pendant qu’ils discutaient, une manifestation d’ouvriers et de soldats est arrivée devant le siège pour connaître la position du parti. Les manifestants ont écouté plusieurs orateurs bolcheviques: Sverdlov du CC, mais aussi plusieurs représentants de l’Organisation militaire, dont Nevsky et Podvoisky. Tous ont demandé, avec plus ou moins de conviction, aux manifestants de rentrer au quartier ouvrier de Vyborg Ces appels ont été bruyamment rejetés. Volte-face donc: l’annonce a été faite que l’Organisation militaire bolchevique était prête à soutenir et diriger le mouvement. Les bolcheviks ont donné leur approbation que la manifestation se dirige vers la Palais Tauride, siège du Soviet. En même temps les représentants de l’Organisation militaire ont été envoyés pour négocier avec les dirigeants du Soviet.

Un peu plus tard la conférence de Petrograd a adopté une résolution en faveiur du transfert du pouvoir vers le Soviet et recommandait aux ouvriers et soldats de descendre dans la rue en soutien de cet objectif. Suite aux décisions qui viennent d’être citées, au petit matin du 4 juillet, le Comité central a mis fin à son opposition aux manifestations de rue. Le mouvement était maintenant dirigé par les bolcheviks et spécifiquement par l’Organisation militaire. Le Comité révolutionnaire provisoire a bien mérité son nom. Il a disparu sans trace. Parallèlement, les bolcheviks ont pour la première fois été majoritaires dans la section ouvrier du Soviet de Petrograd. La première conséquence a été une prise de position demandant que le pouvoir soit transféré aux Congres panrusse des soviets, exprimant l’espoir que la section de soldats du Soviet le soutiendrait aussi et se prononçant pour que le mouvement ait un caractère organisé et pacifique.

Entre minuit et 2 heures du matin la manifestation des ouvriers et soldats arrivé est arrivée au Palais Tauride. Ils ont écouté des discours des dirigeants majoritaires du Soviet et puis, avec enthousiasme, ceux de Trotsky et Zinoviev. Dans la réunion du Soviet les représentants de la majorité s’en sont pris violemment aux bolcheviks. Ils ont décidé d’envoyer des émissaires aux usines et régiments pour expliquer la position du Soviet.

Parallèlement il y avait une réunion du CC bolchevique avec la participation de Trotsky d’autres représentants des Mezhrayontsi et des membres de l’Organisation militaire et du comité du Petrograd. Kamenev a mené un combat d’arrière-garde contre l’idée d’une manifestation le 4, mais il était évident que la manifestation aurait lieu de toute façon. Il a donc était décidé que le CC dirigerait «une manifestation pacifique bien qu’armée». Il a aussi décidé de demander à Lénine de revenir à Petrograd. Un appel à ne pas manifester a été retiré de la une de la Pravda, laissant un carré blanc. Un tract a été diffusé plus tard, disant un peu près la même chose que la section ouvrière du Soviet.

La manifestation du 4 juillet

Dans la matinée du 4 juillet la manifestation se préparait dans les usines et parmi les troupes. Et partout, des émissaires des partis majoritaires au Soviet d’un côté, des bolcheviks de l’autre, cherchaient à convaincre le gens à manifester ou ne pas manifester. Il y avait un petit changement dans les esprits. La veille il y avait eu des affrontements entre manifestants et habitants des quartiers bourgeois. Une bombe a été lancée contre les manifestants, les soldats ont répondu, il y a eu des morts. Cela a semé le trouble dans les esprits. Le caractère indécis du rassemblement devant le Palais Tauride la veille a aussi soulevé des questions. Pourtant l’hostilité au Gouvernement provisoire et même aux dirigeants majoritaires du Soviet restait forte, surtout parmi les soldats Le gouvernement était en fait largement discrédité. Pour les régiments qui restaient neutres la neutralité était entre les bolcheviks et les mencheviks. Le Gouvernement provisoire était hors-jeu. Même certains régiments qui acceptaient la position du Soviet contre les manifestations adoptaient en même temps des résolutions en faveur du transfert du pouvoir du gouvernement provisoire aux Soviets.

Les bolcheviks et les soldats rebelles disposaient encore d’un soutien massif. La manifestation du 4 juillet rassemblait environ 500,000 personnes. Mais ses buts n’étaient pas clairs. Pour les bolcheviks les plus à gauche, les anarcho-communistes et les éléments les plus radicaux dans les usines et parmi les soldats et marins le but était clairement le renversement du Gouvernement provisoire. Pour la direction centrale des bolcheviks la question restait ouverte. L’aile droite bolchevique était contre les manifestations et encore plus toute idée de renversement du gouvernement. Lénine, arrivant le 4 juillet au matin, a fait ce qui serait son dernier discours public avant le 7 novembre devant les marins de Kronstadt venus à Petrograd. Il est resté très circonspect et a certainement déçu une grande partie de ses auditeurs.

Le 4 juillet les manifestants se dirigeaient encore vers le Palais Tauride.; En route le cortège des ouvriers de Putilov ainsi que celui des marins de Kronstadt ont été attaqués d’une manière plus sérieuse que les incidents de la veille. La riposte a été vigoureuse. L’effet de ces incidents ainsi que le flou sur les objectifs du mouvement ont produit un énervement, une colère. Les marins de Kronstadt se sont énervés en ne recevant pas de réponse satisfaisant sur le sort d’un de leurs qui avait été interpellés au moment de l’attaque contre le siège des anarchistes. Victor Tchernov, dirigeant du parti SR, est sorti pour s’adresser aux manifestants. Il a été mal reçu. Da Un ouvrier a crié, « Prends le pouvoir, fils de pute, quand on le te donne!». En effet, il est très difficile de donner le pouvoir à ceux qui ne le veulent pas. C’était une faiblesse qui se trouvait au cœur du mouvement. Les manifestants voulaient que le Soviet prenne le pouvoir mais les partis qui dominaient le Soviet voulaient soutenir le gouvernement provisoire.

Le discours de Tchernov s’est mal terminé. Les marins de Kronstadt l’ont saisi et l’ont mis dans une voiture. Trotsky et Raskolnikov, dirigeant bolchevik de Kronstadt, sont intervenus pour convaincre les marins de le libérer. Ce n’était pas facile. Le marins ont fini par lâcher Tchernov parce qu’ils ne savaient pas quoi faire avec lui.
A l’intérieur du palais le Soviet menaient ses débats. Des représentants de l’aile gauche, internationaliste, des mencheviks, très minoritaire, se prononçait en faveur du transfert du pouvoir aux Soviets. Comme le faisait aussi les représentants des SR de gauche, qui se détachaient de leur parti et deviendront des alliés de bolcheviks. Mais la majorité du soviet a adopté une résolution de soutien au Gouvernement provisoire.

Le vent tourne

Parallèlement, les dirigeants menchevik et SR avait autorisé le gouvernement à faire venir des troupes loyales à Petrograd et ces troupes ont commencé à arriver au cours de la soirée du 4 juillet. C’était le début de la fin du mouvement. En même temps que les troupes arrivaient de plus en plus nombreuses, le gouvernement lançait une grande campagne accusant Lénine d’être à la solde des Allemands et d’avoir organisé la tentative d’insurrection à leurs ordres. C’était le début d’une chasse aux sorcières.

Dans la soirée du 4 juillet, le rapport de forces a basculé en faveur du gouvernement. Pendant la nuit la direction bolchevique a décidé d’appeler à la fin de manifestations et à demander aux soldats de rentrer dans leurs casernes. Au cours de la journée du 5 il devenait de plus en plus évident que le gouvernement avait les moyens militaires de contrôler la situation. Le 5 juillet, à l’aube, des forces sous les ordres du général Polovtsev ont investi et saccagé l’imprimerie de la Pravda. Les tentatives des bolcheviks dans d’autres villes d’organiser des manifestations ont servi seulement à souligne que la majorité des ouvriers et soldats soutenaient encore les mencheviks et SR.

La direction bolchevique a donc cherché à se replier de manière organisée. Des négociations avec le Soviet ont conduit à un accord où les bolcheviks rendraient leurs blindés à l’armée, renverraient les marins à Kronstadt et rendra la forteresse Pierre et Paul, tenue par des soldats rebelles. En retour, il ne devait être pas de poursuites contre les bolcheviks. Cette promesse n’a pas été respectée. Peut-être que le négociateur du Soviet, Liber, était sincère mais pour l’instant c’était le gouvernement et le militaires qui menaient la danse. Le siège des bolcheviks a été investi par l’armée.

Une défaite temporaire

Lénine ne cherchait pas à nier la défaite que les bolcheviks avaient subie, mais il la considérait comme temporaire. Et il insistait qu’un résultat positif des événements de juillet était que les mencheviks et les SR se sont révélés d’être du côté du gouvernement provisoire et de la contre-révolution militaire. La suite des événements semble confirmer ce jugement. Dans les jours qui suivaient, Kamenev, Trotsky, Lunacharsky et d’autres responsables bolcheviques ont été arrêtés. Ainsi qu’un grand nombre des responsables de l’Organisation militaire, mais pas ses chefs principaux. Lénine et Zinoviev sont rentrés dans la clandestinité. Mais il y avait de limites à la répression. Prendre les mesures contre environ 100,000 soldats et marins était au-delà de moyens du gouvernement. Et en ce qui concerne Kronstadt et la Flotte de la baltique les dirigeants bolcheviks ont été arrêtés mais les unités et les équipes des vaisseaux ont été peu touchées. Les ouvriers des usines devaient être désarmés, mais la plupart ont suivi une consigne du CC bolchevique et ont caché leurs armes. Ils ont même pu en avoir davantage parce que des régiments menacés de désarment ont passés leurs armes aux ouvriers.

Le Parti bolchevik a finalement été peu touché par la répression, et très brièvement. Les structures du parti recommençaient à fonctionner. La presse bolchevique, interdite début juillet, a recommencé à paraitre avec des titres un peu modifiés. Même l’Organisation militaire a repris, prudemment, son travail parmi les soldats et marins. Et le VIe congrès du parti bolchevique s‘est tenu à Petrograd, de manière semi-clandestine, mais tenu quand même, du 26 juillet au 3 août.

L’explication pour le caractère limité en temps et en intensité de la répression contre les bolcheviks n’est pas difficile à comprendre. Le mouvement avait échoué, mais toutes les causes de ce mouvement subsistaient. Le Gouvernement provisoire, maintenant dirigé par Kerenski, était parfaitement incapable de répondre aux problèmes politiques économiques, sociaux, qui avaient provoqué le soulèvement. Et il persistait à mener une guerre avec une armée qui ne voulait pas se battre et une opposition forte dans la classe ouvrière et la paysannerie. Quant aux partis majoritaires du Soviet, leur subordination au gouvernement devenait chaque jour plus évidente. Tout cela explique pourquoi la période qui séparait la défaite du mouvement de juillet de la reprise de la marche en avant des bolcheviks se compte non pas en mois mais en semaines. Et avec une certaine ironie, cette marche en avant recommence avec la défaite de la révolte militaire contre-révolutionnaire du général Kornilov. Car si en juillet certaines révolutionnaires ont surestimé leur force, en août c’est la contre-révolution qui a fait cette erreur, avec des conséquences plus sévères pour elle.

Au cours du Vie congrès il y a eu des débats sur les Journées de juillet et sur le rôle de l’Organisation militaire, qui a été beaucoup critiqué. En apprenant que Sverdlov devait faire partie d’une délégation pour investiguer le travail de l’Organisation militaire, Lénine lui a dit : « S’informer, c’est nécessaire. Les aider, c’est nécessaire, mais il ne devrait pas y avoir ni pressions ni réprimandes. Au contraire il faut les soutenir: ceux qui ne prennent pas de risques ne gagnent jamais; sans défaites il n’y a pas de victoires.» A condition, évidement, d’apprendre des défaites. En octobre, l’Organisation militaire se distinguera par la manière sérieuse et minutieuse dont elle a préparé l’offensive contre le Gouvernement provisoire. Dans ses mémoires, Nevsky écrit : «certains camarades pensaient que nous étions trop prudents (…) mai notre expérience (surtout dans les journées de juillet) nous a montré ce que signifie une absence de préparation minutieuse et une force prépondérante».

En juin, et de manière beaucoup plus aiguë dans les journées de juillet, les bolcheviks étaient mis devant un choix. La direction du parti expliquait que le rapport de forces n’était pas suffisant, qu‘une action serait prématurée, qu’il fallait attendre. Elle a eu raison, car elle partait d’une analyse globale de la situation dans le pays. Mais que fait-on quand malgré tout, dans un endroit (à Petrograd…) une action commence à une échelle de masse. On peut essayer de convaincre les gens qu’ils ont tort, de les dissuader. Mais si cela échoue, parfois il faut accompagner un mouvement dont les possibilités de réussite sont minces, en essayant de les augmenter et au pire à limiter les dégâts. C’est ce qu’ont fait les bolcheviks en juillet 1917, et ils ont limité les dégâts.

Une crise politique rampante

Moins de deux semaines après les élections législatives au Royaume-Uni, les choses ne s’arrangent pas pour le gouvernement conservateur. En perdant sa majorité, Theresa May a beaucoup perdu de son autorité. Le gouvernement engage les négociations de sortie de l’Union européenne dans une situation très défavorable. Les divisions dans son propre parti que May avait réussi à colmater depuis le référendum du 23 juin 2016 resurgissent, y compris au sein du gouvernement. Le Parti travailliste rajeuni est à l’offensive et Jeremy Corbyn réussit à faire taire – provisoirement – la majorité de ses propres opposants.

Moins de deux semaines après les élections législatives au Royaume-Uni, les choses ne s’arrangent pas pour le gouvernement conservateur. En perdant sa majorité, Theresa May a beaucoup perdu de son autorité. Le gouvernement engage les négociations de sortie de l’Union européenne dans une situation très défavorable. Les divisions dans son propre parti que May avait réussi à colmater depuis le référendum du 23 juin 2016 resurgissent, y compris au sein du gouvernement. Le Parti travailliste rajeuni est à l’offensive et Jeremy Corbyn réussit à faire taire – provisoirement  – la majorité de ses propres opposants.

En convoquant des élections, May avait cherché à élargir sa majorité. Un raz-de-marée aurait été le bienvenu, mais une majorité de 50 ou 60 aurait suffi pour affermir son autorité et éviter des votes à risques. En fait, son calcul n’était pas si faux que cela. Elle a augmenté le pourcentage de son parti de 5,5%, arrivant à 42,4%; il faut revenir à 1983, à l’époque de Margaret Thatcher, pour retrouver un tel score. Mais son calcul a été basé aussi sur le fait que le Parti travailliste resterait bien derrière. C’est là où elle s’est trompée – avec, il faut dire, la quasi-totalité des commentateurs politiques. Et il faut bien comprendre pourquoi. Certes, les faiblesses et incohérences de sa campagne ont joué un rôle. Mais fondamentalement Corbyn a réussi sa percée à cause de son programme socio-économique radical. Tant que le Parti travailliste vivotait à moins de 30% dans les sondages les élites ne se souciaient pas trop de son programme, sinon pour s’en moquer. Par ailleurs, ils ont cru à leur propre propagande, qu’on ne pouvait pas se faire élire avec un tel programme. Corbyn a démontré le contraire.

Maintenait les conservateurs sont confrontés à plusieurs dilemmes. May dépend du soutien des dix députés du DUP, parti des protestants fondamentalistes d’Irlande du Nord, ce qui n’est pas encore acquis. Dans une situation moins compliquée, un gouvernement minoritaire avec le soutien d’un petit parti pourrait survivre au moins deux ou trois ans, même peut-être cinq. Mais la situation est compliquée par le Brexit. Il est difficile d’imaginer ce gouvernement naviguer une série de votes d’ici 2019. Dans le Discours de la reine, qui présente les priorités du gouvernement à l’ouverture du nouveau Parlement, il n’y a donc pas moins que huit projets de loi concernant le Brexit. Il faudrait un gouvernement fort, face à l’UE et à l’opposition interne. Comment y arriver ? Dans certains pays la solution pourrait être une grande coalition. Mais chaque pays a sa propre culture politique et le Royaume-Uni ne fait pas de grandes coalitions. La seule et unique exception était en 1940.

Une nouvelle élection? Ce serait plus logique. Le problème, c’est qu’on ne peut pas garantir le résultat. On peut espérer une victoire conservatrice sous un nouveau dirigeant, mais on peut aussi se retrouver avec le statu quo. Et encore pire, une victoire de Corbyn. Ce qui serait inacceptable pour les classes dirigeantes et au lieu d’offrir une solution au Brexit, cela compliquerait le problème. Le Financial Times cite un ex-responsable de la campagne pour sortir de l’UE: «Si 38% [en fait, 40%] des électeurs optent vraiment pour Corbyn, [qui est] pro-IRA, antinucléaire, pro nationalisation, alors les électeurs du Royaume-Uni ne sont plus assez muris pour la démocratie. Nous ferions mieux de rester à l’UE si on va élire Corbyn». Les propos sont extrêmes. Mais le sentiment d’inquiétude à la perspective d’un gouvernement Corbyn est largement partagé dans les cercles dirigeants.

La référence à l’Union européenne est révélatrice. Les divergences entre les  partisans du Brexit et les dirigeants de l’UE sont bien réelles. Mais face à la menace d’un vrai gouvernement de gauche la classe politique britannique, pro- et anti Brexit confondus, ferait front commun avec les institutions européennes.

Corbyn a réussi à faire la campagne électorale en parlant peu du Brexit, indiquant simplement qu’il acceptait le verdict du 23 juin et qu’il ferait le meilleur accord possible, donnant juste l’impression qu’il sera moins rigide que May. Mais s’il est confronté à de nouvelles élections, il aura intérêt à être plus clair. Son programme le mettrait sur une course de collision avec les institutions européennes. Il ferait mieux de l’assumer et expliquer comment il voit l’avenir de la Grande-Bretagne après le Brexit, quels rapports avec l’Europe.

Le gouvernement britannique a sa vision du Brexit. Loin du protectionnisme prôné par Trump ou celui, européen, que Macron semble défendre, il veut un Royaume-Uni libre-échangiste et dérèglementé, mieux équipé pour affronter les défis la mondialisation.

Corbyn a intérêt à développer un contre-narratif. Au fait, il le développe largement en ce qui concerne le pays, mais la question de l’Union européenne est moins abordée. Trois jours après les élections, John McDonnell, ministre des Finances dans le cabinet fantôme et bras droit de Corbyn, répondait à des questions concernant l’attitude des travaillistes à l’égard du marché unique. Il a dit qu’il ne voyait pas comment le parti pourrait être favorable à rester dans le marché unique, parce son programme donnait la priorité à l’emploi. Il ajoutait que son parti respectait le résultat du référendum, ce qui n’était pas compatible avec le maintien dans le marché unique. L’explication est un peu courte. Mais il est parfaitement possible d’expliquer qu’une grande partie du programme travailliste est contradictoire avec les principes des échanges libres et sans entraves, l’opposition aux aides de l’État, etc. Dans un article sur le site du journal Politico, un ancien ministre portugais s’exprime ainsi : «Le débat fondamental n’est plus un combat entre ceux qui s’opposent à ce que la Grande-Bretagne quitte le bloc et ceux qui veulent arracher le sparadrap. La tension réside dans les visions différentes d’où se dirige le pays» (http://www.politico.eu/article/how-a-socialist-brexit-could-reshape-uk-and-europe/ ). C’est une vision un peu optimiste; ce n’est pas encore le débat fondamental pour des millions de gens, mais c’est le débat qu’il faut mener et qui est déjà là en filigrane. Corbyn devrait expliquer comment son programme est contradictoire avec le marché unique et avec son ambition affichée de gouverner «pour le plus grand nombre, pas pour la minorité [des riches]». Cela permettrait aussi de s’adresser aux peuples d’Europe. Ce que le gouvernement britannique est strictement incapable de faire.

L’urgence d’une attitude offensive par Corbyn est soulignée par le fait que 50 de ses propres députés viennent de lancer un appel à rester dans le marché unique. Pour l’instant Corbyn est obligé de vivre avec sa fraction parlementaire. Mais il semble qu’il s’apprête, fort du résultat du 8 juin, à faire du nettoyage dans l’appareil du parti et de renforcer sa position au sein de son Comité exécutif. Il  se peut quand même qu’avant qu’il ne puisse le faire, il soit confronté à une élection, si le gouvernement perd des votes sur le Discours de la reine, ou même se trouvait à la tête d’un gouvernement minoritaire.

Le débat sur l’avenir du pays qu’il faut n’a rien à voir avec l’affrontement caricatural entre hard et soft Brexit. «Soft Brexit» est un mot de code pour un Brexit sans Brexit, mis en avant par ceux qui ne voudraient pas de Brexit, mais n’osent pas aller directement contre le vote populaire. Donc ils proposent un «Brexit» tout en restant dans le marché unique. Pour le gouvernement britannique, dans les négociations qui viennent de débuter il ne s’agit pas de soft ou de hard, mais d’un Brexit plus ou moins favorable aux exportateurs britanniques, au flux des capitaux financiers, etc. Le résultat dépendra du rapport de forces, qui s’est brusquement dégradé depuis le 8 juin.

Depuis le 8 juin au Royaume-Uni on assiste à un barrage médiatico-politique visant à présenter le vote du 8 juin comme un vote contre un hard Brexit. Avec peu de preuves. Rappelons que le Brexit était la préoccupation principale pour 48% des électeurs conservateurs (qui soutenaient May), mais seulement 8% de ceux des travaillistes, qui avaient d’autres soucis. Parler du hard et soft, c’est déformer la réalité et essayer de faire oublier la leçon primaire de la campagne électorale: ce sont les questions  sociales et économiques qui ont été mises au centre par la campagne du Parti travailliste.

Malgré les meilleurs efforts des anti-Brexit, les lignes ont remarquablement peu bougé depuis le 8 juin. Depuis son limogeage par May en juillet 2016, George Osborne, numéro deux du gouvernement Cameron et putatif successeur de ce dernier, s’est recyclé comme rédacteur-en-chef du journal de soir de Londres Evening Standard, d’où il a mené la vie dure à May pendant la campagne électorale. Mais c’est dans son journal qu’on apprend, le 15 juin, que 70% soutiennent toujours le Brexit (44 % par conviction, 26% parce que le peuple a voté ainsi) et que 52% soutiennent la ligne définie par May en janvier (ni union douanière ni marché unique). En revanche, moins de gens pensent que May est capable de réaliser ses objectifs (37% contre 48% avant les élections). Ce qui est assez logique.

Pour résumer : si les conservateurs continuent à gouverner avec le Parlement actuel, avec ou sans May, ils seront dans une situation de faiblesse, en générale et surtout vis-à-vis de l’UE ; s’ils risquent une élection, le résultat est imprévisible, la porte de sortie n’est pas garantie. On assiste à une crise politique rampante.

Après le 8 juin, on pouvait se demander ce qui pourrait arriver de pire aux conservateurs. La réponse est venue le 14 juin sous la forme de l’incendie d’une tour dans l’ouest de Londres. Les dernières estimations parlent de 79 morts, chiffre qui risque d’augmenter. Il s’agit donc d’une tragédie humaine qui a entraîné la mort de dizaines de personnes, dont de nombreux enfants. Mais cette tragédie jette une lumière crue sur le Royaume-Uni d’aujourd’hui. D’abord, elle a eu lieu dans la commune la plus riche du pays, Kensington and Chelsea. Ensuite, la circonscription qui couvre une grande partie de la commune a pour la première fois été gagnée, de justesse, par une candidate travailliste, qui a centré sa campagne sur les inégalités. Car dans cette commune il y a des gens très riches et des pauvres. Et ce sont les pauvres qui habitaient la tour en question, Grenfell Tower.

Last but not least, l’incendie a mis l‘accent sur la dérèglementation et les coupes budgétaires. La tour consiste de logements sociaux qui appartiennent à la commune, mais qui sont gérés, comme la totalité des logements sociaux de la commune, par un organisme dont la gestion et la volonté de réduire les dépenses ont été beaucoup critiqué. Il semble que l’incendie a s’est répandue à une vitesse fulgurante parce les panneaux extérieurs étaient faits d’une matière combustible. Il paraît que cela coûtait moins cher… Plus largement sont en cause non seulement la question de savoir si les règles sécuritaires ont été bien suivies, mais si ces règles elles-mêmes étaient suffisantes. Des poursuites criminelles restent possibles.

La réaction du gouvernement et de la commune (de droite) pour aider les survivants n’a pas été à la hauteur. May en particulier a été critiquée parce qu’elle a été voir la police et les pompiers, mais pas les résidents survivants. Il y a eu de gros problèmes de relogement des survivants; certains se sont fait proposer des logements loin de Londres, d’autres dorment dans leurs voitures ou dans les parcs. Corbyn est intervenu pour rappeler que les logements existent à Londres. Il y a en effet presque 20,000 logements qui sont vides depuis au moins six mois. Les personnes aisées et les sociétés immobilières les achètent comme un investissement. Cela s’appelle le «land banking». Corbyn a expliqué que ces logements pourraient être occupés, expropriés ou sujets à un achat obligatoire («compulsory purchase»). Il a encouragé les gens à occuper de logements vides.

Ni les conditions dans lesquelles vivaient les locataires, ni la question des normes de sécurité, ni la gestion où l’argent prime sur les besoins humains ne sont un hasard. C’est le reflet parfait de la société britannique après 40 ans de néolibéralisme. Dans un discours du 5 janvier 2012, David Cameron déclarait que sa résolution pour la nouvelle année était de «tuer la culture de santé et sécurité une bonne fois pour toutes», car cela représentait «un albatros autour du cou des entreprises britanniques». Pour inverser un vieux slogan de la gauche radicale: «Nos profits valent mieux que vos vies».

Après les élections, le combat contre Macron

Les élections en France se suivent et ne se ressemblent pas. À la suite d’une longue et passionnante campagne, plus de 36 millions d’électeurs ont voté le 23 avril, en sachant pour qui et pourquoi. Ils étaient 31 millions pour le deuxième tour et on comprend le nombre de votes blancs et nuls et le niveau d’abstention élevée comme un refus politique de choisir entre Macron et Le Pen.

Les élections en France se suivent et ne se ressemblent pas. À la suite d’une longue et passionnante campagne, plus de 36 millions d’électeurs ont voté le 23 avril, en sachant pour qui et pourquoi. Ils étaient 31 millions pour le deuxième tour et on comprend le nombre de votes blancs et nuls et le niveau d’abstention élevée comme un refus politique de choisir entre Macron et Le Pen.

Les législatives qui viennent d’avoir lieu ont été une tout autre affaire. Seuls 22.65 millions ont fait le déplacement pour le premier tour, le11 juin. Une semaine plus tard, ils étaient un peu plus de 18 millions à voter. Entre les deux tours, le taux d’abstention est passé de 51,3 à 57,36%. Donc moins de 43% des électeurs ont voté au deuxième tour. Du jamais vu, mais cela se comprend. Quand la Constitution a été modifiée pour raccourcir le mandat présidentiel de sept à cinq ans il a aussi été décidé que les législatives suivraient directement les présidentielles. Du coup ces élections ont commencé à se vider de leur sens. Elles étaient là pour confirmer le vote des présidentielles. Cela tendait à faire de l’Assemblée un simple appendice de la Présidence de la République. Face à ce type d’élections, ceux qui voulaient que le président ait une majorité parlementaire votaient pour son parti, ceux qui étaient vraiment motivés à l’en empêcher ont voté autrement. Et de plus en plus nombreux, les gens n’ont pas voté du tout. Le taux d’abstention a augmenté à chaque élection, passant de 32% en 2002 à 57% en 2017.

C’est la première raison, structurelle, qu’il faut prendre en compte pour expliquer le taux d’abstention. Mais il y a une raison spécifique à cette élection, que nous avons citée dans des articles précédents: la victoire d’Emmanuel Macron a des pieds d’argile. Nous l’avons déjà vu au deuxième tour de l’élection présidentielle: ce qui a fait élire Macron, ce sont ceux qui ne voulaient pas voter pour lui, mais contre Le Pen. Mais dans les élections législatives, le parti de Macron, REM, avec ces alliés centristes du MoDem, ont obtenu 32,3% des voix exprimées, c’est-à-dire moins de 16 % des inscrits. Pour le programme antisocial ambitieux du nouveau président, c’est une base extrêmement faible. Et autant on comprenait ceux qui ont refusé de choisir le 7 mai, autant on ne sait pas ce que pensent ceux qui n’ont pas voté aux législatives. Ils n’ont pas voulu voter pour Macron, ni contre. Pourtant, ils existent. Ils travaillent, ils sont au chômage, ils font des études, ils sont à la retraite. Mais ils existent, ils pensent, ils seront touchés par les mesures du nouveau gouvernement, ils peuvent agir. Et leur apathie apparente peut se transformer en colère. Ce que Jean-Luc Mélenchon a bien compris dans son discours à Marseille le soir du 18 juin.

Le système électoral français est particulièrement cruel à l’égard de minorités, encore pire que celui d’outre-Manche. Le rapport entre le nombre de voix et le nombre de sièges varie énormément. Ainsi avec un peu plus de 7 millions de voix au premier tour, le bloc REM-MoDem a 350 sièges. La France insoumise, avec 2, 5 millions de voix, a 17 sièges; le PCF, avec un peu plus de 600,000 voix, 11 sièges; et avec 1,68 million, le PS et ses alliés en ont 44.

Il s’est passé quand même quelque chose entre le premier et deuxième tour.  Sur la base du premier tour, les estimations allaient jusqu’à 450 à 475 sièges pour le bloc présidentiel. La gauche radicale n’était pas sure d’avoir un groupe, même en additionnant les forces de LFI et du PCF. Et le Front national n’était pas sûr de dépasser ses deux sièges dans l’Assemblée sortante. Les résultats du 11 juin ont infirmé ces prévisions. La gauche aussi bien que le Front national ont fait mieux que prévu, le bloc macroniste moins. On peut supposer qu’au deuxième tour il y a des électeurs macronistes qui n’ont pas voté, pensant peut-être que l’affaire était déjà dans le sac. Et que des électeurs FN qui s’étaient abstenus au premier se sont mobilisés au second. Et qu’à gauche la mobilisation des électeurs et les reports de voix ont était suffisants pour éviter le pire et même en sortir la tête haute.

À l’arrivée le Front national a eu huit élus, avec un triomphe personnel pour Marine Le Pen à Hénin-Beaumont. Cela lui donne un peu de marge de manœuvre et le met dans une meilleure situation pour aborder le débat sur le bilan des présidentielles et surtout celui, inéluctable, sur la stratégie future du FN.

À gauche, LFI avec ses 17 élus était tout de suite capable de former un groupe. Le PCF en a onze. En fait, c’est plus compliqué que simplement LFI ou PCF. Il y a sept élus strictement PCF, plus trois PCF soutenus par LFI, dont Marie-George Buffet. Il y a deux avec la double investiture, Clémentine Autain et François Ruffin. Cinq des nouveaux députés appartenant à d’autres partis ont signé la Charte de LFI: deux PCF, une Ensemble, deux Réunionnais. Enfin, il y a douze députés purement LFI. Le chiffre de 17 avancé pour un groupe LFI à l’Assemblée comprend les trois dernières catégories. Quand le PCF donne un chiffre de onze élus, il compte manifestement sur l’un de ceux qui ont signé la Charte. Il semblait possible et souhaitable qu’il y ait un seul groupe LCI-PCF. Du côté du PCF, on aurait pu penser que la décision serait prise par le Conseil national de ce parti qui aura lieu les 23 et 24 juin. Mais on vient d’annoncer par la voix d’André Chassaigne qu’il n’y aurait pas de groupe commun avec LFI, mais un groupe PCF avec les quatre députés d’outremer qui s’étaient déjà alliés avec lui au dernier Parlement.

Au-delà des questions d’alliances il faut apprécier les succès de LFI et du PCF. LFI a pris les deux sièges du département de l’Ariège, où Mélenchon était arrivé en tête le 23 avril. Il a remporté six des 12 sièges pour le département emblématique de Seine-Saint-Denis, auxquels il faut ajouter celui de Marie-George Buffet. LFI a aussi pris un siège tenu historiquement pas le PCF en Val-de-Marne et Elsa Faucillon récupère pour le PCF le siège de Gennevilliers-Colombes, perdu en 2012. Dans le Nord il y a deux députés PCF et deux LFI. En Meurthe-et-Moselle Caroline Fiat remporte le seul duel LFI-FN. André Chassaigne du PCF est réélu avec 63% de voix dans le Puy-de-Dôme. Jean-Luc Mélenchon remporte un siège à Marseille avec presque 60% des suffrages. Pour LFI, mouvement qui a été créé en février 2016 ses résultats sont, dans les circonstances difficiles de ces élections, un triomphe. Aux 17 élus il faut ajouter de très bons résultats aux premier et deuxième tours. Au premier tour LFI a distancé le PCF dans la grande majorité de circonscriptions, y compris dans certains de ses anciens bastions. Pour le PCF le résultat est un soulagement par rapport aux prévisions. Le débat sur le bilan des deux campagnes électorales et les perspectives devrait être moins tendu.

Un des axes de campagne d’Emmanuel Macron était la promesse de rompre avec la corruption et les scandales qui ont éclaboussé aussi bien la droite que le PS, de moraliser la vie publique et d’avoir un gouvernement exemplaire à cet égard. Il semble que ce n’est pas si facile. Nous avons déjà parlé du cas de Richard Ferrand, qui va maintenant quitter le gouvernement, apparemment à la demande de Macron, et qui est préconisé pour être président du groupe REM à l’Assemblée. Ensuite, trois représentants du MoDem, dont son chef de file, François Bayrou, vont aussi se retirer du gouvernement; leur parti est accusé d’avoir créé des emplois fictifs. Potentiellement plus grave, le 20 juin la police anticorruption a fait une perquisition au siège du groupe publicitaire Havas, concernant un voyage de Macron à Las Vegas en 2016, quand il était ministre de l’Économie. Aussi impliquée est l’actuelle ministre du Travail, Muriel Pénicaud, qui avait organisé le voyage. Au niveau du groupe parlementaire du REM on commence à voir les conséquences d’avoir fabriqué un instrument politique de toutes pièces. Il y a maintenant plusieurs nouveaux députés qui se révèlent être embrouillés dans des affaires judiciaires.

Les deux grandes forces traditionnelles, la droite et le PS, ont aussi fait mieux que prévu. Les Républicains (LR) ont 112 sièges, auxquels il faut ajouter 18 pour les centristes de l’UDI. Mais la force d’attraction du macronisme se fait encore sentir. Il y a un nouveau groupe, regroupant l’UDI et une partie de LR, qui serait plus Macron-compatible. Le PS a lui-même 30 sièges plus 14 pour ses alliés divers. Le Bureau national du parti vient de décider que le PS sera dans l’opposition. Reste à voir ce que feront les députés. Le débat sur l’avenir du parti commence et devrait en principe durer jusqu’au prochain congrès, au printemps 2018. Mais les partisans de Benoît Hamon vont se réunir le 1er juillet pour décider s’ils vont rester au PS ou partir pour travailler avec la gauche radicale, notamment LFI. Et d’autres encore seront attirés par Macron.

Pour revenir à la gauche radicale, il ne faut pas se laisser entraîner dans les querelles entre LFI et le PCF. Il semble qu’il y aura maintenant deux groupes. Il y a des raisons à cela. Peut-être cela peut changer à l’avenir. Deux choses semblent essentielles. D’abord, il ne faut pas laisser les arbres des divergences LFI-PCF cacher la forêt. Et la forêt, c’est cette remarquable campagne politique qui, partant de pas grande chose, a su construire un mouvement original, gagner le soutien de 7 millions d’électeurs et qui a raté le deuxième tour de quelques centaines de voix. En cours de route LFI a pu attirer le soutien de forces politiques qui au départ avaient d’autres projets. De cette expérience d’une campagne politique de masse, il faut apprendre. Tout en gardant des rapports fraternels avec d’autres forces politiques et notamment le PCF.

Ensuite, il y aura des batailles à mener contre la politique de Macron, en premier lieu pour résister à son offensive contre le Code du travail. L’unité la plus importante est celle qu’il faut construire au cours de cette lutte et d’autres encore. Le discours de Mélenchon le 18 juin était tout axé sur les luttes et la résistance, avec l’appel à un «nouveau front populaire politique, social et culturel». Ce qui comprendra forcément le PCF, les autres forces de gauche vives, les syndicats, les associations. Le terrain électoral a donné ce qu’il a pu, et c’était beaucoup. Maintenant il faut faire la suite dans la rue, dans les quartiers, sur les lieux de travail.

Murray Smith

Politique

14-06-2017 Par

F T Y

Corbyn donne un nouvel élan au Parti travailliste

Quand Theresa May a annoncé le 18 avril dernier la tenue d’élections législatives, personne n’aurait pu imaginer qu’elle puisse les perdre. C’est pourtant ce qui s’est passé le 8 juin. Bien qu’il n’ait pas obtenu la majorité, le grand gagnant de ces élections est Jeremy Corbyn, dirigeant du Parti travailliste.

Quand Theresa May a annoncé le 18 avril dernier la tenue d’élections législatives, personne n’aurait pu imaginer qu’elle puisse les perdre. C’est pourtant ce qui s’est passé le 8 juin. Bien qu’il n’ait pas obtenu la majorité, le grand gagnant de ces élections est Jeremy Corbyn, dirigeant du Parti travailliste.

Les travaillistes ont commencé la campagne avec 20 points de retard sur les conservateurs. Et les élections locales du 4 mai semblaient confirmer ce retard: une victoire de conservateurs, une défaite des travaillistes, un effondrement de l’UKIP au profit des conservateurs. La messe semblait être dite. Et puis le 8 juin le Parti travailliste arrive à 40%, juste derrière les conservateurs avec 42,4%. Ce qui représente une progression de 9,6% par rapport aux élections de 2015, la plus importante avancée entre deux élections depuis 1945. En gagnant une trentaine de sièges, les travaillistes ont privé May de sa majorité.

Qu’est-ce qui s’est passé entre début mai et le 8 juin ? Tout simplement la campagne. May a fait une très mauvaise campagne. Elle a dû faire un virage à 180° sur les retraites et les soins pour personnes âgées. Elle a refusé de débattre à la télévision avec les dirigeants des autres partis et ses apparitions publiques ont été soigneusement mises en scène. Cela collait mal avec le thème central de sa campagne, qui était de demander aux gens de la soutenir en tant que dirigeante «forte et stable», notamment dans les négociations pour le Brexit.
Mais on ne peut pas expliquer le retournement de tendance uniquement par les erreurs de May. Corbyn a fait une très bonne campagne. A la différence de May, il est allé à l’encontre des électeurs, menant une campagne de proximité, marquée aussi par des grands rassemblements, souvent en plein air. Et surtout la campagne était organisée autour d’un manifeste radical: nationalisation du rail, de l’énergie, de la Poste, augmentation des dépenses sociales, construction de 100,000 logements par an, suppression des frais d’inscription à l’université, réintroductions des bourses, pour ne citer quelques axes. Tout cela était clair et concret. Corbyn a défendu les valeurs de la gauche, mais appuyées sur des mesures qui devraient vraiment améliorer la vie des gens. Et aussi avec une stratégie de relance économique et de réindustrialisation, centrée sur une banque d’investissements publique.

Une campagne réussie

La réussite de la campagne était évidemment celle du Parti travailliste en tant que tel. Mais dans un sens très important, elle était celle de Jeremy Corbyn lui-même. Non seulement parce qu’il a fait campagne de manière infatigable. Mais aussi parce qu’il a su, ce qui n’était pas donné d’avance, imposé son propre programme, sauf sur des questions de défense et politique étrangère, où il a quand même marqué sa différence avec l’aile droite de son parti. Corbyn a réussi avec le soutien des syndicats et des militants de base. Certains députés travaillistes ont dénoncé le manifeste et refusé de le diffuser, d’autres l’ont accepté sans enthousiasme. Depuis jeudi dernier certains ont découvert des qualités à Corbyn jusque-là insoupçonnées. Il saura sans doute apprécier leur changement de ton à sa juste valeur.

L’impact de cette campagne ne devrait pas été sous-estimé. D’abord, elle a enthousiasmé les jeunes, qui se sont inscrits et ont voté en grand nombre. Deux-tiers des 18-24 ans et plus de 50% des 25-34 ans ont voté travailliste. Ensuite, Corbyn a fait campagne partout. Il est allé sur les terres traditionnelles du Parti travailliste, notamment dans les régions du Nord et du Centre qui ont voté très majoritairement pour le Brexit et où beaucoup avaient voté pour l’UKIP en 2015. Les premières analyses montrent qu’un tiers des anciens électeurs UKIP ont voté travailliste, deux-tiers conservateur. Cela a été suffisant pour que les travaillistes gardent de nombreuses sièges et même en gagnent d’autres. Seulement six circonscriptions dans ces régions ont été prises aux travaillistes par les conservateurs. C’était bien en-deçà des prévisions et des espoirs de May. Les travaillistes ont aussi fait campagne à Londres et dans le Sud-Est du pays, dans des zones qui ont voté contre le Brexit. Là aussi des victoires ont été remportées. Corbyn s’est même aventuré en Ecosse, où les travaillistes avaient été laminés en 2015. Cette fois-ci, ils ont remporté huit sièges contre une seule en 2015. Cela est dû en partie à l’aveuglement du SNP (voir v ci-dessous), mais aussi à l’intervention de Corbyn, dont le programme parlait aussi aux Ecossais. La direction travailliste en Ecosse, Blairiste et hostile à Corbyn, n’y était pour rien ou presque.

Au fur et à mesure que se déroule la campagne, l’écart entre les deux partis se resserre. Des prévisions de majorité conservatrice de 100, voir 150 sièges descendent vers 60, 50, 30. Et petit à petit l’impensable, une victoire travailliste, devient imaginable, bien qu’improbable. Les premiers a été abasourdis par le sondage de sorte d’urnes prévoyant un Parlement sans majorité ont été le travaillistes eux-mêmes.

Et le Brexit?

Les premières analyses montrent que 64% de ceux qui ont voté travailliste avaient voté contre le Brexit et que 68% de ceux qui ont voté conservateur avaient été pour le Brexit. Dans le référendum du 23 juin ; 2016, 58% des électeurs conservateurs avaient vote pour le Brexit, 63%% des électeurs travaillistes contre. OI est intéressant de regarder les motivations. Les électeurs conservateurs ont cité le Brexit et la question de la direction (premier ministre). Les électeurs travaillistes ont plutôt cité la défense du système de santé et les coupes austéritaires. Seulement 8% des électeurs travaillistes ont cité le Brexit comme leur première préoccupation, contre 48% des électeurs conservateurs. Enfin il n’est pas sans intérêt de savoir que 10% d’électeurs conservateurs de 2015 ont voté travailliste cette fois-ci.

Corbyn a donc largement gagné son pari. La campagne travailliste centrée sur le programme économique et social a pu s’adresser à de larges couches de la population, au-delà de leurs attitudes vis-à-vis du Brexit et la façon dont ils avaient voté par le passé.

La signification de la percée travailliste dépasse les frontières du Royaume Uni. C’est la deuxième fois en deux mois qu’une campagne électorale qui contestait le néolibéralisme dominant a pu mobiliser des millions d’électeurs. Au-delà des différences entre la campagne de la France insoumise et Jean-Luc Mélenchon et celui de Corbyn, ainsi du contexte nationale et politique, les deux campagnes ont su traduire une rupture avec le néolibéralisme dans des propositions claires, positives, concrètes, porteuses de changements réels dans la vie de sens. C’est une leçon à méditer pour la gauche radicale partout en Europe.

Il est à noter que le seul parti qui a fait de l’opposition au Brexit son cheval de bataille, le LDP (libéraux-démocrates) a eu des piètres résultats, gagnant cinq sièges et en perdant une, celle de son ancien dirigeant et artisan de la coalition avec les conservateurs de 2010 à 2015. Il passe donc de 8 à 12 sièges, loin des 57 de 2010. Au Pays de Galles les travaillistes ont repris leur hégémonie traditionnelle et le parti nationaliste de gauche Plaid Cymru est passé de 3 à 4 sièges. En Irlande du Nord le Sinn Fein est passé de 4 à 7 sièges (sur 18). En face les unionistes du DUP (voir ci-dessous) sont passés de 8 à 10.

Changement de paysage en Ecosse

En Ecosse ce qui devait arriver est arrivé. Le SNP (au pouvoir à Edimbourg) a payé ses incohérences depuis le référendum de juin 2016. La seule surprise a été l’ampleur des dégâts. Depuis le vote à 62% contre le Brexit le SNP avait commencé à développer un discours où la revendication minimum était que l’Ecosse puisse rester dans le marché unique, et de plus en plus l’exigence d’un deuxième référendum sur l’indépendance avec en perspective l’adhésion de l’Ecosse indépendante à l’UE. Il était pourtant évident que beaucoup de ceux qui avaient voté pour le Brexit étaient pour l’indépendance et beaucoup de ceux qui avaient voté contre le Brexit étaient aussi contre l’indépendance. Il devenait aussi clair que la plupart des Ecossais ne voulaient pas de nouveau référendum et qu’il n’y avait pas encore une majorité pour l’indépendance. Le gouvernement a néanmoins passé des mois à parler de référendum-indépendance-Europe, alors que beaucoup d’Ecossais voulaient d’abord voir ce que le Brexit pourrait signifier, ce que May pouvait négocier. Et ils étaient aussi préoccupé que leurs voisins au sud par les questions économiques et sociales. Le SNP semble avoir finalement compris. Son manifeste pour les législatives parlait beaucoup d’austérité et de pauvreté et très peu d’un referendum et de l’indépendance. C’était trop peu, trop tard. A part les sept sièges gagnés par les travaillistes, 13 ont été remportés par les conservateurs.

La très capable dirigeant conservatrice; Ruth Davidson, commence à s’affirmer. D’abord elle a dit ce qu’elle pensait de l’accord avec le DUP (voir ci-dessous) en téléphonant à May pour exiger que le gouvernement ne bouge pas sur le mariage pour tous. (Il se trouve par ailleurs qu’elle va bientôt se marier avec sa partenaire). Elle exige aussi maintenant, ouvertement, que le Royaume-Uni reste dans le marché unique, ouvrant un nouveau front contre May. Et elle semble tentée par sa propre déclaration d’indépendance – du Parti conservateur écossais par rapport à celui de Londres
Mais le talent de Davidson et ses positions progressistes sur des questions de société ne devraient pas faire oublier la nature du Parti conservateur en Ecosse. S’il arrivait au pouvoir (une possibilité jusque récemment exclue par tout le monde) il mènerait une politique qui démantèlerait les défenses érigées par le SNP contre l’austérité de Londres. Le SNP s’est habitué à un paysage où le Parti conservateur était marginal et le Parti travailliste social-libéral, encore plus en Ecosse. Il a pu donc se présenter comme le parti de centre-gauche qui garantissait qu’on puisse vivre mieux en Ecosse qu’en Angleterre, sans avoir vraiment représenter une alternative au néolibéralisme. La percée des conservateurs et le phénomène Corbyn, qui fait enfin sentir ses effets en Ecosse, sont en train de modifier ce paysage. C’est un défi pour le SNP. Dans ces élections, son score est tombé de 50% à 37%. Les conservateurs ont réussi à devenir le principal pôle unioniste. Si le Parti travailliste se reconstruisait sur la ligne de Corbyn, le SNP se trouverait vraiment coincé.

Cherche nouveau leader du Parti conservateur

Sauf un miracle, cette campagne, désastreuse pour elle et son parti, signale la fin du règne de Theresa May. Qui pourrait intervenir dans quelques semaines ou quelques mois. Cela dépend entre autres de trouver un successeur crédible. Pour l’instant elle a pris le seul choix possible pour avoir une majorité au Parlement, celui du soutien des dix députés du Parti unioniste démocratique (DUP), majoritaire parmi les protestants d’Irlande du Nord. Il s’agit du parti le plus réactionnaire et odieux représenté au Parlement. A côté, l’l’UKIP, ce sont des enfants de cœur. Le DUP est lié historiquement aux milices loyalistes (protestants) responsables de nombreux attentats et assassinats de catholiques. On en parle peu en Angleterre parce que son champ d’action est limité à l’Irlande du Nord. Mais grâce à lui, dans cette province la loi britannique de 1967 légalisant l’avortement n’est toujours pas intégralement appliqué et le mariage gay reste interdit.

Au cours de la préparation du Brexit Theresa May avait réussi à colmater les brèches dans son parti au nom de l’unité nécessaire pour gouverner et confronter l’Union européenne. Maintenant c’est le retour à la case départ. Le pacte avec le DUP est un bouche-trou mal accepté par de nombreux députés. L’unité du parti ne pourra plus être garantie par une première ministre en fin de cours et les opposants au Brexit relèvent la tête. Et surtout un gouvernement aussi fragile ne peut pas assumer les négociations avec l’UE, qui saura bien profiter de cette nouvelle situation. Il est donc inévitable qu’il y aura de nouvelles élections, probablement cet automne.

C’est à cette échéance que le Parti travailliste doit se préparer. Corbyn dit qu’il est prêt à former un gouvernement minoritaire. Soit. Mais même avec le soutien de tous les partis sauf les conservateurs et le DUP, les chiffres ne sont pas là. Mais il a eu la bonne idée de présenter un «contre-discours de la Reine» – la déclaration des intentions du gouvernement qui ouvre chaque grande session parlementaire. C’est en effet maintenant comme un vrai gouvernement alternatif que le parti travailliste devrait se présenter, en attendant les prochaines échéances électorales. Il faudra aussi préparer le parti en essayant de limiter l’influence de sa droite, notamment au sein de la fraction parlementaire. Si Corbyn arrive à faire gagner le Parti travailliste sur son programme actuel il se trouvera face à un front d’opposition comprenant les conservateurs, la City, les multinationales et l’Union européenne. Il aura besoin d’un parti bien soudé derrière lui.

Murray Smith

Politique

29-05-2017 Par

F T Y

Élections britanniques: les jeux ne sont pas encore faits

Le 18 avril, Theresa May a annoncé la tenue d’élections anticipées, qui auront donc lieu le 8 juin. Ce n’était guère une surprise, c’était une décision logique pour elle.

Une fois déclenché l’Article 50, donnant préavis que le Royaume Uni allait quitter l’Union européenne d’ici deux ans, May doit s’attendre à des négociations difficiles avec l’UE. Or, elle ne dispose que d’une une courte majorité à la Chambre des communes et à chaque étape du processus jusque-ici elle a dû compter avec les dissidents dans son propre parti, ainsi qu’avec les partis d’opposition: travaillistes, libéral-démocrates et SNP. Sans parler de cette institution d’un autre âge, la Chambre des pairs non élue. Le but de l’opération est donc de lui donner une majorité plus solide et surtout de renforcer sa propre autorité.

Puisque c’est le Brexit qui a provoqué les élections, on pourrait penser que ce sera le thème principal de la campagne. Pas tout à fait. Seulement au sens que May se présente comme la meilleure garante de la défense des intérêts britanniques et demandé d’être adoubée par le suffrage universel. Pas au sens d’un débat sur le contenu des négociations. La position globale de May est claire: quitter le marché unique et l’union douanière, négocier le meilleur accord de libre-échange possible, reprendre le contrôle du flux migratoire et sortir de la juridiction de la Cour de justice de l’UE. Au-delà de ces grandes lignes, elle n’a pas l’intention de discuter de sa stratégie de négociation, ni avec le Parlement, ni avec l’électorat.

Le premier test de Corbyn

En face de May, Jeremy Corbyn, leader du parti travailliste, élu deux fois en 2015 et 2016 par les membres et sympathisants de son parti contre l’appareil et la majorité de députés, affronte son premier grand test électoral. Sur le Brexit, Corbyn fait le minimum: il reconnaît la légitimité du vote du 23 juin, il demande un Brexit dans l’intérêt des classes populaires et le maximum d’accès au marché unique. Sur ce dernier point, sa position est assez proche de celle de Theresa May.

Le Parti libéral-démocrate se présente comme celui qui s’oppose clairement au Brexit et appelle à un deuxième référendum. Par conviction, sans doute, mais aussi par calcul électoral, dans l’espoir de prendre aux conservateurs des circonscriptions, surtout dans le Sud-Est, ayant voté Remain (1) et ainsi se remettre de sa déroute aux élections de 2015, où les LibDems ont payé leur coalition avec les conservateurs en tombant de 57 sièges à 8. Ils avaient connu un premier succès dans une élection partielle en octobre 2016 à Richmond, banlieue cossue de Londres, dans la «ceinture des banquiers», qu’ils ont repris aux conservateurs. Mais le déroulement de la campagne législative et les sondages semble indiquer que ce n’était qu’un feu de paille et que leur calcul est faux.
Beaucoup d’observateurs en Europe sont restés avec le résultat du 23 juin: 52-48, une majorité claire mais guère massive. Il y a eu quand même de nombreux indices d’un renforcement du sentiment pro-Brexit et récemment le Financial Times a commandé une enquête qui apporte quelques éclaircissements. Selon cette enquête 45% des 52% restent solidement pro Brexit. Mais 23% des 48% soutiennent maintenant le Brexit. Pour plusieurs raisons; certains avait voté contre par peur des conséquences et sont maintenant rassurés, d’autres considèrent que la décision a été prise et qu’il faut maintenant l’unité nationale pour négocier le meilleur accord possible. Leur attitude est bien résumée par un électeur dans une enquête du Guardian du 18 mai: «Le NHS [service de santé], l’éducation, le logement et ainsi de suite sont tous des points secondaires par rapport à ce qui est fondamentalement une crise nationale». Ces ex-Remainers ont été baptisés Re-Leavers. Nous ne sommes donc plus à 52% mais à 68%. En face il y a 22% de Hard Remainers et 10% de sans avis. Pour les LibDems les perspectives semblent donc assez sombres. Avec leur ligne ils peuvent gagner quelques sièges, surtout dans le Sud-Est, mais ils peuvent aussi perdre dans leur ancien bastion du Sud-Ouest, région qui a largement soutenu le Brexit.

Une partie jouée d’avance ?

Au début de la campagne électorale tous les commentateurs, appuyés par les sondages, prévoyaient une victoire, voire un raz-de-marée, des conservateurs. Les élections locales qui ont eu lieu le 4 mai semblaient confirmer ce pronostic. Une grande victoire des conservateurs, une grosse défaite des travaillistes. Et en plus une déroute pour l’UKIP, dont les électeurs sont passés en masse chez les conservateurs. Pour l’UKIP le seul espoir aurait été que May se montre faible et vacillante face à l’UE, prônant un «soft Brexit»: ce n’est pas le cas.

L’ombre du Brexit plane sur le scrutin, sans qu’on en parle des détails. May n’en a ni envie ni besoin, ses positions sont connues, elle campe dessus. Corbyn n’en a pas envie car il ne veut pas rallumer les divisions dans son parti, où l’aile droite est fortement pro-UE. Donc May se présente pomme le meilleur défenseur de la patrie et Corbyn a du mal à la concurrencer sur ce terrain-là. La campagne se déplace vers des questions sociales et économiques. Un gros titre du Guardian le résume «Travaillistes et conservateurs courtisent l’électorat populaire avec des politiques neuves».
Sur ce terrain, Corbyn se montre plus fort que les experts avaient prévu. On assiste même au cours de ses déplacements à des foules enthousiastes qui rappellent celles de ses deux campagnes pour le leadership du parti. Et ce n’est pas surprenant. La politique que défend Corbyn est populaire: nationalisation du rail,de l’énergie, de l’eau, de la Poste; augmentation de l’imposition sur les riches et les sociétés (de 21% à 26%) suppression des frais de scolarité pour les étudiants et réintroduction des bourses; gel de l’âge de la retraite à 66 ans; construction de 100,000 logements sociaux par an; augmentation des dépenses pour la santé et l’éducation; une politique industrielle, basée sur l’intervention de l’État, avec une banque nationale d’investissement. Tous ces points rencontrent un soutien majoritaire dans l’opinion. Le Parti travailliste accepte aussi que le Brexit signifie la fin de la liberté de circulation; et il propose un ensemble de mesures sur la sécurité et la défense qui inclut l’appartenance à l’OTAN et le maintien des sous-marins nucléaires armés des missiles Trident. Ces derniers points représentent le point de vue majoritaire dans la direction du parti. Corbyn les a contrebalancés dans un discours du 26 mai, nettement anti-guerre, où il a expliqué qu’il n’y a pas de réponse purement sécuritaire aux menaces terroristes et qu’il faut une autre politique étrangère. Et on ressort aujourd’hui une déclaration de lui au moment de la guerre d’Irak en 2003, qui n’a rien perdu de sa pertinence: «Des milliers de morts de plus en Irak ne vont pas résoudre les choses. Cela va déclencher une spirale de conflits, de haine, de misère, de désespoir, qui alimentera les guerres, les conflits, le terrorisme, la dépression et la misère de générations futures».

May et le «social-conservatisme social»

May aussi s’adresse à l’électorat populaire. Elle vise les électeurs travaillistes qui soutiennent le Brexit et les circonscriptions du Centre et du Nord où ils sont concentrés, des terres qui étaient sans espoir pour les conservateurs pendant longtemps. Elle a choisi de présenter le manifeste de son parti non pas à Londres mais à Halifax, ville industrielle du Nord. Elle sait que le Brexit ne suffit pas, qu’il faut une politique économique et sociale. D’ailleurs, cela correspond à ses propres idées. Dans la partie du manifeste titrée «Nos principes» on peut lire: «Nous ne croyons pas aux marchés libres sans entraves. Nous rejetons le culte d’individualisme égoïste, Nous détestons les divisions sociales, les injustices, les inégalités. Nous considérons les dogmes rigides et l’idéologie comme non seulement pas nécessaires mais dangereux». Passe sur le fait qu’elle aussi a son idéologie, avec son coté dogmatique. Ce qu’elle veut faire, c’est affirmer qu’elle n’est ni Thatcher ni Cameron. Elle croit à l’action du gouvernent et de l’État dans les sphères de l’économie et du social. Il y a une crise du logement au Royaume-Uni. May propose un programme de construction de logements sociaux. Après 10-15 ans ces logements seront mis à vente, avec priorité donnée à leurs locataires, et les recettes serviront à construire davantage de logements. A comparer avec Thatcher, qui a obligé les communes à vendre les logements sociaux aux locataires en leur interdisant d’utiliser les recettes pour construire de nouveaux logements, semant ainsi les graines de la crise actuelle. May propose aussi de contrôler les prix de l’énergie – une idée qui a été dénoncé comme extrémiste et archaïque quand l’ancien dirigeant travailliste Ed Miliband l’avait avancée. Elle propose d’étendre les droits des salariés, éventuellement avec représentation aux conseils d’administration des entreprises; elle veut réglementer les OPA de firmes étrangères sur les sociétés britanniques; elle propose une réglementation des emplois précaires et des faux travailleurs indépendants. Et puis elle a aussi sa stratégie industrielle. Un débat entre John McDonnell, artisan de la politique industrielle travailliste et Margaret Thatcher aurait été un dialogue de sourds, marché libre contre interventionnisme d’État. Un débat entre McDonnell et May serait plutôt quelle intervention de l’État? Bien sûr, Theresa May reste une femme politique de droite et sur d’autres questions, notamment l’ouverture des secteurs de la santé et de l’éducation aux capitaux privés et la réduction de l’État social elle poursuit les politiques de Cameron. Mais elle croit aussi que le conservatisme doit avoir un volet social qui renforce la cohésion national. Là-dessus elle est en conflit larvé avec des secteurs de son propre parti.

May, à la différence de Cameron, ne craint pas de faire payer sa propre base politique. C’est un jeu à risque. Ainsi, le manifeste conservateur proposait de modifier radicalement la limite à laquelle les personnes âgées doivent payer pour leurs soins, ne leur laissant que £100.000. Conçu apparemment avec l’intention de faire payer les plus riches, ce propos a été compris, à tort ou à raison, comme une attaque en règle contre les retraités. Face à une avalanche d’opposition, même dans son propre parti, May a dû abandonner l’idée. Faire cela en pleine campagne électorale, c’est rare, et cela a entamé son image de dirigeante «forte et stable» – un des slogans de sa campagne.

May utilise aussi son manifeste pour avoir un mandat face à l’UE. Donc il est écrit noir sur blanc, «nous ne ferons plus partie du marché unique ou de l’union douanière» et que, tout en cherchant un accord acceptable, «nous continuons à croire que pas d’accord vaut mieux qu’un mauvais accord». De manière générale la sortie de l’UE est présentée non simplement comme un défi difficile à relever mais comme une étape nécessaire vers un pays plus prospère et plus juste. Les détails sont laissés aux négociateurs. Mais le message centrale est répété: «chaque voix pour moi et mon équipé me renforcera dans ces négociations autour de Brexit».

May a-t-elle réussi son coup?

Alors, est-ce qu’elle va avoir son mandat? Probablement. La seule chose qui pourrait l’empêcher serait une victoire travailliste. Le parti de Corbyn a commencé la campagne électorale avec des sondages à 25-26%. Petit à petit, il est monté à entre 32 et 34%. S’il fait 35%, même plus, ce sera déjà une victoire pour lui, comparé au 30% de Miliband en 2016. Pour le moins cela renforcerait sa position dans son parti. Mais est-ce qu’il pourrait vraiment gagner? Le système électoral britannique, uninominal à un seul tour, est pernicieux. Corbyn peut remonter dans ses bastions alors que les conservateurs remportent les circonscriptions marginales. Mais l’idée d’une défaite de May et d’une victoire des travaillistes est maintenant considérée comme une possibilité, bien qu’improbable. Il y a quelques indications intéressantes. Un sondage montre que le parti travailliste est majoritaire parmi les moins de 40 ans. Et un autre vient de donner les conservateurs à 43% et les travaillistes à 38%. Autre élément à prendre en compte, ces dernières semaines trois millions de personnes se sont inscrites sur les listes électorales, dont environ un million a moins de 34 ans, notamment des étudiants, parmi lesquels les travaillistes font 55%. Donc il peut y avoir un apport de voix pour les travaillistes. On ne peut donc pas totalement exclure une victoire travailliste, qui constituera, vu son programme, un vrai tremblement de terre. D’un autre côté pourtant, les orphelins de l’UKIP iront beaucoup plus vers le conservateurs que vers les travaillistes et les conservateurs ont fait des percées, on l’a vu dans les élections locales, parmi les couches populaires.

Tout dépend de ce qui est la motivation centrale des électeurs. Si c’est le programme économique et social, beaucoup d’électeurs peuvent être attirés par le programme travailliste. Malgré les efforts «sociaux» de May, le projet de Corbyn est plus large, plus cohérent. Si c’est le Brexit qui domine, May est dans une position plus forte. Et puis il y a l’attentat de Manchester. Est-ce que les gens seront plus convaincus par la démarche sécuritaire de May ou par l’approche de Corbyn?

Ces dernières années, les campagnes électorales au Royaume-Uni n’ont pas été passionnantes, exception faite de celles en Écosse et des deux référendums de 2014 et 2016. Mais la campagne qui se déroule en ce moment, à moins de deux semaines du scrutin, peut nous réserver quelques surprises.

NOTE
(1) On se rappelle que 23 juin 2016 on demandait aux électeurs de choisir entre «leave» (partir) ou «remain» (rester). On parlait donc de Leavers et Remainers et maintenant on ajoute les Re-Leavers et Hard Remainers (voir plus loin).

 

 


Il n’y a pas que l’Angleterre

 

L’Angleterre est de loin la composante la plus importante du Royaume-Uni. Mais il y a aussi l’Écosse, le Pays de Galles et l’Irlande du Nord. Au Pays de Galles le combat est comme en Angleterre, entre travaillistes et conservateurs, avec aussi le parti indépendantiste Plaid Cymru. Les conservateurs avaient commencé la campagne avec dix points d’avance sur les travaillistes. Aujourd’hui la situation est inversée: les travaillistes sont en tête (44%-34%). Plaid Cymru suit avec 9%.

En Irlande du Nord toutes les élections opposent les partisans de l’Union avec la Grande-Bretagne à ceux de l’unité irlandaise. C’est encore le cas aujourd’hui, mais avec la complication que, dans la perspective du Brexit, tout le monde souhaite que la frontière avec la République d’Irlande reste ouverte, une position partagée aussi par Londres et Dublin. La spéculation sur l’unification d’Irlande comme conséquence du Brexit est largement prématurée. Les obstacles du côté de la population protestante restent considérables.

Mais c’est en Écosse que le Brexit joue le rôle le plus important dans la campagne. On se rappelle que le Parti travailliste, longtemps hégémonique en Écosse, a subi une déroute aux mains du SNP (indépendantiste, au pouvoir à Edimbourg) aux élections législatives britanniques en 2015 et encore à celles pour le Parlement écossais en 2016. C’était prévisible depuis le référendum sur l’indépendance en 2014. Ce que l’était moins, c’était la renaissance du Parti conservateur, réduit à une force marginale en Écosse sous Thatcher. Même aujourd’hui les gens aiment dire qu’il y a plus de pandas en Écosse que de députés conservateurs (il y a deux pandas au zoo d’Édimbourg et un seul député conservateur). Mais c’est fini la rigolade: ce parti renaît de ses cendres. On l’a vu aux élections pour le Parlement écossais en 2016 où il a fait jeu égal avec les travaillistes à 22%, avec le SNP à 46%. Avec le déclin du Parti travailliste les conservateurs ont pu se présenter comme le parti de l’Union. Donc, alors qu’une grande partie de l’électorat travailliste est passé au SNP, la composante unioniste a en partie trouvé refuge chez les conservateurs. En plus, les conservateurs ont pu attirer une partie de l’électorat du SNP qui vote pour ce parti parce qu’il gouverne bien, sans être pour l’indépendance. Aux élections locales le 4 mai, le SNP a fait 32% de premières préférences (il y a un système de vote transférable avec plusieurs tours), les conservateurs 25%, les travaillistes 20%. Pour les élections du 8 juin les sondages donnent le SNP à 40%, les conservateurs à 28%, les travaillistes à 18%. Le SNP est donc toujours dominant, mais il n’est plus, comme en 2015, à plus de 50%.

Dans cette situation le SNP est tenté par une fuite en avant vers un nouveau référendum. Cela semble un pari hasardeux, surtout quand le SNP le lie à la question de l’Union européenne. Tout le monde sait que l’Écosse a voté à 62% contre le Brexit, après avoir voté à 55% en 2014 contre l’indépendance. Mais les deux référendums étaient distincts. Ceux qui ont voté pour l’UE ne sont pas forcément pour l’indépendance, même pour pouvoir rester dans l’UE. Et ceux qui ont voté pour l’indépendance en 2014 n’étaient pas tous pro-UE. Le 23 juin un million d’écossais a voté pour sortir de l’UE, 1,66 million pour rester. On estime que sur le million qui a voté pour le Brexit, 400,000 avaient voté pour l’indépendance, donc environ 25% du total de 2014. Et dans un sondage récent 25% des Écossais se prononcent pour la sortie de l’UE et 42% pour réduire les pouvoirs de Bruxelles et renforcer ceux des parlements nationaux. Il faut supposer que le 23 juin une partie des 42%, confronté à un choix binaire pour ou contre l’UE, a voté contre.

Il semble évident qu’avec 25% contre l’UE et 42% fortement critiques, il ne serait pas raisonnable de faire un référendum lié à la question européenne, au risque d’un deuxième échec. Par ailleurs les sondages indiquent que la majorité d’écossais ne veut pas d’un nouveau referendum maintenant. La direction du SNP semble pourtant tenir à son idée. En déclarant qu’elle n’acceptera pas un référendum avant le Brexit, Theresa May rend peut-être involontairement service à la cause de l’indépendance écossaise.

Murray Smith

Politique

15-05-2017 Par

F T Y

France: Les législatives seront le troisième tour

Le 7 mai a vu le deuxième tour de l’élection présidentielle en France. La victoire d’Emmanuel Macron avait été prédite par tous les sondages. Le résultat a pourtant été en haut de l’échelle de prévisions, avec 66,1% des suffrages.

On peut attribuer l’ampleur de la victoire à une deuxième semaine de campagne assez catastrophique pour Marine Le Pen. En particulier pendant le débat en face à face avec Macron: elle a été coriace, agressive et elle a marqué quelques points sur le thème de Macron candidat de la finance, de la continuité, etc. Mais sur l’économie et en particulier sur l’euro, sa prestation était mauvaise jusqu’à frôler l’incohérence. Macron n’avait pas besoin d’être très bon pour apparaître plus crédible.
L’élection présidentielle terminée, se profilent les législatives des 11 et 18 juin. L’enjeu est de taille: Macron n’est pas certain de rassembler majorité sans laquelle sa capacité à appliquer son programme sera limitée. Ainsi, tous les états-majors préparent la campagne: le parti du président, qui s’appelle maintenant « La République en Marche » (LRM), évidemment; mais aussi les autres partis, qui cherchent à se remettre en selle après la campagne présidentielle et à refuser sa majorité à Macron. Pour certains il s’agit de pouvoir ensuite marchander leur soutien, pour d’autres et notamment la gauche radicale, de mener une opposition conséquente à sa politique antisociale.

Déception pour le Front national

La candidate battue a obtenu 33,9% et 10,6 millions de voix; c’est encore beaucoup. Mais c’est nettement en-deçà des espoirs des cadres du Front national. Suffisamment pour que des critiques de la ligne «sociale» et le projet de sortie de la monnaie unique de Marine Le Pen et Florian Philippot, et plus largement la tentative de s’adresser aux couches populaires et aux électeurs de gauche, ont commencé à se faire entendre. De nombreux cadres du FN, peut-être la majorité, n’ont jamais vraiment été d’accord avec la ligne de Marine : ils l’ont acceptée tant qu’elle remportait des victoires, dans la séquence électorale de 2012 à 2015. Mais l’échec relatif du 7 mai a changé la donne. Personne ne lui reproche de ne pas avoir gagné, mais une meilleure fin de campagne aurait pu franchir la barre symbolique des 40%. L’analyse de la composition du vote le Pen au deuxième tour apporte quelques éclaircissements. Elle montre que malgré ses appels aux électeurs de gauche, seulement 7% des électeurs de Mélenchon et 2% de ceux d’Hamon ont voté Le Pen. A droite, 20% des électeurs de Fillon et seulement 30% de ceux de Nicolas Dupont d’Aignon, candidat souverainiste de Debout la France, qui avait pourtant apporté son soutien à Le Pen entre les deux tours et était prévu comme premier ministre. Des chiffres qui confortent l’analyse d’un élu FN du sud de la France «C’est une catastrophe. On paye un programme qui a fait fuir la droite», en lançant «des appels à la gauche, alors que la gauche ne votera jamais pour nous». Dans un de ces coups de théâtre qui ont tellement marqué cette campagne Marion Maréchal-Le Pen, qui aurait pu être le porte-voix de ces critiques a annoncé sa retraite de la vie politique pour des raisons personnelles, en précisant que ce n’était pas définitive. Certains pensent qu’il s’agit d’une fine manœuvre: partir pour revenir en force au moment choisi. Quoi qu’il en soit, le Front national rentre dans une zone de turbulences qui peut aboutir à une vraie crise. Les critiques, mises en sourdine pour l’instant, ne le seront plus après les législatives.

A gauche, on aurait pourtant tort de se réjouir trop tôt. Le FN est déjà passé par d’autres crises et a toujours rebondi. Le score de Marine Le Pen est quand même le plus élevé de l’histoire du parti. Et cinq ans de Macron, s’il arrive à trouver une majorité à l’Assemblée nationale reproduira les conditions qui alimentent le Front.

Macron : une victoire ambiguë

Si la défaite de Marine Le Pen a été amère, la victoire de Macron a été ambiguë. Avec 24% au premier tour et 66% au deuxième, il doit sa victoire à la volonté de battre Le Pen. Parmi les 52% des électeurs de Mélenchon, les 48% de ceux de Fillon, les 71% d’Hamon, et les 27 % de Debout la France qui ont voté Macron au deuxième tour, il est difficile de décerner un vote d’adhésion. D’ailleurs, parmi les votants pour Macron au deuxième tour, 43% cite l’opposition à Marine Le Pen comme leur motivation. Un tiers ont voté Macron pour le renouvellement qu’il prétend représenter; seulement 16% approuve son programme et 8% ont voté pour sa personnalité. Sa base est donc fragile et instable et par ailleurs fortement biaisée vers les couches aisées. Il peut compter sur une certaine dynamique dans le sillage des présidentielles, mais il est difficile d’en estimer l’ampleur. Un sondage quelques jours avant le deuxième tour donne 22% pour LRM, 20% chacun pour le FN et les Républicains, 16% pour la France insoumise. Un autre sondage entre le 9 et le 11 mai voit Macron à 29%, LR et le FN toujours sur 20% la France insoumise à 14% et le PS à 7%.
Tout en espérant un grand succès pour LRM, Macron ne peut pas tout miser là-dessus. Donc on le voit négocier avec des députés sortants qui ont un pied dans le PS et un pied dehors. Il semble qu’en fin de compte il y aura quelques dizaines de ces girouettes qui seront soit candidats LRM, soit laissés sans candidat LRM face à eux. En ce qui concerne les Républicains, dont les tensions internes sont d’un autre ordre que la crise existentielle que vit le PS, il semble qu’un nombre plus restreint de ses députés n’auront pas un candidat LRM en face. Il semble aussi qu’il y aurait un accord avec le MoDem de François Bayrou, mais comme tout ce qui entoure la campagne de Macron ces derniers jours, il y a des déclarations, des contre-déclarations et des démentis.

Ceux qui ont refusé de choisir

L’autre fait marquant du deuxième tour de cette élection présidentielle a été le niveau extrêmement élevé d’abstentions et de votes nuls ou blancs, sans précédent depuis 1969. Il y a eu 25,38% d’abstentions et 11,49% de votes blancs et nuls. C’est d’encore plus remarquable que le danger d’une victoire de Le Pen, bien qu’improbable, était loin d’être inexistant. Il y a deux façons d’aborder ce phénomène. D’abord, on peut critiquer ou dénoncer ceux qui n’ont pas voulu utiliser le bulletin de vote Macron pour bloquer la route à Le Pen. Il fallait certainement essayer de les convaincre avant le 7 mai. Mais en rester là, où faire de cette question un point de clivage, ne sert à rien. Il vaut mieux essayer de comprendre. Le phénomène est loin d’être totalement négatif, au contraire. Parmi ceux qui ont choisi de ne pas choisir le 7 mai, un très grand nombre ont fait leur geste pour signaler leur opposition totale à Macron, qui découlait d’un rejet de son programme et la compréhension que le jeune énarque représentait la continuité, probablement en pire, des politiques de ses prédécesseurs. Cette compréhension était par ailleurs partagée par un grand nombre de ceux qui ont voté pour Macron.

Jean-Luc Mélenchon a refusé de se joindre à ce qu’on appelle le «Front républicain» contre Le Pen le soir du premier tour, dont une bonne partie consiste d’antifascistes d’un jour tous les cinq ans. La France insoumise a organisé une consultation à laquelle 240,000 personnes ont participé – ce qui est en soi un camouflet pour ceux qui mettent en doute la réalité militante du mouvement – avec trois choix: voter Macron, voter blanc, s’abstenir. Le résultat était partagé, aucune position n’étant majoritaire. FI n’a pas pris position et Mélenchon a refusé de dire comment il avait voté. Cette démarche, très critiquée, était sans doute la seule qui garantissait l’unité de la France insoumise ;

Ce degré d’opposition à un président nouvellement élu est sans précédent. Il laisse présager non seulement des mobilisations dans la rue. Celles-ci auront lieu, et bientôt ; surtout si Macron persiste avec son intention de s’attaquer davantage au Code de travail par décret. Mais l’ampleur du refus de la politique de Macron doit aussi trouver son reflet aux législatives.

Où en sont les partis traditionnels?

Malgré la différence d’échelle, on voit des processus parallèles dans LR et le PS. Les plateformes «extrêmes» de leurs candidats présidentiels ont été recentrées. Benoît Hamon a pu constater, sans paraît-il avoir été consulté, que des pans entiers de son programme avait disparu, notamment le revenu minimum garanti et les questions écologiques. Il y a eu aussi un recentrage à droite, où la campagne législative de LR sera dirigée par François Baroin.
Dans le Parti socialiste, on peut identifier plusieurs cas de figure et plusieurs courants. Il y a ceux qui sont passés avec armes et bagages chez Macron, en claquant la porte du PS, à l’image de Richard Ferrand, aujourd’hui secrétaire-général de LRM. Il y en a qui tout en gardant leur carte du PS penchent vers Macron. Il y a l’appareil représenté par le secrétaire national, Jean-Christophe Cambadélis, qui essaie de maintenir le PS plus au moins debout, au moins jusqu’au lendemain des législatives. Et il y a des courants qui se forment, de gauche comme celui de Benoît Hamon ou du centre comme celui emmené par les maires de Lille et Paris, Martine Aubry et Anne Hidalgo et l’ancien Garde des sceaux Christiane Taubira. Où tout cela mène dépendra du score du PS aux législatives et des manoeuvres et reclassements autour de Macron.

Il n’est pas facile de prédire l’issue des législatives. Pour plusieurs raisons. D’abord, les sondages ont été faits avant que les différentes forces politiques ne soient en état de marche, n’ayant même pas clos leurs listes ou commencé leur campagne. Ensuite, une élection avec plusieurs forces politiques n’est pas la même chose que le duel classique gauche-droite. Déjà en 2012 nous avons assisté à un certain nombre de triangulaires (en général PS-droite-FN). Cette fois-ci ce sera encore plus compliqué. Le 23 avril, Macron était en tête dans 240 circonscriptions, Le Pen dans 216, Mélenchon dans 67, Fillon dans 54. A supposer, ce qui est loin d’être sûr, que ces résultats se reproduisent le 11 juin, cela nous dira pas grande chose sur le résultat. Non seulement parce que cela dépend du report de voix du premier tour, mais parce que tout candidat avec les suffrages de plus de 12,5% des inscrits au premier tour peut se maintenir au deuxième. Ce qui peut donner non seulement des triangulaires mais des quadrangulaires. Et dans ces cas-là c’est le candidat en tête qui est élu, même sans avoir 50% des voix. Ce qui peut aider le Front national, mais aussi la France insoumise.

Vu le nombre d’impondérables, et même à supposer que les sondages soient fiables, comme ils l’ont été grosso modo pour les présidentielles, il est particulièrement inutile de spéculer. Surtout, beaucoup de choses peuvent changer au cours de la campagne, comme la campagne présidentielle vient de le démontrer.

La campagne de la France insoumise

Jean-Luc Mélenchon et la France insoumise ont lancé leur campagne le 13 mai. Ils avaient annoncé qu’ils auraient des candidats dans toutes les 577 circonscriptions. Au 13 mai, seule une dizaine n’étaient pas encore couvertes. La grande majorité des candidats n’appartient à aucun parti (la double appartenance est autorisée). Mais un certain nombre, peut-être un quart, sont membres du Parti de Gauche, d’EELV, du PCF et même quelques-uns du PS. Il semble que dans tous ces cas il s’agit de gens qui ont soutenu la campagne présidentielle. Ces derniers jours il y a eu des négociations avec le PCF en vue d’un accord pour les législatives. Les rapports entre la France insoumis et le PCF ont été particulièrement compliquées au cours de cette campagne. Le PCF n’a pas apprécié que Mélenchon lance sa campagne début 2016 et a cherché pendant des mois à trouver un candidat unitaire. Dès le printemps 2016 de nombreux militants et cadres du PCF avaient rejoint la campagne de Mélenchon. Il fallait attendre novembre avant que le parti en tant que tel, après un débat difficile, apporte son soutien. A partir de là au niveau central le PCF a mené une campagne active de soutien à Mélenchon. Mais c’était son propre campagne, avec son propre programme, affiches, etc. Dès le mois de janvier, il y a eu des négociations pour une campagne commune aux législatives, qui n’ont pas abouti. Celles qui ont suivi le premier tour ont été tout aussi infructueuses. Mais il y aura des candidates PCF qui font partie des listes de la France insoumise, surtout ceux qui ont soutenu Mélenchon dès le début. D’autres n’auront pas de candidat FI en face. Il y a un certain nombre d’accords locaux et le 13 mai FI a annoncé qu’elle ne présenterait de candidats contre ceux du PCF qui avaient parrainé Mélenchon. Il faut sans doute attendre la date limite du dépôt de listes le 19 mai pour avoir une idée exacte.

Les conditions de la France insoumise dans ses rapports avec d’autres forces visaient à avoir une campagne nationale unique et pas un patchwork d’accords locaux, ni de campagnes parallèles. Elle a mis comme conditions qu’il y aura un programme unique (que personne n’était obligé de signer), une charte de conduite (que tous les candidats doivent signer) un financement commun et une discipline de vote dans la future fraction parlementaire. Cette démarche découlait de son but, qui était de devenir la première force de gauche et dans ses projections optimistes, d’avoir une majorité de gauche à l’Assemble nationale. Jean-Luc Mélenchon a annoncé sa candidature à Marseille face à un dirigeant socialiste de la ville. A l’accusation qu’il voulait affaiblir le PS (qui par ailleurs s’affaiblit tout seul) il a répondu que son but n’était pas de l’affaiblir, mais de le remplacer. Ce qui a le mérite d’être clair et logique. Cela ne veut pas dire que FI ne peut pas travailler ensemble à l’avenir avec des socialistes ou des Verts qui adoptent une position d’opposition claire à Macron.

Le résultat des élections législatives et surtout la force de la gauche radicale déterminerait la marge de manoeuvre de Macron. Mais en attendant il sera quand même président. Et même avant de s’installer à l’Elysée il a eu deux douches froides. Pendant la campagne il avait eu le soutien indéfectible de toute l’Europe libérale. Une fois élu on l’a rappelé à l’ordre. Jean-Claude Juncker a déclaré que les Français dépensaient trop et mal – entendre, sur les services publics. Et Merkel a fait comprendre qu’il n’y aurait pas de changement des règles pour l’aider et que son premier devoir était de «réformer» la France. De manière hautement symbolique, le premier voyage à l’étranger du nouveau président, le 15 mai, sera à Berlin.