Murray Smith
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Militant politique depuis les années 60, Ecossais internationaliste, il a vécu longtemps en France. Au sein de déi Lénk, il s'occupe surtout des questions internationales.
Les articles de: Murray Smith
Les frontières de la solidarité
Récension de l’ouvrage « Les frontières de la solidarité: les syndicats et les immigrés au coeur de l’Europe », par Adrien Thomas, Presses Universitaires de Rennes, Collection Res Publica
Parmi les conséquences de la mondialisation capitaliste, il y a l’internationalisation du marché de travail qui touche de manières diverses les pays capitalistes avancés et ceux dit en développement. Dans ce panorama, le Luxembourg occupe une place particulière. La tendance à l’internationalisation du marché du travail prend ici une dimension extrême.
Le salariat au Luxembourg est aujourd’hui composé de 29% de citoyens luxembourgeois, 27% d’immigrés (non-citoyens résidant dans le pays) et 44% de frontaliers. Les conséquences de ces évolutions concernent toute la société luxembourgeoise et évidemment le monde politique. Mais ce sont les syndicats qui sont concernés en premier lieu. C’est justement le thème du nouveau livre d’Adrien Thomas.
L’importance de l’immigration et le rôle des travailleurs étrangers dans l’économie luxembourgeoise ont commencé avec l’essor de la sidérurgie dans le dernier quart du 19e siècle. Adrien Thomas commence donc par remonter aux débuts et trace les différentes étapes des migrations. C’est aussi l’histoire de la manière dont l’Etat luxembourgeois a cherché à gérer les flux migratoires. Et surtout, de comment le mouvement syndical, qui a été confronté à la question de l’immigration dès ses débuts, s’est efforcé à y répondre.
Gestion des flux migratoires
Au début et jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale, les politiques de l’Etat aussi bien que celles du mouvement syndical ont été caractérisées surtout par la volonté de contrôler les flux de migration (et les migrants) et de protéger la situation des salariés autochtones. Exception honorable, le KPL (Parti communiste luxembourgeois) et ses relais syndicaux ont dès le début pris la défense des immigrés.
Ce n’est qu’au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale que l’Etat luxembourgeois engage une évolution vers une politique d’intégration. Constatant le besoin de main d’œuvre, le gouvernement signe des accords avec le Portugal et la Yougoslavie et commence à voir l’immigration comme un apport positif et un phénomène permanent.
Les syndicats s’adaptent aussi, en parallèle et en concert avec l’Etat. Il s’agit pour eux d’une question vitale. Plus le salariat s’internationalise, plus il devient impératif pour les syndicats, afin de maintenir leur représentativité, de recruter des adhérents non-luxembourgeois. A première vue, il semble que les syndicats luxembourgeois ont bien relevé le défi de la syndicalisation des immigrés et des frontaliers.
Immigration – le défi syndical
Il y a eu beaucoup d’efforts de recrutement, avec la création de structures spécifiques, la prestation de conseils et de services, particulièrement utile pour des travailleurs qui débarquent dans un pays dont ils ne connaissent pas les règles, le travail avec les associations immigrés, etc. Des liens ont été tissés avec les syndicats des pays voisins et plus lointains (Italie, Portugal, Cap-Vert).
Le fait que la quasi-totalité des immigrés des dernières décennies sont citoyens de l’Union européenne a permis de s’appuyer sur des règlements européens pour exiger des droits égaux pour eux. Non seulement les règlements qui limitaient la participation syndicale des non-citoyens seront-ils progressivement supprimés, mais les syndicats ont commencé à aborder des sujets qui sortent du strict cadre syndical – logement, droit de vote, etc.
En ce qui concerne les frontaliers, les deux confédérations, OGBL et LCGB, ont des bureaux dans les principales concentrations de frontaliers en Allemagne, France et Belgique. On peut dire donc que l’effort de syndicalisation est largement réussi. Mais comme le démontre Adrien Thomas, les choses ne sont pas si simples. Syndicalisation des étrangers n’implique pas forcément intégration au même titre que les salariés luxembourgeois.
La barrière de la langue
La syndicalisation des immigrés a commencé dans les années 70 et 80 par le recrutement de permanents issus des communautés immigrées et parlant portugais ou italien. Vint ensuite la création de structures spécifiques pour accueillir les nouveaux adhérents. Celles-ci étaient conçues comme transitoires, une étape vers l’intégration des immigrés dans les structures normales du syndicat.
Pourtant, elles perdurent, car il y a des barrières à cette intégration. Les immigrés tombent tout de suite sur celle de la langue, car la langue des syndicats est le luxembourgeois, à tous les niveaux. Au début, il n’y avait aucune forme de traduction. Plus tard, dans les congrès et instances de direction, il y avait la traduction simultanée.
Mais pas dans les sections locales. Du coup, il devient quasiment impossible que les immigrés participent aux sections locales. Pour l’élection des délégués aux congrès des syndicats, les sections locales (basées sur le lieu de résidence) pèsent autant que les fédérations (basées sur le lieu du travail). Mais les immigrés ne pèsent pas dans les sections et n’ont qu’une présence réduite en tant que département d’immigrés. Cela va mieux sans doute dans les fédérations, surtout celles où les étrangers sont dominants.
Le syndicalisme luxembourgeois et les travailleurs frontaliers
La situation des frontaliers devrait être plus simple. Puisque les sections sont basées sur le lieu de résidence, pourquoi ne pas créer des sections à Thionville ou Longwy ? Il n’y a pas de problème de langue, tout le monde parle français. La réponse de l’OGBL s’arrête à mi-chemin. On crée des sous-sections, dépendant de sections luxembourgeoises, ce qui limite fortement les chances de l’élection de frontaliers comme délégués, ainsi que leur accès au financement par le syndicat.
Ici, la question de la langue ne joue pas. Les frontaliers sont confrontés à la forte centralisation des syndicats luxembourgeois et aussi à une certaine volonté, parfois affichée ouvertement, de garder la direction du syndicat au Luxembourg. Ce qui est fait pour l’instant : les onze membres du Bureau exécutif de l’OGBL sont tous de nationalité luxembourgeoise, ainsi que la quasi-totalité des 16 secrétaires centraux qui dirigent les fédérations.
Si des syndiqués immigrés dirigent bien leur propre secteur, ils arrivent rarement à des postes de responsabilité syndicale en dehors. Le résultat est une certaine marginalisation ou ghettoïsation des immigrés et des frontaliers. Souvenons-nous de la composition du salariat au Luxembourg, surtout le poids des frontaliers. Elle trouve son reflet au niveau syndical; il y a 13.000 adhérents de l’OGBL en Lorraine, un sixième des adhérents de la confédération. Il y a là un déséquilibre manifeste entre la syndicalisation réussie des frontaliers et leur poids dans les instances.
«Différences de cultures»?
Autre facteur qui favorise les autochtones contre les immigrés ou les frontaliers, et qu’Adrien Thomas décrit bien: « le contexte politique néo-corporatiste au Luxembourg, caractérisé par la proximité entre syndicats et partis politiques, ainsi que par le densité des interactions Etat-syndicats-employeurs ». Ce contexte favorise l’accession de syndicalistes autochtones à des postes de responsabilité.
En partie pour des raisons de langue, parce que tout cela fonctionne en luxembourgeois. Mais sans doute aussi tout simplement pour avoir grandi et évolué dans cette société, comme résultat naturel de leur insertion dans ses relations sociales.
On trouve aussi des attitudes stéréotypées à l’égard des immigrés. Par exemple l’idée des Portugais qui sont censés être passifs et avoir une conception « utilitaire » du syndicat, ou à l’autre extrême l’hostilité des syndicats à l’égard des Italiens dans les années 20-30, précisément parce qu’ils n’étaient pas assez passifs. Des stéréotypes fonctionnent aussi pour le syndicalisme d’autres pays.
Il est courant d’entendre qu’il y a des «différences de cultures» entre le syndicalisme dans les différents pays, notamment entre le Luxembourg et la France. Ce qui est vrai à un certain degré. Mais Adrien Thomas montre bien qu’il ne s’agit pas vraiment de «cultures nationales». Ce qu’on peut appeler les cultures syndicales sont le produit de l’histoire et des rapports avec l’Etat et les employeurs.
Toutes choses qui évoluent. Et puis on trouve des cultures syndicales tout à fait différentes dans le même pays, comme cela est le entre la CGT et la CFDT en France. Autrement dit, il s’agit moins de culture en tant que telle que de pratiques et conceptions liées au syndicalisme de combat ou au syndicalisme de négociation.
Et quand on regarde les formes d’action utilisées par les salariés de Villeroy et Boch en 2009, dans une lutte contre la fermeture de leur entreprise que le livre cite, et qui allaient jusqu’à l’invasion de l’usine de Villeroy et Boch à Mettlach en Sarre, le moins que l’on puisse dire est que cela ne correspond pas exactement au modèle de syndicalisme de négociation luxembourgeois.
Le Luxembourg: aspirateur de capitaux et de travailleurs
Les syndicats luxembourgeois entretiennent des rapports assez étroits avec ceux des autres composantes de la Grande région, des rapports de coopération et de concertation. A l’image des autorités publiques. Mais encore une fois, les choses ne sont pas si simples. Il y a une collaboration entre les différentes composantes de la Grande région, mais aussi une concurrence pour attirer des investissements et des salariés.
Au-delà de la mise en exergue de la Grande région comme « l’Europe en miniature », comme exemple de coopération au-delà des frontières, il existe ces concurrences. Et une des raisons pour laquelle le Luxembourg tire bien son épingle du jeu tient au fait qu’il est le seul Etat souverain. Alors que les autres composantes sont des régions dont les gouvernements nationaux ont bien d’autres préoccupations que celle de la Grande région.
Le Luxembourg réussit donc non seulement à attirer des capitaux vers son centre financier, il aspire aussi des salariés dont l’éducation et la formation professionnelle ont été payées par leurs pays d’origine.
D’Athus à Villeroy et Boch
Au niveau syndical aussi, il existe une certaine concurrence pour créer ou défendre l’emploi. Adrien Thomas cite trois exemples. D’abord, la grève avec occupation de l’usine d’Athus en 1977, dans une entreprise belgo-luxembourgeoise qui possédait aussi une usine à Rodange. Les syndicats luxembourgeois ont appelé les ouvriers de Rodange à ne pas soutenir leurs collègues belges.
Et le tout était accompagné dans la presse luxembourgeoise (y compris syndicale) par une comparaison entre la « tactique de lutte » des Belges (et des Français à la même époque) et la « tactique de négociation » luxembourgeoise, évidemment au bénéfice de cette dernière. Ensuite, le cas de Villeroy et Boch, déjà cité, où, face au surgissement de leurs collègues luxembourgeois dans leur usine, les ouvriers allemands sont restés de marbre, ne cessant même pas le travail pour discuter, avec le soutien de leur conseil d’entreprise.
Il s’agit ni dans un cas ni dans l’autre de diaboliser un groupe de salariés. Simplement de souligner que là où se trouvait en concurrence des groupes salariés de différents pays, les syndicats ont choisi de s’aligner sur une vision nationale étroite. Ce n’était sûrement pas la seule possible.
La question des bourses d’études
Le troisième exemple concerne la tentative du gouvernement luxembourgeois en 2010 de supprimer les bourses d’études pour les enfants de frontaliers. La réaction des syndicats a été tout à fait correcte : ils se sont opposés à la décision du gouvernement et ont soutenu les frontaliers. La riposte avait commencé par une manifestation importante à Luxembourg pour s’affaiblir par la suite.
Il est apparu qu’une certaine partie des syndiqués luxembourgeois n’était pas prête à se mobiliser sur la question, ce qui a contribué à ce que les syndicats se sont orientés vers la voie juridique plutôt que celle de la mobilisation. Ce qui a été assez mal vécu du côté des frontaliers, qui avaient été forcés par leur syndicat à abandonner l’idée de formes d’action plus radicales (blocage de routes).
Cette courte recension est loin d’avoir couvert toute la richesse du livre. On apprend beaucoup sur l’histoire des migrations ouvrières au Luxembourg et sur les complexités de la syndicalisation d’un salariat internationalisé. L’utilisation des courts extraits d’entretiens avec des syndicalistes luxembourgeois immigrés et frontaliers en donne un aperçu très vivant.
A la lecture de ce livre, il est clair qu’il reste beaucoup de chemin à faire pour arriver à une véritable intégration des immigrés et frontaliers aux syndicats luxembourgeois et qu’une telle intégration, si elle n’ira pas sans problèmes, renforcera les syndicats en les diversifiant. Ce qui sera important à un moment où le « modèle luxembourgeois » commence à prendre de l’eau de toutes parts et que la défense des acquis et de l’Etat social se pose avec une certaine acuité.
L’Odyssée rouge de Manolís
Le 27 Novembre, le Luxembourg a eu le privilège d’accueillir Manolís Glézos. Une réunion publique a été organisée conjointement par déi Lénk et par les sections luxembourgeoises de Syriza, d’Izquierda Unida, du Parti communiste d’Espagne et de Rifondazione comunista. Cent cinquante personnes ont rempli la salle, beaucoup plus que le nombre de places assises. Sans surprise, le plus grand contingent venait de la communauté grecque au Luxembourg.
Manolís Glézos est une figure légendaire, en Grèce et au-delà. Son premier acte notable a été, avec Apóstolos Sántas, de monter sur l’Acropole en mai 1941 pour enlever le drapeau à croix gammée que les occupants nazis y avaient hissé. Mais il a fait beaucoup plus que cela. Il a été de tous les combats pendant plus de 70 ans. Il a été emprisonné et torturé par les nazis, puis par la contre-révolution victorieuse après la défaite de la gauche dans la guerre civile, et encore sous la dictature des colonels.
Les héros de l’Acropole
Plusieurs fois, il a vu une peine de mort commuée en peine de prison. Et l’année dernière, il a été triomphalement élu au Parlement européen à la tête de la liste de Syriza, devenant le doyen d’âge du parlement, avec un vote personnel de 430.000, plus que tout autre candidat en Grèce.
Mais Manolís ne parlait pas beaucoup de sa propre histoire. Juste pour nous dire, de manière très émouvante, que quand il parlait, nous devrions entendre non seulement sa voix, mais celle de ses camarades, ceux qui n’étaient plus là, ceux qui avait donné leur vie, y compris son frère cadet, fusillé par les nazis à l’âge de 19 ans.
Il a parlé beaucoup plus sur le présent et l’avenir. Et il ne nous a pas fait un long discours, comme beaucoup sans doute l’attendaient. Il a expliqué qu’il préférait le dialogue au monologue, a parlé pour seulement 5-10 minutes, puis a répondu aux questions et débattu avec la salle pendant deux heures et demie, debout, à l’âge de 92 ans.
« L’Histoire frappe à notre porte »
Manolís est solidement optimiste sur la situation en Grèce et sur les perspectives de Syriza: comme il l’a dit « l’Histoire frappe à notre porte » et nous sommes à un moment où les changements qui autrement pourraient prendre des décennies peuvent arriver en quelques mois ou années.
Il a également souligné qu’il ne s’agit pas simplement de remplacer une équipe de dirigeants par une autre, ni d’une direction ou d’un parti qui «guide» («un mot terrible», dit-il) le peuple, mais que le peuple lui-même exerce le pouvoir, qu’il y ait la souveraineté populaire, en Grèce et dans une Europe des peuples.
Beaucoup d’autres sujets ont surgi dans la discussion: comment briser le pouvoir du capital financier, comment faire face à la dette, la façon dont les gens s’organisent en Grèce aujourd’hui. Il a souvent parlé du village d’où il vient et où il est retourné, dont il a dit à un moment qu’il « émanait ».
Le peuple au lieu du « Guide »
Mais il semblait qu’il émanait non seulement de son village, que plus largement il avait ses racines dans le peuple grec et dans ses fortes traditions de résistance et de lutte, dont il a aussi parlé et qui semblent être la source de sa propre force et de son optimisme pour l’avenir.
C’était une soirée inoubliable pour ceux qui ont eu la chance d’y assister. Le lendemain, avant de retourner à Bruxelles, Manolís a été invité à parler aux élèves de l’école grecque à Luxembourg.
« Cette défaite porte les graines d’une victoire future »
Après une campagne qui aura duré deux ans, l’Ecosse a voté le 18 septembre pour ou contre l’indépendance – oui ou non. Et c’est le non qui l’a emporté. C’était donc une victoire pour l’establishment politique britannique et une défaite pour les forces de l’indépendance. Et en bons démocrates, les vaincus ont accepté le verdict des urnes.
Pourtant ceux qui s’attendaient à voir les partisans de l’indépendance abattus et qui espéraient que la question de l’indépendance serait réglée pour au moins une génération ont été vite déçus. Cette défaite porte les graines d’une victoire future, pour au moins trois raisons. D’abord, le déroulement de la campagne. La participation a été massive. Pas moins de 97% des électeurs potentiels se sont inscrits sur les listes électorales: 118.000 d’entre eux l’ont fait dans le mois précédant la fermeture des listes, le 2 septembre.
Ils font partie de ce qu’on appelait « le million manquant », ceux et celles qui ne votaient jamais et n’étaient souvent même pas inscrits. Cette fois-ci, ils ont voté : le taux de participation était de 84%. Il faut revenir à 1910 – avant le suffrage universel – pour trouver un taux supérieur. Beaucoup de ces nouveaux votants avaient été mobilisés et motivés par la campagne pour le oui, à travers le porte-à-porte, les discussions individuelles, les réunions publiques dans les salles de quartier, dans laquelle l’aile radicale de la campagne a joué un rôle très actif.
Un vote de classe
Deuxièmement, un examen du vote conduit à plusieurs conclusions. D’abord, il s’agit très clairement d’un vote de classe. Le scrutin a eu lieu dans 32 régions ou grandes villes. Le oui a été majoritaire dans quatre d’entre elles. Il s’agit de Glasgow, Dundee, et deux régions proches de Glasgow. Ce sont des régions sociologiquement ouvrières; ce sont les zones les plus défavorisées, avec les niveaux les plus élevés du chômage et de tous les indices de pauvreté. Ce sont aussi, historiquement et encore aujourd’hui, des bastions du mouvement ouvrier.
Les informations dont on dispose actuellement montrent en plus que partout le vote pour l’indépendance a été plus élevé dans les quartiers populaires. Ce sont aussi des zones qui ont été dominées depuis prés d’un siècle par le Parti travailliste bien que le Parti national écossais (SNP), qui dirige le gouvernement à Edimbourg, ait fait des avancées ces dernières années. En revanche, les régions qui ont été des bastions du SNP depuis les années 1970, avec des populations plus mixtes, ont toutes voté non.
Ensuite, un sondage publié le 20 septembre a donné une série d’indications qui montrent les limites de la victoire do non. D’abord, le oui a été majoritaire dans toutes les classes d’âge sauf les 18-24 (48%), les 55-64 (43%) et les plus de 65 ans (27%). Le vote pour le oui était de 71% parmi les 16-17 ans, 59% pour les 25-34, 52-53% entre 35 et 54.
On peut donc conclure que le résultat a été plombé par le vote des électeurs les plus âgés et que malgré la courte majorité pour le non chez les 18-24, le vote oui est globalement majoritaire parmi la population de moins de 55 ans. On peut respecter un tel résultat sur le plan arithmétique. Politiquement il est tout sauf définitif.
La jeunesse majoritairement indépendantiste
Ceci est confirmé par les motivations de ceux et celles qui ont vote oui et non. Pour les oui: 10% ont voté pour ne plus jamais avoir un gouvernement conservateur; 20% parce qu’ils pensaient que l’Ecosse indépendante aurait un meilleur avenir; 70% ont cité le principe que toutes les décisions concernant l’Ecosse devraient être prises en Ecosse.
Ce dernier pourcentage est peut-être le plus important du sondage. Ces 70% sont pour l’indépendance pour la plus fondamentale des raisons: la démocratie, car la question nationale est au fond une question politique, démocratique. Evidemment pas dans l’abstrait, car ceux qui ont voté oui ont très clairement exprimé leur opposition au néolibéralisme et à la guerre, pour la justice sociale et la redistribution des richesses.
Les chiffres correspondant pour le non sont aussi intéressants. 47% ont été motivé par les risques de l’indépendance. C’est le solde de ce que le responsables de la campagne du non ont apparemment appelé entre eux le «projet peur»: un vote pour l’indépendance mettrait en danger l’emploi, les retraites, les prix allaient augmenter, on ne serait pas admis dans l’Union européenne, les Anglais n’accepteraient pas l’union monétaire, le pétrole de la Mer du Nord sera bientôt épuisé. La plupart de ces craintes se seraient révélées soit sans fondement, soit exagérées si le oui avait gagné.
Mais elles étaient diffusées assidument par les partis unionistes, les média et les chefs d’entreprises. Certains patrons ont écrit à tous leurs salariés pour leur dire de voter non – une pratique qui a été justifiée par un député travailliste le soir des résultats. 20% ont voté non parce qu’ils croyaient à la promesse de davantage de pouvoirs pour le Parlement écossais. Les partis unionistes ont parlé d’un serment («vow») ; l’augmentation des pouvoirs serait sure et certaine. Malheureusement, les pouvoirs en question n’étaient jamais précisés, les trois partis unionistes (1) n’étant même pas d’accord entre eux.
Promesses d’Albion…
Et seulement 27% ont voté par attachement au Royaume-Uni. Ces chiffres confirment ce que tout le monde aurait dû déjà savoir: les motivations des partisans de l’indépendance sont plus solidement ancrées que celles des opposants.
La troisième raison pour douter de la solidité du verdict du 18 septembre se trouve dans ce qui se passe depuis. Car ce qui se passe est étonnant. Les gens affluent vers les partis indépendantistes, qui connaissent tous une vague d’adhésions. Le SNP a doublé ses effectifs en quatre jours, passant la barre des 50.000. Le Parti vert passe de 2.000 à 5.000 adhérents. Le Parti socialiste écossais (SSP) gagne 2.500 adhérents.
Quant à la Campagne pour une indépendance radicale (RIC), qui fédère les partis et courants de gauche et beaucoup de non-encartés, elle a reçu au moins 7.000 demandes d’inscription pour sa prochaine conférence en novembre. A titre de comparaison, ses deux conférences précédentes, en 2012 et 2013, ont réuni entre 900 et 1.000 participants, ce qui était déjà considéré comme un succès (2).
Les gens qui s’engagent aujourd’hui le font évidemment pour continuer le combat, parce que rien n’a été réglé. Pour se battre afin d’extraire le maximum de pouvoirs de Westminster. Pour remettre l’indépendance à l’ordre du jour le plus tôt possible. Le sondage déjà cité a aussi demandé aux gens combien de temps ce résultat tiendra. Parmi les partisans du oui 45% ont dit cinq ans, 16% dix ans.
Victoire à la Pyrrhus pour les unionistes
Ironiquement donc, les grands vainqueurs du scrutin sont les partis qui ont perdu. Et qui sera le grand perdant ? Il n’y a qu’un seul candidat. Les partis conservateurs et libéral-démocrate sont des quantités assez négligeables en Ecosse. Le grand perdant risque d’être le Parti travailliste. Dans la campagne du non (« Better Together »), il a joué le rôle central, notamment par l’intervention de l’ancien premier ministre Gordon Brown, celui qui a inventé le «serment» dans les 15 derniers jours de la campagne quand les partisans du non paniquaient devant la perspective que le oui passe.
Mais pour les travaillistes, leur victoire risque d’être à la Pyrrhus. Pour commencer, 37% des électeurs de ce parti farouchement unioniste ont voté pour l’indépendance. Et il semble bien, ce sera à confirmer, qu’il y a un processus inverse de ce qui se passe parmi les partis indépendantistes, que les gens commencent à quitter le parti. Dans la gauche du mouvement pour l’indépendance, il y a un fort rejet de Labour. Personne à gauche ne penserait à accuser les conservateurs d’avoir trahi, ce sont les ennemis de toujours.
Mais le Parti travailliste aura des comptes à rendre. Il y aura sans doute des changements dans sa direction; il est plus que douteux que cela suffise. L’électorat populaire a commencé à déserter le Parti travailliste avec l’expérience des gouvernements entre 1997 et 2010 et ceux à Edimbourg de 1999 à 2007. L’expérience du référendum peut accélérer et amplifier le processus.
Les travaillistes auront des comptes à rendre
Comment apprécier la situation aujourd’hui ? Si on la compare aux espoirs du 18 septembre, c’est une déception. Si on la compare à la situation au début de la campagne pour le référendum, c’est un énorme progrès. Pas tout à fait assez, mais énorme quand même. Comme nous l’avons vu, la victoire du non est passée grâce à des peurs faites de toutes pièces et des promesses dont on n’a pas encore vu la couleur. En 2012, Cameron pensait gagner par au moins 70-30. Erreur funeste, il a failli perdre.
Ensuite, nous avons assisté à une mobilisation et une politisation en profondeur de la société, qui a touché surtout ceux qui ne faisaient pas de politique, qui a éveillé les couches populaires. Gageons que ce génie n’est pas prêt à rentrer dans la bouteille. Par ailleurs, aucun secteur de la population n’a été épargné par ce mouvement.
Comme les citoyens de l’Union européenne résidant en Ecosse ont pu voter, nous avons vu, entre autres, les « Polonais pour l’indépendance ». Et aussi les Femmes pour l’indépendance, bien à gauche, les Asiatiques écossais pour l’indépendance et, last but not least, «les Ecossais anglais (sic) pour l’indépendance ». Il paraît d’ailleurs que la majorité de la communauté d’origine pakistanaise et environ un quart des Anglais vivant en Ecosse auraient voté oui.
Un nouveau référendum dans cinq ans?
Les forces indépendantistes affrontent le bras de fer avec Londres dans un bon rapport de forces. Alex Salmond a démissionné comme premier ministre et comme leader du SNP. Personne ne lui demandait de le faire, son bilan était plus que bon. Il l’a fait pour passer la main à celle qui est presque certaine de lui succéder, sa très capable adjointe, Nicola Sturgeon.
Dans sa première interview après l’annonce de sa candidature à la succession, elle a refusé d’exclure un nouveau référendum dans les cinq ans à venir si Londres n’accorde pas suffisamment de pouvoirs à l’Ecosse. Voilà la perfide Albion prévenu. Quant à Salmond, il ne prend pas sa retraite: il continuera à siéger au Parlement et il restera une force.
On espère que tout le monde hors de l’Ecosse l’aura maintenant compris: ce mouvement pour l’indépendance de l’Ecosse n’est pas basé sur un nationalisme étroit, n’est même pas nationaliste du tout pour une grande partie de ses participants. Il n’est pas anti-anglais, il est pour la démocratie, la justice sociale, pour une nouvelle société, contre la guerre. Il est majoritairement de gauche.
Ce caractère de gauche n’a rien d’automatique. Il est le résultat d’évolutions depuis 30 ans. D’abord, il y a eu un changement de direction au sein du SNP dans les années 80-90 avec l’arrivée d’une équipe, personnifiée par Salmond, devenu leader en 1990, qui voulait dépasser le Parti travailliste sur sa gauche et gagner ses électeurs à la cause indépendantiste.
Il faut dire que le SNP a été considérablement aidé par l’évolution du New Labour blairiste. Ensuite, la gauche radicale en Ecosse a réussi dans les années 80-90 à dépasser un discours idéologique stérile qui expliquait qu’il fallait être contre l’indépendance pour ne pas diviser la classe ouvrière britannique. Elle a commencée à soutenir l’indépendance en lui donnant un contenu socialiste.
Cette évolution était décisive, parce qu’il y a une place à occuper à gauche du SNP. Elle a été occupée entre 1999 et 2007 par le Scottish Socialist Party (SSP), avant la crise qui a frappé ce parti et dont il semble aujourd’hui se remettre. Mais cet espace existe encore et il a été occupé pendant la campagne par la RIC, le SSP, les Verts et par des mouvements comme Femmes pour l’indépendance.
De nouveaux espaces à gauche
Cette gauche radicale a un rôle important à jouer. Car si le SNP est bien à gauche du Labour, il reste un parti de centre-gauche, social-démocrate. Ce qui n’est pas, dans la situation actuelle, la pire des choses. Cela a rendu possible que les Verts et le SSP participe à la campagne « officielle » pour le oui («Yes Scotland»), dirigée par le SSP, tout en participant à la RIC.
Le SNP est relativement progressiste sur le plan social, mais il ne conteste pas le capitalisme, ni en Ecosse ni au niveau international. Au début de la campagne, Salmond a donné quelques gages – par exemple en proposant de garder la Reine comme chef d’Etat et en abandonnant l’opposition de toujours du SNP à l’OTAN. Cette dernière décision a été prise par une courte majorité au congrès du SNP. Elle a coûté la démission du parti de deux de ses députés; un troisième vient de les rejoindre en expliquant qu’il avait attendu la fin de la campagne.
Aujourd’hui, certains de ceux qui rentrent au SNP le font avec l’intention de le faire évoluer à gauche. On peut leur souhaiter bonne chance, il y a déjà une gauche dans le SNP. Mais il semble plus important aujourd’hui de créer une force politique à gauche du SNP, une force anticapitaliste et indépendantiste, une gauche radicale qui se bat pour la république et pour le socialisme.
Les éléments de cette gauche existent déjà et ils ont beaucoup contribué à la campagne pour le oui. Aujourd’hui, il s’agit de les réunir, de les structurer pour affronter les nouveaux défis. Suite au référendum, l’audience pour les idées de cette gauche radicale s’est considérablement élargie. C’est une occasion à saisir des deux mains.
(1) Il s’agit du Parti conservateur, du Parti libéral-démocrate et du Parti travailliste. Les deux premiers forment le gouvernement de coalition à Londres. Les trois partis sont dans l’opposition au gouvernement SNP à Edimbourg.
(2) Ces chiffres sont approximatifs. Ils étaient aussi exacts que possible quand cet article a été écrit, ils sont susceptibles d’être rapidement dépassés. C’est un signe des temps en Ecosse.
Ecosse: Tout est possible, mais rien n’est encore sûr
Huit jours avant le référendum sur l’indépendance de l’Ecosse, les dirigeants des trois partis de l’establishment politique britannique ont suspendu pour une journée leurs joutes oratoires au Parlement de Westminster. Le premier ministre conservateur David Cameron, son adjoint libéral-démocrate Nick Clegg et le dirigeant de l’opposition travailliste Ed Miliband se sont envolés pour l’Ecosse, pour essayer de convaincre les électeurs de ne pas voter pour l’indépendance.
On peut penser que c’était un peu dérisoire, on peut s’interroger sur l’efficacité du geste, qui peut même avoir l’effet contraire de ce qui était souhaité. En revanche, il est clair qu’il s’agissait d’un symptôme du vent de panique qui souffle sur le monde politique britannique, ainsi que sur les milieux patronaux et financiers, en cette fin de campagne.
Panique dans chez les patrons et la finance
Samedi dernier, un sondage donnait le « oui » à l’indépendance à 51% et le « non » à 49%. Depuis deux ans que la campagne dure, c’est le premier et pour l’instant le seul sondage qui donne le « oui » majoritaire. Mais les autres montrent un resserrement de l’écart – 48-52, 47-53… Tout d’un coup tout le monde, les pour et les contre, commencent à se rendre compte qu’une victoire du « oui » est réellement possible.
A vrai dire, le choc est beaucoup plus grand pour les partisans de l’Union. Ceux-ci ont commencé la campagne avec un rapport de 2 à 1 pour le « non ». Et en voyant l’écart se réduire ces derniers mois, ils ont continué à croire qu’ils le remporteraient quand même.
Les partisans du « oui » sont moins surpris. Car eux savent par leur expérience quotidienne qu’il se passe quelque chose, un débat qui pénètre les profondeurs de la société, une politisation de masse. Ceux d’en bas, ceux qui ne s’occupent pas habituellement de la politique, qui s’en méfient, qui ne votent pas, sont entrés dans le jeu, se sont saisis de la campagne. Tout le monde le constate.
Un débat qui remue les profondeurs populaires
Même Mure Dickie, correspondant en Ecosse du Financial Times note sobrement : « le soutien croissant pour l’indépendance au fur et à mesure qu’on s’approche du référendum découle de l’évolution de la campagne pour le « oui » des nationalistes traditionnels vers un mouvement large de groupes dans les communautés ». Par « communauté » en Ecosse, on veut dire simplement là où vivent les gens, dans les quartiers populaires, dans ces grandes cités à la périphérie d’Edimbourg, Glasgow, Dundee, Aberdeen, dans les petites et moyennes villes, dans les villages.
Et M. Dickie a raison. La campagne pour le « oui » est sortie des cercles politiques habituels. Les militants ont fait du porte-à-porte, organisé des réunions petites – et de moins en moins petites – dans les cités, dans les villes, dans les villages. L’explosion du débat, la politisation, ne sont pas simplement des phénomènes spontanés, ils sont les fruits d’un travail de fourmis depuis deux ans. Par les militants de la gauche radicale bien sûr, mais beaucoup plus largement que cela.
La campagne pour le « non » – une alliance des branches écossaises des trois partis britanniques – a beaucoup insisté sur les « dangers » de l’indépendance, prédisant que si on votait « oui », tout serait menacé: l’emploi, le niveau de vie, les services sociaux, les retraites et ainsi de suite. Ils ont fait trop, et trop tôt et beaucoup de gens en sont venus à considérer qu’on les prenait pour des imbéciles, des incapables de gérer leurs propres affaires, et qu’on faisait du bluff.
La campagne pour le « oui », surtout dans la dernière période, a mis l’accent fermement non sur une indépendance abstraite mais sur quelle indépendance. Dans un débat avec le leader de la campagne du « non , l’ancien Ministre des Finances Alistair Darling, le dirigeant du SNP et premier ministre de l’Ecosse, Alex Salmond, a concentré son discours sur la défense de la sécurité sociale, sur l’emploi, sur la justice sociale, sur l’abandon des armes nucléaires et la fermeture de la base nucléaire de Faslane. Par ailleurs il s’est fait un plaisir de détailler la longue liste de capitulations du Parti travailliste, insistant sur les dangers de maintien de l’Union : austérité, privatisation rampante des services de santé et maintenant de l’éducation.
Les espoirs du Yes, les menaces du No
Salmond n’est bien sûr pas un révolutionnaire mais ressemble plutôt à un social démocrate de la vieille école, tout à fait respectueux du marché et des contraintes internationales mais pour un Etat social et une certaine redistribution des richesses. Il a réussi à maintenir ce discours et même une certain pratique comme premier ministre de l’Ecosse sous le statut d’autonomie, en expliquant qu’il n’avait pas tous les pouvoirs. C’est quand il les aura, s’il les a un jour, qu’on verra plus clairement les contradictions de sa politique.
A la base de la campagne et notamment dans les couches populaires et parmi les jeunes, le discours est plus radical, on parle de la réorganisation de la société, on parle du socialisme, on lie l’indépendance à un changement radical et on débat de tout. Et on n’est pas forcément nationaliste. Il y a 15 ans, seuls le militants de la gauche radicale partisans de l’indépendance disaient qu’ils n’étaient pas nationalistes, mais internationalistes. Aujourd’hui on l’entend beaucoup plus largement dans la campagne pour le « oui ».
Une participation en hausse
Il est impossible de dire aujourd’hui que la victoire du « oui » soit certaine, mais elle est possible. Cela dépend de la mobilisation de ses partisans d’ici jeudi prochain et aussi de la capacité des moins convaincus à résister au barrage de propagande dans les média, aux déclarations de patrons, aux menaces de délocalisations si le « oui » passe, la livre qui chute contre le dollar, etc.
Côté positif, le débat et la politisation ont conduit à des files d’attente pour s’inscrire sur les listes électorales. On parle d’un taux de participation de jusqu’à 80%. A titre de comparaison, le taux de participation aux dernières législatives écossaises étaient de… 50%. Si on vote à 70 ou 80%, cela favorisera le « oui », surtout si ce sont les quartiers populaires qui votent en masse. Depuis toujours, les sondages ont montré que ce sont les couches populaires et les jeunes qui sont les plus favorables à l’indépendance. Et jusqu’ici, lors les élections, ce sont précisément eux qui votent le moins…
Derrière les chiffres globaux des sondages se cachent des différences importantes dans les classes d’âge. En éliminant les indécis, l’indépendance est majoritaire parmi les moins de 60 ans, avec 56% pour les moins de 25 ans. Parmi les plus de 60 ans, seulement 29% sont pour l’indépendance.
Nous y reviendrons après le 18 septembre, sur les résultats et les perspectives.
Des élections européennes entre crise et insécurité sociale
Les élections européennes de 2014 ont été les premières à avoir été tenues depuis que la crise économique et financière a pris toute son ampleur et que les conséquences sont devenues apparentes.
Les élections de 2009 quant à elles avaient juste eu lieu quelques mois après la faillite de Lehman Brothers en 2008. Et à ce moment, il n’était pas encore clair quelles allaient être les réactions des classes dirigeantes européennes. Depuis, beaucoup de choses ont été clarifiées.
Tout d’abord, il est devenu évident que ces classes n’allaient pas laisser passer l’occasion d’une bonne crise pour passer à l’offensive avec leurs politiques d’austérité et de réformes structurelles. Ensuite, la crise a révélé les failles inhérentes à la monnaie unique qui ont été camouflées par le boom soutenu par le crédit massif au début des années 2000. Finalement, un certain nombre de pays a été touché sévèrement par la crise : l’Irlande, la Grèce, le Portugal, l’Espagne et Chypre.
Lehman Brothers: 6 ans après
Dans tous les cas hormis l’Espagne, des cures furent imposées (et n’oublions pas, souvent à des gouvernements récalcitrants) par ce qui allait devenir l’infâme Troïka (Union européenne, Banque centrale européenne et Fonds monétaire international). Dans le cas du pays qui a résisté à cette cure de la Troïka, l’Espagne, le gouvernement Rajoy a mis en place ses propres politiques d’austérité et de contre-réformes.
L’objectif était double : en premier lieu afin d’assurer que les pays concernés allaient rester capables de rembourser leurs dettes. En second lieu afin de conditionner ces « aides » à des politiques drastiques d’austérité et de contre-réformes néolibérales. Moins dramatiquement, mais d’un pas assuré, les mêmes politiques d’austérité et de contre-réformes ont été mises en place dans d’autres pays de l’UE. En dernier lieu, la crise a offert l’occasion pour mener d’autres attaques sur les souverainetés nationales et populaires par une série de mesures soumettant les budgets nationaux au contrôle de l’UE, la mesure la plus emblématique étant le Pacte budgétaire.
Une crise bien utile
Il faut donc prendre en compte les effets cumulés de ces éléments pour connaître le terreau sur lequel se sont déroulées les élections européennes. Tout d’abord, les effets des politiques d’austérité prolongée ont eu un impact régressif sur l’économie menant en particulier à la forte augmentation du chômage tournant en Grèce et en Espagne autour des 25 % et le double concernant les jeunes.
Ensuite, la mise en place de réformes structurelles ont conduit à des attaques massives sur la santé, l’éducation et les droits des salariés. Le sans-abrisme a cru en particulier dans les pays où la bulle immobilière a explosé.
Enfin, les politiques adoptées ont conduit à des divisions accrues en Europe. Les processus d’élargissement (2004-2007) ont fait intégrer dans l’UE des pays de l’ancien bloc soviétique. Ces derniers ont réintégré un marché mondial capitaliste dans une relation – aussi bien financière qu’industrielle – de dépendance vis-à-vis du capital occidental.
Ces réformes structurelles qui détruisent tout
Les mémorandums imposés par la Troïka et la crise de l’eurozone ont conduit à de nouvelles différentiations et à un gouffre entre le Nord et le Sud. Cela n’a pas uniquement affecté les pays d’Europe du sud déjà mentionnés mais aussi, avec moins d’acuité, l’Italie et la France. Les grands bénéficiaires de la crise et de l’euro sont en effet l’Allemagne, et, dans une moindre mesure, les Pays-Bas, l’Autriche et la Finlande qui rencontreront tous, néanmoins, leurs propres problèmes.
Finalement, l’imposition d’un contrôle accru de Bruxelles et le fait que cela est perçu comme l’Allemagne imposant ses politiques à d’autres Etats-membres a refait surgir la question de la souveraineté nationale, et spécialement des droits des parlements nationaux. Il faut évidemment souligner que chacun de ces parlements nationaux a voté en faveur de sa propre neutralisation en adoptant toutes ces mesures.
Seppuku
Lors des élections européennes précédentes, parmi les fédéralistes européens et les classes bavardantes, beaucoup ont déploré le niveau d’abstention et du fait que dans la plupart sinon la totalité des pays, ces élections étaient dominées davantage par les politiques nationales qu’européennes. La rengaine récurrente étant celle de l’ignorance des masses qui ne comprendraient pas l’importance de l’Europe et du bien qu’elle leur prodiguerait.
Cette fois-ci, l’abstention a atteint 57 % – dans certains pays, la participation a augmenté – et l’Europe est devenue un sujet central dans de nombreux pays. Mais pas dans le sens que les soi-disant fédéralistes (en fait des partisans d’une UE davantage centralisée) auraient préféré. L’Europe et la politique européenne sont devenus des sujets en réaction contre le genre d’Europe qu’ils ont bâtie. Il faut toujours se méfier de ses souhaits…
En effet, les questions de l’austérité, du chômage, des attaques contre le modèle social européen, de l’euro, du rôle de Bruxelles, Berlin et Francfort étaient à l’ordre du jour. Ce fut aussi le cas de la question de l’immigration, aussi bien dans sa forme non traditionnelle (immigration extra-européenne) que des nouvelles formes (migrations de l’Est vers l’Ouest facilitées par la libre-circulation des personnes au sein de l’UE).
Retour de bâton en Europe de l’Est
Mais la manière dont ces questions ont trouvé une expression dépendait de l’acuité avec laquelle la crise et l’austérité avaient touché les différents pays ainsi que des forces politiques et sociales présentes. De plus, les 28 élections étaient aussi bien nationales qu’européennes, le mélange variant ; mais il est certain que les sujets nationaux prévalaient. On ne peut expliquer les résultats catastrophiques des Libéraux-Démocrates en Grande-Bretagne ou des partis socialistes en France, en Espagne, en Irlande ou aux Pays-Bas uniquement en invoquant des considérations d’ordre européen. Toutefois, il est possible d’identifier des tendances lourdes.
Avant les élections, le parlement européen étaient dominé par deux grands blocs : la droite avec le PPE (Parti populaire européen) avec 265 sièges et les socialistes (S&D) avec 183 sièges. Ils étaient suivis par les libéraux (ALDE) avec 84 sièges, les Verts avec 55 sièges et les eurosceptiques conservateurs (ECR) avec 54 sièges. A la limite, on peut considérer ces partis, avec quelques réserves concernant l’ECR, comme défendant une Europe néolibérale et antidémocratique. En-dehors de ces partis, l’on peut trouver l’EFD (nationalistes d’extrême-droite) avec 32 sièges et une série de députés indépendants se situant pour la plupart également à l’extrême-droite. Et finalement, la gauche, représentée par le groupe GUE-NGL disposait de 35 sièges.
Voici le tableau après les élections de 2014 : PPE 214 ; S&D 189 ; ALDE 65 ; Verts 52 ; GUE 45 ; ECR 46 ; EFD 38. En plus, 41 députés indépendants ont été réélus et 61 nouveaux députés dont l’affiliation n’est pas encore clarifiée ont fait leur entrée dans l’assemblée. La constitution des groupes peut ainsi encore changer. La GUE par exemple, pourrait encore croître davantage. Toutefois, la plupart des anciens et nouveaux indépendants devraient être situés à l’extrême-droite.
Les bérézinas socialistes
Les pertes de sièges du PPE et des libéraux peuvent raisonnablement être attribuées aux gains engrangés par des parties se trouvant à leur droite. Malgré le gain de quelques sièges supplémentaires, les socialistes n’ont pas réalisé un bon résultat. Ils ne sont arrivés en tête que dans quatre pays – en Italie, où l’effet Renzi a porté le PD à 40 %, en Suède, au Portugal et en Roumanie. En France, en Espagne et aux Pays-Bas, les résultat étaient de mauvais à catastrophiques, et un peu meilleurs au Danemark, en Allemagne et ailleurs.
Les deux « extrêmes », comme les centristes aiment à les présenter, ont réalisé des gains lors de ces élections. Mais malheureusement pas dans une mesure équivalente. Les informations dominantes de ces élections étaient la percée dans un certain nombre de pays par les forces à la droite de la droite traditionnelle. Elles sont arrivées premières en France (25% pour le Front national), au Danemark (26,5% pour le Parti populaire danois) et en Grande-Bretagne (26,8% pour UKIP).
Elles ont également réalisé de bons résultats en Suède, en Autriche, en Allemagne, en Hongrie et en Grèce. En Bulgarie, le vote d’extrême-droite pour Ataka a certes chuté, mais avec une nouvelle coalition nationaliste d’extrême-droite « Bulgarie sans censure » qui a engrangé 10,66%, l’extrême-droite y a totalisé presque 17%. En Flandre, le Vlaams Belang a perdu plus de la moitié de ses votes, mais ce fut à l’avantage de la droite nationaliste NVA qui a fait 27%.
De la droite de la droite traditionnelle…
Une des grandes surprises furent les résultats médiocres du PVV de Geert Wilders aux Pays-Bas qui sont passés de 17 à à peine 14%. Une des explications pourrait être que Wilders a négligé son discours traditionnellement anti-immigrés et islamophobe en faveur d’une attaque féroce contre l’UE, allant jusqu’à la décrire d’« Etat nazi », ce qui fut même un peu trop pour les Néerlandais plutôt eurosceptiques. Le terme « à la droite de la droite traditionnelle » semble être le plus approprié pour décrire l’arc des forces concernées.
Elles vont en effet de nationaux-conservateurs de droite (UKIP, Alternative für Deutschland et « Droit et Justice » en Pologne) à des néonazis confirmés (Aube dorée en Grèce, Jobbik en Hongrie et le NPD en Allemagne) en passant par des formations comme le Front national en France et le FPOe en Autriche. Il est incorrect de décrire ces partis simplement comme des partis fascistes, mais ils sont également plus que de simples nationalistes de droite. Le FN a toujours compté en son sein des tendances fascistes, pas uniquement aux marges, mais également à des postes-clés pas si éloignés de Marine Le Pen.
…aux forces ouvertement fascistes
Mais qu’il y a-t-il en commun entre un Nigel Farage avec sa pinte de bière, son costume-cravate et les troupes d’assaut en herbe de Jobbik et Aube dorée ? Il est clair que les électeurs de ces partis partagent un certain nombre de préoccupations de beaucoup d’autres électeurs, y compris à gauche : le chômage et l’insécurité de l’emploi, les conditions de vie décroissantes et la défiance envers l’UE. Mais aussi des thèmes propres à ces partis : la loi, l’ordre et l’immigration. Ces partis y répondent ouvertement par des réponses nationalo-centrées, racistes et xénophobes. Nous reviendrons là-dessus.
L’autre information importante était le progrès, dans certains pays plus que dans d’autres, de la gauche – la vraie gauche, celle qui lutte contre l’austérité et le démantèlement de l’Etat social, pour une Europe de la solidarité et de la coopération. Cela a mené la GUE-NGL de 34 à environ 50 eurodéputés. La plupart d’entre eux viennent de partis membres ou sympathisants du Parti de la gauche européenne (PGE).
Pendant la campagne, certains partis en-dehors du PGE (mais membres de la GUE-NGL) ont soutenu la candidature à la présidence de la Commission européenne d’Alexis Tsipras, parmi lesquels le Parti de gauche de Suède et le Parti socialiste néerlandais. Tsipras lui-même a fait preuve d’une étonnante énergie, parcourant l’Europe pour soutenir les campagnes dans les différents pays. Le plus important, c’était probablement son leadership de la campagne de la gauche unie en Italie. Bien que les résultats définitifs étaient légèrement en-deçà des espoirs de la gauche en général et du PGE en particulier, la GUE-NGL sera le cinquième groupe, juste derrière les Verts et de l’ALDE.
Rouge écarlate en Grèce et en Espagne
Les succès les plus frappants étaient en Grèce et en Espagne, où le niveau de lutte et de résistance contre l’austérité et les attaques contre l’Etat social était le plus élevé. Ce sont également les pays où le degré d’auto-organisation et l’apparition de mouvements sociaux qui ont pris en main des campagnes et développé des points de vue propres concernant la santé, l’éducation, le budget et la défense des immigrés.
En Grèce, Syriza a pu confirmer que ses résultats électoraux de mai et juin 2012 n’étaient pas un feu de paille et bien plus qu’un vote protestataire. Au-delà, en dépassant largement la droite de Nea Dimokratia (26,6% pour Syriza contre 22,73 pour ND), sa crédibilité pour la tenue d’élections anticipées a augmenté. Sa performance lors des élections régionales et locales qui se sont tenues le même jour était tout aussi importante.
Par définition, ce genre d’élection est encore plus difficile pour un parti qui a grandi si rapidement. Des partis comme ND et le Pasok sont enracinés, disposent de réseaux clientélistes et de figures locales bien établies – même si ces dernières ont souvent choisi de se présenter comme candidates « indépendants » afin de se distancier de leurs partis discrédités.
Le cliéntélisme ND et Pasok résiste en Grèce
Ce degré d’implantation vaut également pour le Parti communiste de Grèce (KKE), qui a récolté 6,9% des suffrages et a remporté Patras, la troisième ville du pays – avec le soutien de Syriza, ce qui n’a pas toujours été réciproque. Syriza a remporté deux régions, y compris la plus grande, l’Attique, qui compte à elle seule un tiers de la population du pays. Syriza a failli remporter Athènes et y est parvenu dans de nombreuses villes ouvrières. Ces conquêtes sont tout autant le reflet du soutien populaire de Syriza et les moyens dont le parti se dote pour structurer davantage ce soutien.
En Espagne aussi, la gauche a connu un succès majeur. Avec 10%, Izquierda Unida a triplé son pourcentage de 2009 et a remporté six sièges. Ce succès avait été anticipé et reflété dans les sondages d’opinion qui accréditaient à IU jusqu’à 14-15%. Mais la surprise était la percéed’une nouvelle formation, Podemos, qui a remporté presque 8% et cinq sièges, dépassant parfois IU, comme à Madrid.
Podemos semble avoir tiré profit du soutien du mouvement du 15 mai et de nouveaux mouvements comme Mareas, qui ont fait campagne sur la santé, l’éducation et le budget. Il semble impératif qu’IU et Podemos collaborent et forment une sorte d’alliance. Ensemble, ils ont récolté 18% des votes contre 23% pour les sociaux-démocrates du PSOE, qui ont vu leur score s’écrouler de 16% comparé à 2009.
Podemos (y) unidos?
En Espagne, les luttes contre l’austérité et la défense de l’Etat social ne sont pas les seules luttes. S’y ajoutent aussi la question des minorités nationales, une question de la transition post-franquiste irrésolue, ainsi que la crise de la monarchie, renforcée par l’abdication de Juan Carlos le 2 juin. La question centrale récente est celle du droit de la Catalogne à l’autodétermination, voire l’indépendance, qui a été concrétisé lors du référendum en novembre et dont Madrid refuse de reconnaître la légitimité.
Lors de ces élections, la gauche catalane indépendantiste (ECR – Gauche catalane républicaine) a émergé comme étant la première force pour la première fois avec 24%. L’équivalent catalan d’IU, ICV-EUiA, qui soutient le droit à l’autodétermination, a également progressé pour atteindre 10,3%. Le PSC (socialistes) a chuté à 14,3%. La perte de soutien du PSC n’était pas qu’une réaction contre l’austérité bipartisane due aux politiques centralistes de l’Etat espagnol imposées par la direction du PSOE à Madrid, ce qui pourrait faire briser en éclats dans les mois qui viennent dans la perspective du référendum et des élections municipales, régionales et nationales. Au Pays basque, la gauche nationaliste d’EH Bildu a également réalisé une belle performance et a gagné des sièges.
Regain rouge en Ex-Yougoslavie
Le succès le plus remarquable vient peut-être de Slovénie où la Gauche unie, une alliance entre l’Initiative pour le socialisme démocratique et deux plus petits partis a gagné 5,9% des votes, assez pour entrer au parlement national lors des élections à la fin de l’année. On assiste également à l’émergence de nouvelles forces de gauche dans d’autres pays de l’ancienne Yougoslavie, ce qui n’est pas étranger à l’expérience du socialisme yougoslave, qui, loin d’avoir été parfaite, était qualitativement très différent du reste de l’Europe orientale.
En Irlande, le Sinn Fein, qui a mené une campagne clairement anti-austérité a récolté 17%, 6 de plus qu’en 2009, et remporté trois sièges, en plus d’un autre dans le Nord. Une autre victoire significative fut en Italie où la liste conduite par Alexis Tsipras a réussi à franchir le socle des 4% et a remporté trois eurodéputés. Reste à voir en quelle mesure ce résultat pourra constituer le départ de la reconstruction de la gauche italienne, mais c’est un grand pas en avant. En Finlande, l’Alliance de gauche a remporté 9,3% et retrouvé son siège perdu en 2009.
L’espoir belge
Aux Pays-Bas, le Parti socialiste, avec ses 10%, a réussi à dépasser pour la première fois les sociaux-démocrates du PvdA dans une élection nationale. Et en Belgique, le PTB, en réunissant une partie significative de la gauche belge, a réalisé une véritable percée. Il n’a pas réussi à décrocher un siège au parlement européen, mais l’a fait pour les parlements régionaux et fédéral, dont le renouvellement a eu lieu le même jour. En Wallonie, il a atteint 5,48% des votes et obtenu des sièges dans les parlements fédéral, wallon et bruxellois.
Dans d’autres pays, les nouvelles sont moins bonnes. En République tchèque, le Parti communiste de Bohême et Moravie a perdu 3% et l’un de ses eurodéputés. Mais peut-être ne faudrait-il pas tirer trop de conclusions d’un score historiquement bas de 18%. Au Portugal, où le Parti socialiste qui se trouve dans l’opposition a progressé, les résultats combinés du Bloc de gauche et du Parti communiste portugais (PCP) a chuté de 4% par rapport à 2009. Mais le rapport de force entre les deux partis a considérablement bougé, le PCP passant de 10,66 à 12,7% et le Bloc de Gauche de 10,73 à 4,6%. La grande surprise fut la percée d’un parti vert, le Parti de la Terre, qui, avec ses 7%, a remporté 2 sièges.
Portugal: redistribution à gauche
En Allemagne, Die Linke, avec ses 7,4% a légèrement baissé par rapport à 2009 et en perdant un siège, mais a malgré tout obtenu 200.000 votes supplémentaires. En France, il est arrivé ce qui était attendu : le Front de gauche, avec ses 6,3%, n’est que légèrement au-dessus de 2009 et bien loin des 11% du premier tour de l’élection présidentielle de 2012. Pour cela, il y a une explication directe et une interrogation plus profonde.
L’explication directe se trouve dans les divergences entre le Parti communiste français et d’autres composantes du Front de gauche, en particulier du Parti de gauche de Jean-Luc Mélenchon, à propos des élections municipales du mois de mars, où le PCF a fait alliance avec le Parti socialistes dans de nombreuses villes. Ces divergences se sont aiguisées par la tonalité des attaques du PG. Derrière ces divergences évidentes, des problèmes plus profonds existent : la nature stérile du tête-à-tête entre le PCF et PG qui a accentué le caractère de cartel du Front de gauche.
Il n’existe pas d’affiliation individuelle, alors que la campagne de 2012 a été marquée par la mobilisation de milliers de supporters qui n’étaient affiliés à aucune des composantes du Front de gauche. Mais il reste aussi d’autres problèmes politiques : comment réunir les gens autour de revendications claires, concrètes et positives, plutôt que de constituer le front des « anti » ; comment tisser des liens avec les courants de la gauche des socialistes et des Verts. Dans une situation où le FN est à 25% et le PS au pouvoir à 14%, le Front de gauche est plus nécessaire que jamais ; mais il ne peut plus éviter certains débats et choix fondamentaux.
Le Front de gauche à la croisée des chemins
Revenons à l’aspect des élections qui a retenu le plus d’attention : la poussée de la droite nationaliste. Certains résultats sont clairement le résultat des politiques nationales. C’est le cas en France, où non seulement le PS au pouvoir est de plus en plus discrédité, mais aussi le parti de la droite traditionnelle, l’UMP, s’embourbe dans des guerres intestines et est miné par des scandales à répétition. Mais le résultat est aussi une succession du succès de Marine Le Pen à la présidentielle de 2012. Le FN est une constante de la politique française depuis 1984, avec des hauts et des bas, mais il se trouve sur une pente ascendante depuis que Marine Le Pen a repris le parti en 2011 et a commencé à changer l’image du parti.
On pourrait expliquer les résultats des autres partis par des situations nationales. Mais il y a une dimension européenne à leurs gains. Face à la crise de l’Europe et la crise en général, ces différentes formations montrent une réaction nationaliste, qu’il s’agisse de la réaffirmation de la centralité de la nation, de la sortie de l’euro ou de la sortie de l’UE tout court. La question est : quelle est la solution nationale proposée ? Le rejet de l’UE, du moins dans sa forme actuelle, n’est qu’un aspect pour les électeurs et sans aucun doute pas le plus important, même en Grande-Bretagne.
UKIP: pas seulement l’UE
Ce qui compte pour ces électeurs, c’est l’immigration, le chômage et l’insécurité. La réponse de la droite radicale est une réaffirmation de la nation mais dans son aspect exclusif, ethnique, qui en exclut les Musulmans, les Roms et tous les non-Européens en général. Les Européens de l’Est sont acceptées en petites doses et à condition qu’ils ne prennent pas « nos » emplois et qu’ils s’intègrent. En plus de la nation, il y a la réaffirmation de l’autorité de l’Etat. Pas uniquement en tant que garant de la loi et de l’ordre, mais aussi en tant qu’acteur économique qui reprendra ses pouvoir à Bruxelles et les utilisera au bénéfice de ses citoyens.
Il ne faudrait pas penser qu’ils soient en faveur de l’autarcie nationale. D’une manière générale, ils sont pour une Europe des nations, basée non sur la solidarité mais la compétition, sur les rapports de force et une hiérarchie où le plus fort domine.
Où cela va-t-il mener ? D’un point de vue réaliste, aucun de ces partis ne semble pouvoir prendre le pouvoir à lui seul. Mais ils peuvent jouer un rôle politique. Il est évident que sur l’immigration et sur d’autres questions, ils exercent une pression droitière sur le centre-droit. D’un point de vue superficiel, il y a une contradiction entre eux et les orientations des gouvernements européens, en y incluant le centre-droit, qui sont en faveur de la mondialisation en général et de l’Europe en particulier.
Mais regardons de plus près. Pendant une longue période, environ depuis la moitié des années 80, la période de la présidence de Jacques Delors, les institutions européennes étaient dominées par les « fédéralistes », qui croyaient sincèrement à l’ « union toujours plus étroite » évoquée dans le Traité de Rome. Mais tout le monde a remarqué le déplacement lors de ces dernières années vers l’intergouvernemental, caractérisé par le glissement des pouvoirs de la Commission vers le Conseil, constitué les chefs d’Etat et de gouvernement. Cela a été accentué fortement depuis le déclenchement de la crise.
Du fédéralisme à l’intergouvernemental
Autant pour la question fondamentale. Nous pourrions discuter de l’existence d’un peuple européen, s’il verra le jour où même s’il est souhaitable. Ce qui est plus important, c’est l’inexistence d’une classe capitaliste européenne, mais de 28, chacune avec son Etat-nation. Et ce de là que viennent les marchandages. Ainsi, lorsque la Grand-Bretagne envisage de quitter l’UE sous certaines conditions, elle agit d’une manière pragmatique. Elle ne fait pas partie de l’eurozone, elle n’en a pas l’intention, elle peut être marginalisée, des décisions la touchant peuvent être prises, en particulier le rôle de Londres comme centre financier.
La véritable bombe à retardement ne se trouve pas à Londres mais au sein de l’eurozone. L’euro bénéficie à l’Allemagne au détriment des autres pays. Ceci est la source de conflits potentiels et d’instabilité. Le plus bizarre, c’est ce que c’est l’Atlernative für Deutschland qui l’a bien compris, et qui entend désamorcer cette bombe en faisant sortir l’Allemagne de l’euro. Mais cela ne risque pas d’arriver de sitôt. Qu’arrivera-t-il si la France et/ou l’Italie pensaient qu’afin de défendre leurs intérêts nationaux, il leur faudrait défier les règles de l’eurozone ?
Eurozone: bombe à retardement
La distance entre la droite extrême et le reste de la droite n’est pas si insurmontable que cela. L’austérité peut bien aller et venir, mais les attaques contre l’Etat social, contre les droits des travailleurs vont continuer, ainsi que la chute des conditions de vie et l’augmentation de l’insécurité économique qui nécessiteront des formes de gouvernement plus autoritaires. Elles pourront prendre des formes plus « technocratiques », mais il est également envisageable qu’elles se basent sur des gouvernements démocratiquement élus d’alliance entre la droite et l’extrême droite.
Il est évidemment important de combattre la montée de ces forces, mais pour cela, les slogans anti-fascistes sont plus qu’insuffisants. Il faut les combattre concrètement, en opposant des arguments politiques aux leurs. Et parfois, face à des formations réellement fascistes et néo-nazies, il faut aussi les combattre physiquement.
Mais au-delà de tout, il faut offrir une alternative claire et crédible aux solutions qu’ils proposent, une alternative qui est anticapitaliste, démocratique et internationaliste. En réponse aux conceptions de nation ethniques, xénophobes et exclusive, il faut opposer une conception de la nation politique et inclusive : tous ceux qui vivent dans un pays en sont des citoyens.
Nation ethnique et exclusive vs. nation politique et inculsive
A l’heure actuelle, la gauche fait des progrès, mais de manière inégale, et pour chaque progression comme en Grèce ou en Espagne, il y a des cas de stagnation relative et même de reculs. Parfois, cela est dû à des facteurs objectifs, parfois à des erreurs politiques, et cela ne peut alors qu’être résolu dans des situations nationales concrètes. Mais il faut une vision globale, une vision alternative de l’Europe.
Cela ne veut pas dire qu’à chaque fois que l’extrême droite met en avant des solutions nationalistes, nous devrions répondre que la seule solution serait européenne. Cela est vrai à un certain niveau : l’avenir des peuples et nations d’Europe se trouve dans la solidarité et la coopération économique et sociale, et non pas dans la compétition entre nations. La manière de le concrétiser, c’est de mettre en avant des propositions pour le développement économique et la réindustrialisation accompagnées d’harmonisations de revenus et de droits vers le haut.
Les formes et articulations politiques entre les niveaux nationaux et européen restent à définir. C’est un grand pas en avant que le PGE parle désormais de refondation de l’Europe, en soulignant la rupture avec l’UE existante. Se contenter de dire qu’il faut une Europe plus sociale, plus démocratique et plus écologique aurait été largement insuffisant. De telles déclarations sont à un pouce du centre-gauche et parfois même du centre-droit.
Le changement de l’Europe passera par les Etats-nations
Surtout, il faut éviter de donner l’impression que rien ne serait possible au niveau national. En termes pratiques, la voie pour changer l’Europe passera par des changements aux niveaux nationaux : les Etats-nations sont les entités politiques fondamentales au sein desquels la politique se déroule. Concrètement, cela veut dire que si la gauche accède au pouvoir à un niveau national et entame la mise en place de politiques qui rompent avec le capitalisme néolibéral, mais qui ne seront durables qu’à condition que d’autres pays suivent la même voie.
La seule alternative serait un changement hautement hypothétique dans tous les pays de l’Union et ceci se heurte à la réalité que l’UE en tant qu’entité politique est largement artificielle et n’est pas reconnue en tant que telle par la plupart des Européens.
Ukraine: vérités et contre-vérités
Dans chaque guerre, un des fronts est celui de l’information et de la désinformation. Dans la crise que vit l’Ukraine actuellement, il y a un discours de l’Etat russe, exprimé par le ministère des affaires étrangères, relayé par le monde politique, diffusé par des médias qui sont de plus en plus aux ordres de l’Etat, ainsi que par les milices prorusses de l’Est de l’Ukraine. Son but est de délégitimer le gouvernement et l’Etat ukrainiens et de légitimer l’ingérence russe dans les affaires du pays. Ce discours a un impact sur des secteurs importants des populations de l’Est, méfiants à l’égard de Kiev et influencés par les médias russes. Il rencontre parfois même un certain écho dans les médias occidentaux et, ce qui est beaucoup plus grave, dans une partie de la gauche en Europe. Il semble important de contester la version russe des événements en Ukraine.
Résumons cette vision des événements. Victor Ianoukovitch était/est le président légitime d’Ukraine. Le mouvement de masse qui l’a renversé est réduit à des groupes manipulés et financés (le chiffre de 5 milliards de dollars est avancé) par l’Occident. Qui plus est, ces groupes étaient et sont toujours fascistes, néo-nazis, antisémites. Le renversement de Ianoukovitch relevait d’un coup d’Etat. Le gouvernement ukrainien actuel, caractérisé comme une junte fasciste/nazi est non-élu, illégitime et le produit de ce coup d’Etat.
Les forces armées ukrainiennes mènent dans l’Est du pays une guerre contre leur propre peuple. La Russie est, comme il y a 70 ans, un barrage contre le fascisme. Le but de la Russie est de combattre le fascisme et de favoriser une solution par la négociation, en protégeant les populations russophones supposées être discriminées. Ce discours est globalement faux. Il ne sert qu’à déstabiliser et affaiblir le gouvernement ukrainien pour maximiser l’influence russe sur le pays. Le discours, arme de l’Etat, est bien sûr modulable, il peut être durci ou adouci suivant les circonstances. Il convient de le décortiquer pour le combattre.
La Russie, rempart contre le fascisme?
Moscou propose une dialogue d’égal à égal entre le gouvernement et les insurgés de l’Est, avec comme préalable l’arrêt des opérations de l’armée ukrainienne. De son côté, le gouvernement ukrainien sera prêt à arrêter les opérations à condition que les rebelles se désarment et quittent les lieux qu’ils occupent. La différence entre les deux démarches est de taille. Car toute négociation est menée sur fond de rapports de forces, et ils ne seront pas les mêmes dans les deux cas.
Moscou veut une Ukraine fédérale. Mais les mots comme fédéral, fédéralisme, fédéralisation peuvent signifier des choses différentes. Les partisans d’une centralisation accrue de l’Union européenne se font appeler fédéralistes. Et puis des pays dits fédéraux recouvrent des réalités tout à fait différentes – Etats-Unis, Allemagne, Russie, Yougoslavie, URSS… Dans le cas ukrainien, ce que veut le gouvernement russe est une forme de fédéralisation/confédéralisation très poussée, avec le droit pour les régions de mener leur propre politique économique et de conclure des accords internationaux. Il veut en effet démembrer le pays pour pouvoir se tailler une sphère d’influence à l’Est et en même temps affaiblir le pouvoir central.
Nous allons considérer:
– la version russe des événements ;
– la réalité des insurgés à l’Est ;
– la prétention de la Russie d’être un bastion contre le fascisme ;
– les liens de Moscou avec l’extrême droite en Europe.
Commençons par la moindre des choses. Le gouvernement actuel de Kiev est décrit comme étant « non-élu » et illégitime. Mais qui élit un gouvernement ? Pas les citoyens directement, mais le Parlement, lequel est élu par les citoyens. Après la fuite de Ianoukovitch, le parlement ukrainien a nommé un président par intérim et un gouvernement. Ce Parlement avait été élu en 2012 : il est donc aussi « légitime » que le président déchu, qui avait été élu en 2010. En attendant de nouvelles élections, ce Parlement est la seule instance légitime, car issue du suffrage universel, au niveau national.
Le parlement élu en 2012 avait 450 membres, dont 33 étaient absents le jour de la nomination du gouvernement, le 27 février ; un certain nombre d’entre eux étaient sans doute en fuite avec Ianoukovitch. La nomination de Yatseniouk comme premier ministre a obtenu 371 voix, la composition du gouvernement 331. Ni putsch ni coup d’Etat, donc, et le vote n’a pas eu lieu sous la menace d’hommes armés, contrairement à ce qui s’est passé le lendemain en Crimée. En revanche, la composition du gouvernement avait été soumise la veille à l’approbation de l’assemblée sur le Maidan. La même assemblée qui avait rejeté au soir du 21 février le misérable « compromis » négocié et imposé par les ministres des affaires étrangères occidentaux, et qui aurait laissé Ianoukovitch au pouvoir jusqu’en décembre; c’est ce rejet qui a précipité la fuite de celui-ci dans la nuit qui suivait.
Ni putsch, ni coup d’Etat
Constater ces faits n’implique évidemment aucune approbation du gouvernement actuel, ni de sa politique. Comme l’écrit un militant de la gauche ukrainienne, Zakhar Popovych, dans cet article, « Nous n’avons jamais soutenu ce gouvernement. Nous pouvons le supporter temporairement mais pas le soutenir ». Il s’agit simplement de ne pas tomber dans le panier de ceux qui veulent à tout prix délégitimer le gouvernement, sans d’ailleurs proposer une alternative, dans le seul but de déstabiliser le pays. Cela n’implique pas non plus de banaliser la présence de ministres d’extrême droite, simplement de la mettre en perspective.
Ensuite, il y aurait à Kiev un « gouvernement/junte fasciste » (ou parfois nazi). Passons sur le terme « junte » qui est simplement utilisé pour faire plus sinistre et pour mieux coller au concept de « coup d’Etat ». Le parti qui domine très largement ce gouvernement est Batkivshchina, le parti de Ioulia Timochenko. Un parti qu’on peut caractériser comme étant de droite, nationaliste, libéral, mais ni fasciste ni nazi. Reste le parti Svoboda. Qu’on peut certainement caractériser comme parti fasciste, en attendant une analyse plus fine. Quel est le rôle de Svoboda dans le gouvernement? Il a l’un des trois vice-premiers ministres et dirige deux ministères, ceux de l’Ecologie et de l’Agriculture. En plus, le Procureur général par intérim est un membre de Svoboda.
Le poids de l’extrême droite est moins lourd qu’en Autriche en 2000, où le FPÖ avait la Justice, les Finances et la Défense. La présence de Svoboda au gouvernement est une réalité qu’il faut constater, mais sans l’exagérer. L’influence de l’extrême droite est nuisible et doit être combattue, mais c’est au peuple ukrainien de la faire. Sans recevoir de leçons d’une gauche occidentale dont la vision de la réalité ukrainienne est parfois superficielle et caricaturale. Et surtout pas avec « l’aide » de la Russie.
Une extrême-droite russophile
La réalité est que ce gouvernement est néolibéral, largement composé de vieux routiers de la classe politique, fortement lié aux oligarques. Et qu’il est prêt à appliquer tout ce qu’on (le FMI, l’Union européenne) lui demande en matière de mesures d’austérité et de réformes structurelles. C’est à partir de cette réalité qu’il doit être combattu, pas en se lançant contre les moulins d’une soi-disant junte fasciste. Or, il ne manque pas de méfiance à l’égard de ce gouvernement parmi ceux qui ont fait le mouvement qu’on appelle maintenant Maïdan. Quand un journaliste du Financial Times demandait récemment pourquoi les Maïdan étaient encore là, il a reçu la réponse : « Pour s’assurer que le nouveau gouvernement ne vole pas l’argent qui vient du FMI ». Ce que le journaliste trouvait « assez raisonnable ». C’est un sentiment qui pourrait être partagé par ceux de l’Est qui ont été majoritairement – mais pas unanimement – extérieurs à ce mouvement.
Car eux aussi sont contre la corruption et le régime des oligarques. Seulement, pour les partisans d’une Ukraine unie, il est difficile de se mobiliser contre le seul gouvernement qui existe quand le pays est confronté au danger d’une intervention russe et à la réalité des agissements des milices paramilitaires à l’Est. Et pour les populations de l’Est, il est aussi difficile de se mobiliser, prise entre les milices et la campagne « anti-terroriste » du gouvernement. C’est une des raisons pour lesquelles il faut démilitariser le conflit, laisser le champ libre à l’action politique, syndicale, associative. Une deuxième raison est qu’un tel conflit civil, au-delà des victimes immédiates, laisse toujours des traces longtemps après.
Place à la politique et aux travailleurs!
On entend aussi que le pays en général, et Kiev en particulier, serait sous le règne d’une terreur fasciste, nazi, antisémite. Pourtant, les premiers à réfuter cette caricature sont les organisations juives. Elles sont si nombreuses qu’il devient fastidieux de les énumérer, la dernière déclaration datant du 16 mai. La réaction de l’oligarque juif et gouverneur de Dnipropetrovsk, Ihor Kolomoïsky, fut assez succincte : «It’s bullshit». Et puis, il y a plein de témoignages de ceux et celles qui ont été à Kiev. Dont, notamment, Nadia Tolokonnikova des Pussy Riot.
Evidemment qu’il y a de l’antisémitisme en Ukraine. Il y en a partout en Europe. Evidemment qu’il y a des actes antisémites en Ukraine. Mais pas plus que les actes racistes et antisémites en Russie, et avec beaucoup moins de morts [1].
Un rôle de choix dans cette supposé vague d’antisémitisme est attribué au Pravy Sektor (Secteur de droite) qui est par ailleurs rendu responsable par les médias russes de tout méfait en Ukraine, à tel point que s’il n’existait pas il faudrait bien l’inventer. Comme l’a demandé l’écrivain russe Dimitri Glukovsky, « Qui a transformé le “Secteur de droite” d’une bande de désaxés de la rue, qui n’avait même pas un vrai nom auparavant, en force centrale du nationalisme ukrainien ? ». C’est surtout le gouvernement et les médias russes. Comme le dit Zakhar Popovych, « Le Pravy Sektor est un parti très petit qui existe principalement sur des chaînes de télé russes ». Pour chiffrer, pour le mois d’avril, le Secteur de droite a été cité dans les médias russes 18.895 fois, presque autant que la Russie unie, le parti de Poutine (19.050 fois), et presque quatre fois plus que Batkivshchina, le parti qui dirige le gouvernement à Kiev. Svoboda n’arrive même pas dans les sept premiers, donc avec moins de 2.700 mentions. Etrange pour la composante vraiment fasciste d’un gouvernement qui est censé l’être.
Pravy Sektor, une fabrication?
Au-delà de sa taille, quel est le caractère du Secteur de droite ? Presque inconnu jusque-là, il est monté en première ligne à partir de la mi-janvier quand le régime a fait le choix de la répression et que la question de l’auto-défense du Maïdan est devenue centrale. Il semble pourtant qu’il y a de nombreuses zones d’ombre concernant ses liens avec le régime Ianoukovitch, y compris dans les derniers jours avant sa chute. Il n’est pas impossible que le régime ait essayé de les utiliser comme provocateurs mais qu’ils s’en soient affranchis. Aujourd’hui, ils sont censés être partout, sans qu’on puisse toujours faire la différence entre leurs agissements réels et leur utilité comme épouvantail. Le Secteur de droite est habituellement décrit comme étant néo-nazi.
A l’origine, il s’agissait d’une fédération dont la colonne vertébrale était l’organisation VO Tryzub dont le dirigeant est Dimitri Yarosh. Parmi ceux qui s’y sont agrégés, il y avait en effet quelques groupuscules néo-nazis. Maintenant que le Secteur de droite est devenu un parti, la situation n’est pas claire. Mais il semble bien que Yarosh et Tryzub sont avant tout des nationalistes de la tendance la plus dure, tout à fait prêts à utiliser la violence dans la poursuite de leur révolution nationale. Mais pas forcément néo-nazi ou antisémite.
On a entend Lavrov, ministre des affaires étrangères russe, expliquer qu’il n’est pas normal de tenir les élections avec les combats qui se déroulent dans l’Est. Certes, on peut douter de l’efficacité du déploiement de l’armée contre les milices pro-russes, déploiement qui peut aliéner davantage les populations dans les zones de combats. Il s’agit quand même d’une réponse à des actions armées qui ont été soutenues et encouragées par le gouvernement auquel Lavrov appartient. En appelant l’Ukraine à retirer ses forces armées de l’Est, le Russie insiste beaucoup sur la notion de « guerre contre son propre peuple ». On aurait donc l’impression que les forces ukrainiennes tirent contre des civils.
« Guerre contre son propre peuple »
Il y a en effet eu quelques morts de civils. Mais on ne peut pas qualifier de civils des hommes en treillis militaire armés de Kalachnikov, de lance-roquettes et d’armes lourdes. Un des problèmes pour les forces ukrainiennes est précisément qu’elles essaient d’éviter au maximum des victimes civiles. Si elles n’avaient pas cette contrainte, elles auraient déjà pris Sloviansk, mais en faisant beaucoup de pertes parmi la population. De la même façon que les Russes quand ils ont pris Grozny.
Qu’est-ce qui se passe à l’Est ? D’après le gouvernement, il s’agit d’actions de terroristes et de séparatistes. Le gouvernement russe les caractérise comme fédéralistes et les prises de bâtiments comme étant le fait de simples citoyens qui refusent l’autorité d’un gouvernement de Kiev qu’ils jugent illégitime.
Parmi les insurgés, il y a le noyau dur qu’il n’est pas faux de caractériser comme terroriste, des nationalistes russes – qu’ils soient de nationalité russe ou ukrainienne – qui sont partisans du rattachement de ces régions à la Russie. Ce sont eux qui mènent la danse. Là dedans il y a des gens qui sont venus de Russie. On peut spéculer sur leur statut exact ; il y a certainement des agents des services russes, mais aussi des ex-militaires franc-tireurs et des mercenaires. Ce qui est sûr, c’est qu’il y a une aide de la Russie. Financier sans doute, mais aussi militaire. On ne trouve pas des armes lourdes dans les caves des commissariats occupés. Et ceux qui descendent des hélicoptères avec des missiles sont des professionnels. Il ne faut d’ailleurs pas un grand nombre d’agents russes : un certain nombre pour encadrer, des saboteurs, des provocateurs.
Lourdement armés
Au-delà du noyau dur, la plupart des miliciens sont des hommes de la région, souvent avec une certaine expérience militaire. Et puis il y a la partie de la population qui les soutient, ou qui a pour le moins de la sympathie pour eux. Les assimiler aux terroristes et décrire l’intervention de l’armée comme « Opération anti-terroriste » est pour le moins une maladresse.
La façon d’agir des milices paramilitaires semble très bien planifiée. Ils commencent, au moins dans les villes importantes, par ce qu’il faut bien appeler des actions de commando, des prises de mairies, de sièges régionaux, de commissariats, menées d’une manière très professionnelle. Une fois installés, ils s’autoproclament maires et gouverneurs « populaires ». Ensuite, là où il y a des émetteurs de télévision, ils cherchent à les prendre. S’ils réussissent, ils coupent tout de suite les chaînes ukrainiennes et branchent celles de la Russie, comme ce fut déjà le cas en Crimée. Ensuite, ils mènent une campagne d’intimidation, d’enlèvements, de tortures et d’assassinats dont les cibles sont les partisans d’une Ukraine unifiée, mais aussi des journalistes, de là-bas ou d’ailleurs, qui n’acceptent pas de censurer leurs reportages.
Un de leurs derniers faits d’armes était d’interpeller devant ses élèves et d’emmener menottée une directrice d’école qui avait refusé que son établissement soit utilisé pour leur référendum du 11 mai. Ils s’en sont pris aux fonctionnaires chargés d’organiser les élections du 25 mai, avec violences, menaces, saisies des listes électorales et de bulletins de vote. Les méthodes utilisées sont les mêmes partout – pour l’instant, après la Crimée, dans les oblasts de Donetsk et Louhansk. Ils aimeraient bien étendre leurs actions aux autres régions du Sud et de l’Est, mais ils y rencontrent davantage de résistance.
Mini-coups d’Etat
La propagande russe parle de coup d’Etat à Kiev. Mais ce que nous venons de décrire, c’est le déroulement de mini-coups d’Etat, ville par ville. Ecoutons encore Zakhar Popovych : « La junte n’est pas à Kiev, mais à Sloviansk. A Kiev, vous pouvez facilement manifester avec des drapeaux rouges et diffuser toutes sortes de tracts. Ceci a été montré clairement à l’occasion des manifestations du 1er mai. Toutes les libertés libérales existent à Kiev, mais pas dans la République populaire de Donetsk ». A Donetsk, le 28 avril, un millier de manifestants défilaient pour l’unité de l’Ukraine, pacifiquement, sans service d’ordre (ce qui était, par ailleurs, imprudent). Ils ont été attaqués et battus à terre par 300 miliciens armés de matraques et de barres de fer.
Ces méthodes rappellent celles des milices, serbes surtout, qui se formaient au début des années 1990 en Yougoslavie. Ou celles des milices protestantes en Irlande du Nord. Y compris dans le type de personnel dirigeant, un mélange d’aventuriers, de marginaux, de criminels, d’anciens militaires, de militants d’extrême droite et d’agents de l’Etat. Le personnage de Vyacheslav Ponomaryov, « maire populaire » de Sloviansk, est particulièrement intéressant. A la lecture de cette interview, il émerge comme un véritable psychopathe. Même le journaliste est manifestement interloqué. Quant à son comparse Strelkov/Girkin, ancien (ou pas…) militaire russe et chef militaire des milices de Donetsk, il serait, d’après Popovych, monarchiste et grand admirateur du général blanc Denikine.
Un soutien populaire difficile à juger
Il est difficile de juger du degré de soutien populaires pour le rattachement à la Russie ou pour les « républiques indépendantes ». Quant aux référendums du 11 mai, on ne peut pas prendre au sérieux les chiffres de participation dans les deux oblasts (81% et 75%). Le gouvernement et des observateurs russes indépendants avancent des chiffres nettement moins élevés. Mais ce sont des estimations, sans base empirique. En revanche, tous les sondages qui ont été menés depuis trois mois, de sources ukrainiens ou étrangers, donne une majorité nette pour l’unité ukrainienne, y compris dans les oblasts de Donetsk et Louhansk (autour de 70%).
On est frappé par le caractère squelettique des manifestations de soutien « populaire » aux milices. Il s’agit de manifestations d’un ou de deux milliers de personnes dans une ville comme Donetsk avec une population d’un million. Le 1er mai, ils étaient un millier de personnes à défiler dans cette ville en criant « Russie, Russie », « le Donbass avec la Russie », dans un faible écho des dizaines de milliers qui défilaient à Moscou sous des mots d’ordre chauvins. Une honte pour la fête internationale des travailleurs. A Donetsk, les syndicats de la ville ont boycotté la manifestation. Par ailleurs, le mouvement ouvrier organisé du Donbass (notamment les mineurs et les sidérurgistes) est assez peu intervenu en tant que tel. Il y a des exemples d’opposition aux séparatistes et de défense de l’unité ukrainienne et quelques-uns qui vont dans l’autre sens. Mais les choses ne sont pas encore claires. Sans doute, comme le reste de la population, les ouvriers sont en tout état de cause assez hostiles au gouvernement à Kiev.
Ouvriers hostiles à Kiev
Quant à l’idéologie et la composition du mouvement prorusse, c’est un mélange de tout ce qu’il y a de réactionnaire. « Admirateurs de Staline et fans du Tsar-père, nazis russes et cosaques ruritaniens, fanatiques orthodoxes et vielles dames nostalgiques du temps de Brejnev – plus ceux qui sont contre la justice pour enfants, le mariage gay et les vaccinations contre la grippe ». C’est ainsi que Sergueï, un militant de gauche qui a fait un des meilleurs comptes-rendu des événements du 2 mai à Odessa, les décrit.
Dans le monde que décrivent les partisans de la Russie, les partisans du gouvernement sont antisémites et sèment la terreur à Kiev. Dans le monde réel, le mémorial à l’Holocauste à Novomoskovsk a été profané pour la deuxième fois en six semaines, avec une inscription « Mort aux Juifs-Bandéristes » [2] et des grossièretés à l’égard du gouverneur juif Kolomoïsky. Et la terreur est à Donetsk et Louhansk et surtout à Sloviansk. On pensera au mot de Winston Churchill : « Les fascistes de l’avenir s’appelleront antifascistes ».
Au-delà de l’Ukraine, il y a la Russie. Poutine et ses acolytes et les médias à leur service dénoncent à volonté la « junte fasciste » et les néo-nazis en Ukraine, tout en utilisant en Ukraine des mercenaires qui viennent souvent des milieux d’extrême droite. Et en Russie, même l’extrême droite se porte bien. Passons sur l’idéologie eurasienne de Dougine. Et même sur le passé de certains membres du gouvernement. En Russie, les groupes néo-nazis agissent en plein jour et apparemment sans être inquiétés, comme le montrent ces photos du 1er mai à Moscou. De telles manifestations ont également eu lieu à Saint-Pétersbourg et dans une vingtaine d’autres villes.
Soutien de l’extrême-droite
Et ce n’est pas seulement en Russie et en Ukraine que l’extrême droite sert les intérêts de la Grande Russie. Car voici une chose intéressante. Vu que l’Ukraine est censée avoir un gouvernement fasciste et/ou est terrorisée par des bandes fascistes ou nazies, on aurait pu s’attendre à ce que l’extrême droite ukrainienne reçoit le soutien de ses pairs ailleurs en Europe. Mais pas du tout. Déjà au moment du référendum en Crimée, les résultats ont été vérifiés par des observateurs dont l’essentiel venait de l’extrême droite. Il y avait notamment des représentants du Front National (France), du FPÖ et BZ (Autriche), de Jobbik (Hongrie), du Vlaams Belang (Flandre), de la Ligue du Nord et de Fiamma Tricolore (Italie) et d’Ataka (Bulgarie) : le tout coordonné par le néo-nazi belge Luc Michiel. Il va sans dire que leur vérification ne vérifiait rien. En fait, il y a nombre d’analyses de la réalité de ce référendum, qui contestent les chiffres invraisemblables de participation (83,1%) et de « oui » (96,77%).
Le chiffre sans doute le plus impressionnant vient du très officiel Conseil pour les droits humains en Russie, qui estime que si dans la ville de Sébastopol la majorité écrasante de votants était pour rejoindre la Russie (avec un taux de participation d’entre 50 et 80%), en Crimée propre, le taux de participation était entre 30 et 50% et seulement entre 50 et 60% ont voté pour. Ces chiffres ont été rapidement enlevés du site du Conseil.
Mais les liens entre le régime russe et l’extrême droite européenne vont bien au-delà de tels services ponctuels. Ce sont des liens réguliers et structurés. Marine Le Pen, qui vient de se féliciter des « valeurs communes » défendues par Poutine est elle-même un visiteur régulier à Moscou. Elle y était en août 2013 et avril 2014 et a été reçue par le vice-premier ministre Dimitri Rogozine (ancien du parti d’extrême droite Rodina) et par le président de la Douma, Sergueï Narychkine. Un rôle clé dans les rapports entre le FN et le régime russe est joué par Aymeric Chauprade, conseiller auprès de Marine Le Pen sur les questions géopolitiques et tête de liste pour le FN en Île-de France aux élections européennes venant d’être élu au parlement européen.
Le dirigeant de Jobbik, Gabor Vona, a tenu une conférence à l’Université d’Etat e Moscou, à l’invitation de l’idéologue d’extrême droite Aleksandr Dougine. Le leader du parti d’extrême droite bulgare Ataka, Volen Sidorov, a lancé la campagne européenne de son parti à Moscou. Beaucoup plus de détails concernant les liens entre l’extrême droite européenne et Moscou sont donnés par cet article en anglais. Dans ce dernier texte, on trouve une liste des partis d’extrême droite en Europe. Parmi eux, 13 sont considérés comme « engagés » avec Moscou (dont, à part ceux déjà cités, Aube dorée de Grèce, le BNP britannique et le NPD allemand), quatre comme « ouverts » (dont le PVV de Wilders aux Pays-Bas), deux comme « neutres » et trois comme « hostiles ». Ces derniers sont des partis finlandais, letton et roumain.
Ethniquement russe
Le soutien de l’extrême droite en Europe à Poutine n’a en fait rien de surprenant. D’abord, sur le plan idéologique, qu’est-ce qu’il y a à ne pas aimer ? Il y a le culte de la nation, et pas n’importe quelle nation : il s’agit clairement d’un nationalisme ethnique, de sang. En langue russe, il y a deux mots pour russe. Rossiyane qui signifie citoyen ou sujet russe. Russkiye signifie « ethniquement russe ». On peut par exemple être citoyen de la Fédération russe, mais pas russkiye, et se faire massacrer en Tchétchénie ou lyncher par une meute raciste à Moscou. On peut être résident d’Ukraine, de Lettonie ou du Kazakhstan et même citoyen de ces pays et être considéré come russkiye, donc susceptible d’être « protégé » par Poutine, ou plutôt instrumentalisés pour ses projets géopolitiques. Le parti néo-nazi hongrois Jobbik apprécie particulièrement cette vision de la nation.
Car en Hongrie aussi, le gouvernement Orban donne volontiers des passeports aux Hongrois des pays voisins, qui peuvent maintenant même voter en Hongrie. Derrière cette générosité se profile l’ombre de la Grande Hongrie d’avant 1920. Jobbik dit clairement d’ailleurs que la Crimée est russe et la Carpatho-Ukraine hongroise, comme avant 1920 et de 1939 à 1945. Jobbik se réclame ouvertement de cette Grande Hongrie et ce que Jobbik dit tout haut, Orban pense tout bas. Au fait, pas si bas que ça. Lui, il exige maintenant que l’Ukraine autorise la double nationalité et accorde des « droits communautaires » et le « droit à l’auto-administration » à la minorité hongroise d’Ukraine. De manière prévisible, cette « doctrine Poutine » commence déjà à faire des émules. C’est une vraie boîte de Pandore que Poutine a ouverte.
La famille, la nation, le divin
A la conception ethnique de la nation on peut ajouter la sacralisation de l’autorité de l’Etat, la notion d’une idéologie nationale imposée, la répression de toute dissidence, le contrôle des média, le culte du leader autoritaire, le droit des pays forts à dominer les faibles et une idéologie globalement réactionnaire qui vante les valeurs chrétiennes et le rôle central de l’Eglise orthodoxe, les lois homophobes. Cela fait penser au « Travail, famille, patrie »du régime de Vichy. Ou comme le dit Aymeric Chauprade, « la famille, la nation et le divin ». Le régime russe et ses amis de l’extrême droite en Europe partagent beaucoup de ces idées. Ils ont même pu s’indigner ensemble après la victoire de Conchita Wurst à l’Eurovision.
En plus de l’idéologie, il y a un aspect géopolitique. De manière générale, l’extrême droite européenne est anti-américaine et anti-UE. Il faut une alternative autre que l’autarcie. La notion d’un axe Paris-Berlin-Moscou n’est pas exclusive à l’extrême droite, mais elle y est très présente. Marine Le Pen s’en réclame notamment.
On ne peut évidemment pas exclure un soutien financier de la Russie, sans qu’il y en ait des preuves pour l’instant. Mais les autorités hongroises commencent une enquête concernant le financement de Jobbik. Elles ont par ailleurs demandé la levée de l’immunité parlementaire du député européenne de Jobbik, Béla Kovacs, soupçonné d’espionnage au profit de la Russie.
Du côté russe, les avantages sont évidents. Contrairement à son antifascisme affirmé, Poutine n’a absolument aucun problème à travailler avec des partis d’extrême droite, à partir du moment où ils qui sont prêts à défendre sa politique. Ce qu’ils font, très activement pour certains, sur la question ukrainienne et plus largement, en défense de son projet d’Union eurasienne. Et comme nous le savons, l’extrême droite dispose d’un bloc désormais plus important au parlement européen. C’est une bonne nouvelle pour Poutine.
[1] D’après l’ONG russe SOVA, il y a eu entre 2004 et 2012 en Russie, 509 morts à la suite d’agressions à caractère raciste.
[2] Du nom de Stepan Bandera, personnage controversé du nationalisme ukrainien, qui avait à un moment collaboré avec les Nazis. Les prorusses ont tendance à libeller tous les partisans de l’Ukraine unie de « Bandéristes ».
Municipales en France: le Front de Gauche face aux droites
Les élections municipales des 23 et 30 juin ont constitué le premier test électoral à l’échelle nationale depuis l’élection présidentielle de 2012. Pour François Hollande et le Parti socialiste, les résultats ont été sans appel. Globalement, les électeurs se sont servis de ces élections pour sanctionner. C’était la facture pour deux ans de promesses abandonnées et un tournant de plus en plus net vers une politique néolibérale.
Pour une partie importante de l’électorat, cette sanction s’exprimait par l’abstention (38% au premier tour, 36% au deuxième). Il est clair que ce sont surtout les électeurs de gauche qui se sont abstenus : dans les banlieues populaires de la région parisienne le taux d’abstention dépassait les 40%, et parfois les 50%.
Le premier tour marquait déjà un sérieux revers pour la gauche. On aurait pu penser que pour le deuxième tour il y aurait un sursaut, une mobilisation des électeurs de gauche. A quelques exceptions locales près, ce ne fut pas le cas. En fait, le deuxième tour était pire que le premier: c’était la plus grosse défaite de la gauche dans ce type d’élection de l’histoire de la Ve République. La gauche a perdu 151 villes de plus de 10.000 habitants, l’UMP en a gagné 142.
Colossale raclée du PS
Parmi les villes perdues par la gauche on trouve Toulouse, Angers, Amiens, Saint-Etienne et même Limoges, ville ancrée à gauche depuis un siècle. Il y a bien sûr des rescapés. La gauche garde Paris, Lyon, Strasbourg, Nantes et Lille (mais en perdant Roubaix et Tourcoing dans l’agglomération). Certaines de ces résultats s’expliquent sans doute par de bons bilans municipaux. Mais globalement, à l’issue de ces élections, le bloc de droite autour de l’UMP se trouvait avec 13,84 millions de voix contre 11,38 pour le bloc PS et alliés.
Les forces situées à gauche du PS ont mieux résisté, mais elles sont loin d’avoir été épargnées. Un des points marquants de ces élections était le manque de visibilité du Front de gauche en tant que force politique nationale. La raison principale en était certainement la décision du PCF d’aller à ce scrutin en alliance avec le PS dans un nombre important de villes, avec notamment le cas emblématique de Paris. Il est difficile à donner un chiffre avec exactitude pour les résultats du Front de gauche.
A gauche de la gauche: le handicap de la division
Mais en prenant les listes comprenant tout ou une partie des composants du FDG, qu’elles soient intitulées PCF, FDG, PG ou autre, on arrive a un million de voix. D’après une analyse du journal Le Monde, ces listes ont fait en moyenne 10,7% dans les villes où elles étaient présentes. Ce chiffre recouvre de grandes inégalités entre les villes. En particulier les listes étiquetés PCF ont fait de meilleurs scores (24,97% en moyenne) que ceux étiquetés Front de gauche (9,32%) ou PG (6,04%).
Dans ces élections, le PCF a pourtant perdu un quart de ses conseillers municipaux, sans qu’on puisse dire pour l’instant combien ont été perdus en alliance avec le PS et combien dans des listes autonomes. Il perd aussi 48 villes mais en gagne 12. Parmi les pertes, certaines sont douloureuses. En Seine-Saint-Denis, au cœur de ce qui était la banlieue rouge, le PCF perd Bobigny, Blanc-Mesnil et Saint-Ouen. Mais des listes FG regagnent deux des villes les plus importantes du département, perdues en 2008, Aubervilliers et Montreuil.
Des résultats difficilement déchiffrables
Et à Saint-Denis, la liste du maire sortant (PCF-FG) bat de justesse une liste PS qui s’était maintenue et a certainement profité des voix venant des listes de droite éliminées au premier tour. Le résultat de Grenoble mérite d’être noté particulièrement. Dans un certain nombre de villes le PG a cherché à nouer des alliances avec des Verts. A Grenoble il y a eu en effet une liste EELV-PG-Ensemble (un autre composant du FG). Arrivée devant la liste PS (soutenu par le PCF de la ville) au premier tour, cette liste a remporté la mairie au deuxième.
Pas la déroute donc, mais on ne peut certainement pas dire que le Front de gauche ait tiré profit de la débandade du PS ni qu’il soit apparu comme une force politique nationale dans ces élections. L’heure des bilans va sonner, pour le FG et pour chacune de ces composantes. Mais sans doute pas tout de suite. Car la campagne des européennes commence déjà. Elle s’annonce compliquée.
Au niveau national et dans les villes où le PCF est parti avec le PS et où d’autres composantes du FG ont présenté une liste autonome, les relations sont tendues. Et à sept semaines du scrutin du 25 mai, les listes Front de gauche ne sont toujours pas bouclées.
Marche ardue vers les européennes
Si le grand vainqueur de ces élections a été la droite traditionnelle, nous avons aussi assisté à une progression du Front national. Il est inutile de le nier, comme certains à gauche semblent tentés de le faire. Par exemple, il est vrai que le nombre de villes où le FN a présenté des listes, autour de 600, est le même nombre que le Front de gauche. Mais avec ces listes, dans des villes bien ciblées, il a ramassé 1,7 millions de voix.
Et il a pris une douzaine de villes, davantage que dans n’importe quelles élections municipales jusqu’ici. La plus grosse prise a été le 7e secteur de Marseille, avec une population de 155.000 habitants, qui sera dorénavant dirigé par un maire et un conseil FN.
Bien qu’il soit vrai qu’une bonne partie des voix du FN vienne d’électeurs de la droite, il faut aussi reconnaître qu’une partie vient des couches populaires. Et les élections européennes vont lui donner l’occasion de se présenter partout, les sondages le mettant devant le PS, avec même la possibilité qu’il émerge comme premier parti en France.
Alors qu’il est évident que les électeurs de gauche ont déserté le PS à cause de sa politique néolibérale, la réponse d’Hollande indique plutôt qu’il va accentuer son cours actuel. En nommant Manuel Valls comme Premier ministre, il a choisi le dirigeant du PS le plus droitier, non seulement par sa politique sécuritaire en tant que Ministre de l’Intérieur depuis deux ans, mais aussi sur les questions économiques et sociales.
On ne change pas une stratégie qui perd
Valls ne cache pas son admiration pour Tony Blair et sa nomination a ravi les cercles financiers internationaux. Au PS, c’est moins sûr. Aux primaires, pour la nomination présidentielle en 2011, il a fait 6%. Déjà, sa nomination a provoqué une crise chez les Verts d’EELV. Alors que les parlementaires du parti voulaient rester au gouvernement, le bureau exécutif a voté contre. Au PS, même l’opposition à la politique d’Hollande monte.
Le courant « Maintenant la gauche » a envoyé une lettre ouverte à Hollande pour exiger un changement de cap et « un tournant économique majeur », signé par plusieurs membres du Bureau national du PS et par Paul Quilès, ancien ministre de François Mitterrand. Il semble clair qu’un certain nombre de députés PS vont refuser d’accorder la confiance à Valls, en votant contre ou en s’abstenant. Quant au groupe parlementaire FG, il votera contre.
Hollande/Valls: à droite toute!
A un moment où le cours droitier d’Hollande s’accentue, il est important que le Front de gauche tisse des liens avec la gauche du PS et des Verts et qu’il réapparaisse comme force politique nationale. Une grande manifestation contre la politique d’Hollande aura lieu à Paris le 12 avril, soutenu par le Front de gauche mais aussi par le NPA et d’autres forces et par de nombreux responsables syndicaux.
C’est bien, c’est nécessaire. Mais c’est aussi nécessaire que le pôle politique représenté par le Front de gauche dans une série d’élections de 2009 à 2012 se manifeste de nouveau par une bonne campagne et un bon résultat aux élections européennes. Ce n’est vraiment pas le moment de laisser prévaloir les ressentiments de la campagne des municipales ou de se chamailler sur des têtes de liste.
Que fait la Russie en Ukraine?
Le Parlement de Crimée a donc voté son rattachement à la Russie. Le fameux référendum, fixé d’abord pour le 25 mai, puis avancé au 30 mars, aura finalement lieu le 16 mars et « ne fera que confirmer » le vote du Parlement. On peut dire qu’ils s’entraînent déjà pour rejoindre la Russie de Poutine. Là-bas, on ne tient jamais une consultation électorale sans avoir décidé le résultat à l’avance.
Nous devons comprendre l’énormité de ce qui vient de se passer. Pour la première fois depuis 1945, un pays a simplement annexé, par la force armée, une partie du territoire d’un autre pays. Jusqu’ici nous avons vu des interventions armées, des bombardements, même des guerres dans les Balkans. Mais jamais ça. Et pour l’instant, rien n’indique que cela restera un cas isolé.
Ceux qui prévoyaient que Poutine n’attendait que la fin des JO de Sotchi pour frapper n’avaient pas tort. Car l’intervention en Crimée qui a débuté le 27 février était tout sauf une réaction sur le vif aux événements dramatiques à Kiev de la semaine précédente. Elle a impliqué un transfert de navires de guerre de la flotte de la Baltique à la Mer noire, la préparation et le transfert de 2.000 troupes d’assaut, sans parler des manœuvres en parallèle à la frontière orientale de l’Ukraine qui mobilisaient 150.000 troupes.
Pas de place à l’improvisation
Tout était donc préparé à l’avance. Par ailleurs, l’intervention s’insère dans un projet géopolitique de Poutine. Vladimir Poutine considère que l’effondrement de l’Union soviétique était « le plus grand désastre géopolitique » de notre temps. Et en effet, l’effondrement de l’URSS a effectivement été un désastre social qui a frappé la vie de dizaines de millions de ses citoyens.
Une « catastrophe humaine », comme l’a caractérisé le grand historien marxiste Eric Hobsbawm. Mais ce n’est pas ce qui concerne Poutine. Celui-ci a poursuivi l’œuvre de destruction de l’Etat social commencé sous Eltsine dans les années ’90. Il préside aujourd’hui une société où 110 milliardaires possèdent 35 % des richesses du pays.
Mais revenons à la géopolitique, car il est indispensable de comprendre les objectifs globaux de la Russie de Poutine. Ce qu’il regrette, c’est le statut de grande puissance qu’avait l’URSS. Ce qu’il veut, c’est restaurer la puissance de la Russie et imposer son contrôle sur les territoires qui étaient ceux de l’URSS et de l’Empire tsariste.
L’URSS sans le socialisme
En 1913, le troisième centenaire de la dynastie des Romanov fut célébré avec grand faste. Quatre ans plus tard, la révolution les a renvoyés à la poubelle de l’Histoire. Définitivement, semblait-il. Mais non : après le chute de l’URSS, ils ont été déterrés, littéralement et figurativement. Le Tsar Nicolas II, connu de son vivant comme Nicolas le Sanglant, grand amateur de pogroms anti-juifs, fut canonisé en 2000.
Et en 2013, on célébrait en Russie le quatrième centenaire des Romanov. Ce qui était mis en exergue et enseigné aux écoliers, cartes interactives à l’appui, c’était le rôle de cette dynastie dans l’extension de l’empire russe. Et c’est vrai : sous les Romanov, de l’Ukraine aux pays Baltes et d’Asie centrale au Caucase, la Russie a construit son empire par des méthodes non moins barbares que celles employés par les Britanniques, les Français et autres impérialistes aux quatre coins du monde.
Arrivé au pouvoir en 2000, Poutine se désolait du déclin de la Russie et jurait de restaurer l’autorité de l’Etat, ce qu’il a largement fait. Cela se traduit par une « démocratie guidée », une mainmise croissante sur les médias, la répression de toute dissidence sérieuse et une politique de réarmement.
Le tout sur fond d’un chauvinisme grand-russe, cette idéologie que Lénine détestait tellement et qu’il combattait inlassablement. Et qui est largement partagée dans le monde politique, de l’extrême droite de Zhirinovsky au Parti communiste de la Fédération de Russie (PCFR).
L’alliance des grands-russes
Sur le deuxième volet, Poutine a commencé par liquider l’indépendance de fait de la Tchétchénie avec une brutalité extrême, à plus petite échelle que ce qu’ont fait Bush et Blair en Irak trois ans plus tard, mais avec des méthodes similaires. Le tout sans vraiment restaurer « l’ordre » dans cette république du Caucase du Nord qui a donné du fil à retordre à ses prédécesseurs tsaristes et même à Staline.
Et puis, il a élaboré son projet pour encadrer les anciennes républiques soviétiques. Pour commencer, il s’agit d’une union douanière, à laquelle adhérent pour l’instant le Kazakhstan et la Biélorussie et que devrait suivre l’Arménie. Mais il annonce la couleur : dès 2015, il veut transformer l’union douanière en Union eurasiatique, définie comme union économique et politique.
C’est dans cette union qu’il voulait (et qu’il veut encore…), entraîner l’Ukraine : d’où son opposition furieuse à la signature par l’Ukraine d’un partenariat avec l’Union européenne. Bien sûr, il ne s’agit pas d’annexer toutes les républiques de l’ex-URSS (bien que…), mais de les réunir dans une union dominée par Moscou. Cela peut se faire à géométrie variable.
Le PCFR parle de « l’Etat unifié de Russie et de Biélorussie » comme si c’était déjà une réalité. C’est inexact. Des accords dans ce sens existent, mais ils ne sont pas très clairs et la Biélorussie fait preuve de quelques réticences.
Timides manifestations
Ce qui est clair et ce dont tout le monde convient, qu’ils soient pour ou contre, c’est que l’Ukraine constitue une pièce maîtresse du projet d’Union eurasiatique. C’est pourquoi on aurait tort de conclure que Poutine s’arrêtera après l’annexion de la Crimée. Il ne peut pas simplement regarder le nouveau gouvernement s’installer, se rapprocher de l’Union européenne et signer un partenariat.
Il est clair que la Russie a été et reste très active dans l’Est et le Sud de l’Ukraine. Elle a essayé de susciter des manifestations en faveur de l’union avec la Russie. Pour le moment, c’est un échec. Il y a eu quelques manifestations mais relativement restreintes, de l’ordre de quelques milliers, 10.000 au maximum, ce qui est peu pour des villes comme Donetsk, Odessa ou Kharkiv, avec des populations d’un million et plus.
En face, il y a eu des manifestations pour l’unité de l’Ukraine, parfois plus importantes (15.000 à Odessa) mais pas non plus massives. Et puis des tentatives, parfois réussies dans un premier temps, de prendre d’assaut des bâtiments officiels pour y hisser le drapeau russe. Là, il s’agissait d’attaques bien organisées, de quelques centaines d’hommes, dont certains venaient manifestement de Russie.
La plupart de la population ne se mobilise pas. Pourtant, un sondage du 3 mars montre que le plus fort pourcentage en faveur de l’intégration à la Russie est d’un tiers dans la région de Donetsk, puis de 24 % à Luhansk et Odessa, et pas plus de 16 % ailleurs. Il ne faut pourtant pas en conclure que le danger serait passé.
Il est facile d’organiser des provocations comme prétexte d’intervention militaire, surtout dans des régions où il y a des fortes minorités pro-russes. Et puis, on occupe le conseil régional, on fait voter, on ferme tous les médias indépendants comme en Crimée…
Aujourd’hui la Crimée, demain Kiev?
Au-delà de la question de possibles interventions-annexions, il y a celle, plus large, de la déstabilisation de l’Ukraine toute entière. Si l’élection présidentielle a lieu le 25 mai, on ne sait pas encore qui va gagner, mais on sait que ce ne sera pas un candidat pro-russe. Alors, soit il faut empêcher que l’élection ait lieu, soit il faut que le président élu préside un pays affaibli, divisé, déstabilisé. Rien, absolument rien n’est exclu, y compris une invasion de tout le pays, ou au moins jusqu’à Kiev.
En fin de compte, ce que Poutine fera ou pas dépendra du degré d’opposition qu’il rencontre, en Ukraine comme au niveau international. En Ukraine, il ne suffit pas simplement que le gouvernement affirme son autorité, y compris dans l’Est. Il faut qu’il prenne en compte les préoccupations de tous les citoyens.
C’est une bonne chose que le président par intérim ait refusé de signer l’annulation de la loi sur les langues de 2012, mesure qui avait inquiété inutilement les russophones. Et puis il faut mettre fin à la situation où dans certaines régions, certains partis ne peuvent pas fonctionner normalement. En particulier, il faut stopper les agressions contre le Parti communiste d’Ukraine.
Bien évidemment, la tenue d’une élection présidentielle ne résoudrait pas en soi les problèmes de l’Ukraine.
Il faudrait une démocratisation de fond en comble, un programme social, une assemblée constituante. Mais rien de tout cela ne pourrait se faire sans lever la menace d’une intervention russe.
Antisémitisme?
Deux raisons sont et seront avancées pour justifier une intervention russe. D’abord, que le pays serait dans un état de chaos, d’anarchie, avec des agressions contre les minorités, et surtout des actes antisémites. C’est faux. La meilleure réponse est fournie par cette lettre ouverte à Vladimir Poutine signée par un large éventail de la communauté juive en Ukraine.
La deuxième raison serait qu’au lieu d’être l’agresseur, de poursuivre une politique élaborée bien avant les événements récents en Ukraine, la Russie serait en réalité la victime, la cible de provocations venant des Etats-Unis et de l’UE. Avec en particulier l’intention d’admettre l’Ukraine comme membre de l’OTAN. Dans cette vision, il y a certainement du vrai. Depuis la chute de l’URSS, les Etats-Unis ont poursuivi une politique visant à « contenir » la Russie : expansion de l’OTAN vers l’Est, bouclier anti-missiles…
La perspective que l’Ukraine adhère à l’OTAN est partagée par certaines puissances et forces en Occident, mais pas par toutes. Et par des partis aujourd’hui au gouvernement en Ukraine. Pourtant, les sondages ont systématiquement montré qu’une majorité d’Ukrainiens est contre et préfère une position non-alignée.
C’est certainement la meilleure solution, pour l’Ukraine et pour la paix en Europe. Pourtant, le moins que l’on puisse dire, c’est que si jamais un prochain sondage donnait une majorité pour l’adhésion à l’OTAN, ce serait sans doute une conséquence de l’agression russe actuelle.
Vers un conflit avec l’OTAN?
Pour conclure : les mesures économiques et diplomatiques à l’égard de la Russie qui ont été prises, ou sont envisagées par les Etats-Unis et les pays européens auront un certain effet. Mais aussi, mondialisation oblige, des conséquences pour certains pays européens. Il n’est pas sûr qu’elles soient vraiment efficaces, ou qu’elles seront maintenues longtemps, et Poutine a dû prendre cela en considération avant d’agir.
Jusqu’ici, ceux en Occident qui parlent d’action militaire sont très minoritaires. Mais on aurait tort de considérer que cette option est totalement exclue. Les Américains et les Européens étaient surpris par l’intervention en Crimée, et encore plus par son annexion. Mais si les choses en restent là, on peut dire que le risque de conflit armé entre la Russie et l’OTAN est minime.
Si la Russie devait aller plus loin en Ukraine, ce risque augmenterait et les secteurs les plus va-t-en guerre en Occident seraient renforcés. C’est pourquoi il faut condamner toute intervention étrangère en Ukraine et défendre la souveraineté de l’Ukraine. Le peuple ukrainien doit pouvoir régler les problèmes considérables auxquels il est confronté sans ingérence étrangère aucune.
Chronique ukrainienne
La rédaction de cet article a débuté juste avant les événements dramatiques des journées des 18-22 février. A l’origine, l’intention était surtout de traiter quelques questions de fond, de porter un regard sur l’arrière-fond de ce qui se passe en Ukraine. Et puis on a commencé à tirer dans les rues de Kiev et tout a basculé en quelques jours. Le régime commençait à s’effondrer, les soutiens de Ianoukovitch l’abandonnant les uns après les autres, les plus coupables de ses partisans prenant la fuite. Le compromis laborieux négocié entre Ianoukovitch et l’opposition sous l’égide des ministres des affaires étrangères allemands, français et polonais, et qui aurait laissé Ianoukovitch au pouvoir jusqu’en décembre, a échoué face au refus du mouvement, exprimé sur la Place Maïdan dans la soirée de vendredi 21 février. Et puis, Ianoukovitch lui-même a pris la fuite et le Parlement l’a destitué à l’unanimité des présents, 328 députés sur 450.
Une semaine après la chute de Ianoukovitch, comment résumer la situation de l’Ukraine ?
D’abord, il y a un nouveau gouvernement. La Présidence par intérim est assurée par le président du Parlement Oleksandr Tourtchynov, de Baktivshchina, le parti de Ioulia Tymoshenko. L’élection présidentielle est fixée pour le 25 mai. Le premier ministre est Arseni Iatseniuk, du même parti, l’homme de Washington. Le gouvernement comprend d’un côté des représentants de Baktivshchina, du parti d’extrême-droite Svoboda, du monde des affaires, et de l’autre des représentants du mouvement. Mais ce sont les premiers qui dominent. Le ministre des Finances est un banquier. Le ministre de l’Agriculture, un membre de Svoboda, est un riche agriculteur. Vitali Klitschko, l’ancien boxeur qui dirige le Parti UDAR, ne fait pas partie du gouvernement, se réservant pour l’élection présidentielle.
Pourtant, le mouvement qui a renversé Ianoukovitch ne s’est pas démobilisé. Il a eu un droit de regard sur la formation du nouveau gouvernement et il reste très méfiant à son égard, à l’affût de chaque signe qui montre que si les têtes ont changé, le système reste le même. De ce point de vue-là, les leçons de la « Révolution orange » de 2004 et de la déception qui a suivi le changement de gouvernement sans changement de système ont été apprises. Et bien qu’Ioulia Tymoshenko ait été acclamée sur la place Maïdan après sa sortie de prison, il est clair qu’elle ne jouit pas du même niveau de confiance qu’en 2004.
2004: Le changement sans changement
L’économie est en ruines, les coffres de l’Etat sont presque vides, les réserves sont autour de 12 milliards de dollars, l’équivalent des 16,3 % de la dette nationale de 73 milliards qui doit être remboursée cette année. La monnaie, la hryvnia, est en chute libre. Si elle est dévaluée, la dette, dont une grande partie est libellée en dollars, augmentera. D’ici quelques mois, un défaut de paiement est une possibilité réelle.
Le nouveau gouvernement aura donc besoin de crédits. Sous l’œil méfiant du mouvement, il va négocier et en toute probabilité les obtenir de l’Union européenne, du FMI et des Etats-Unis, et ce au prix que l’on sait: austérité, réformes néolibérales. Les premières déclarations de Yatseniuk, le 28 février, vont dans ce sens-la. Si les choses se déroulent ainsi, on verra comment vont réagir le mouvement et la population.
Le facteur qui peut encore tout bouleverser, c’est le rôle de la Russie. Ce qui se passe en ce moment en Crimée est très inquiétant. Ce qui est clair, c’est que la Russie est en train d’intervenir militairement sur le territoire ukrainien. Ce qui n’est pas clair, c’est jusqu’où elle veut aller. Plutôt que de spéculer, nous reviendrons sur la question dans les prochains jours.
Jusqu’où peut aller la Russie?
Revenons maintenant une semaine en arrière. Ce qui venait de se passer en Ukraine était assez extraordinaire. Un mouvement de masse avait réussi à renverser un de ces autocrates qui président encore la plupart des anciennes républiques soviétiques, ces pays dominés par un capitalisme de type mafieux. Certains nous rappellent que Ianoukovitch avait été élu de manière légitime, démocratiquement, dans une élection honnête. C’est exact. Ils oublient en général d’ajouter que ce n’est pas lui, mais son prédécesseur qui a organisé cette élection. Quand Ianoukovitch était aux affaires en 2004, les élections se passaient tout autrement, provoquant la première grande mobilisation depuis l’indépendance et imposant de nouvelles élections que Ianoukovitch avait perdues.
Elu démocratiquement ou pas, il ne suffisait pas de répéter qu’il était le « président légitime ». La légitimité, ça se gagne et ça se perd. Quelle est la légitimité de Samaras en Grèce, pourtant élu démocratiquement? Elu en 2010, une des premières actions de Ianoukovitch était de se débarrasser de la Constitution de 2004 qui partageait le pouvoir entre la Présidence et le Parlement et de concentrer le pouvoir dans ses propres mains.
Ensuite il a largement profité de son mandat pour s’enrichir, lui et les fils et son clan, que les Ukrainiens appellent « la Famille ». Sa fortune personnelle a été estimée à 12 milliards de dollars. C’est d’ailleurs très exactement la somme qui reste dans les coffres de l’Etat ukrainien. A la demande du nouveau gouvernement, des mesures sont prises pour bloquer les comptes de la bande à Ianoukovitch en Autriche, Suisse et Liechtenstein.
C’est quoi être légitime?
Entre le 18 et le 22 février, les événements se sont déroulés à une vitesse fulgurante. Le 18 à Kiev, les affrontements entre protestataires et policiers ont fait 28 morts, dont 10 policiers, et des centaines de blessés. Ce n’était pas les premiers affrontements entre manifestants et policiers, ni même les premiers morts, mais on a eu l’impression qu’un pas qualitatif avait été franchi.
La suite l’a confirmé. Le jeudi 20 février a été la journée la plus noire, la plus sanglante de l’histoire de l’Ukraine indépendante, avec plus de 50 morts. Nous commençons à apprendre maintenant qu’une répression à beaucoup plus grande échelle était en préparation, un scénario à la Tienanmen. Que cela a été évité revient sans doute au fait que Ianoukovitch était déjà en train de perdre le contrôle de l’appareil d’Etat et qu’une partie au moins de l’armée n’était pas fiable.
La responsabilité première et écrasante pour le sang qui a coulé échoue à Ianoukovitch et son gouvernement. Pendant trois mois, le régime a fait preuve d’un immobilisme à toute épreuve. Trois mois de crise politique permanente, qui a vu des manifestations de masse à répétition, rassemblant des dizaines et parfois des centaines de milliers de personnes, alors que s’installait au cœur de Kiev, sur le Maïdan, un campement de plusieurs milliers de personnes qui a progressivement pris l’allure d’une forteresse retranchée et qui s’est doté d’un Conseil élu.
Alternant entre répression, négociations avec les partis d’opposition et concessions de façade, Ianoukovitch n’a rien lâché sur le fond. Le 16 janvier, il a fait adopter une série de lois liberticides. Le 28 janvier, il les a fait annuler, à condition que les bâtiments publics occupés fussent libérés. En même temps, il a limogé son premier ministre, Mykola Azarov, qui a tout de suite pris l’avion pour rejoindre ses comptes en banque en Autriche.
La forteresse Maïdan
Jusqu’au lundi 17 février, avec la libération des manifestants détenus et l’évacuation de certains bâtiments publics occupés, on aurait pu avoir l’impression d’une détente, d’une décompression, d’une possible résolution pacifique de la crise. A condition qu’il y ait une ouverture politique quelconque.
En fait, il y a eu, depuis trois mois, des possibilités, pas exclusives : une élection présidentielle anticipée, des élections législatives anticipées (ou les deux à la fois), un retour à la constitution de 2004 et un nouveau gouvernement qui aurait organisé à terme des élections. Mais de toute façon la solution passait forcément par la possibilité pour les citoyens de dire s’ils avaient encore confiance dans le président et le gouvernement.
Aucune de ces initiatives n’a été prise. Mardi 18, le parlement devait encore une fois discuter d’une réforme constitutionnelle. Une marche sur le Parlement voulait exercer une pression pour que les députés l’adoptent. Et puis, une fois encore, le débat a été reporté pour une raison « technique ». Pour les manifestants c’était la goutte qui a fait déborder la vase. Et la police a lancé des grenades et commencé à tirer avec des balles réelles à une échelle jusque-là jamais vue. Le jeudi 20, un nouveau pas a été franchi.
La goutte qui fait déborder le vase
Des tireurs d’élite nichés sur les toits ont tiré avec des armes automatiques, faisant une cinquantaine de morts, âgés de 17 à 62 ans, pour ceux qui ont pu être identifiés. Beaucoup venaient de l’Ouest, beaucoup de Kiev, mais aussi plusieurs de l’Est; il y avait même un Russe. Cette-fois-ci, seulement trois policiers sont morts: les manifestants, que certains présentaient comme des paramilitaires armés jusqu’aux dents, n’avaient aucun moyen contre ceux qui tiraient pour tuer avec des armes automatiques. Ils ont été tirés comme des lapins.
Le mouvement est parti de la volte face de Ianoukovitch sur l’Europe en novembre dernier. Mais il a progressivement pris comme cible le véritable problème, le système corrompu et autoritaire que subit l’Ukraine, et de plus en plus Ianoukovitch lui-même. Avant d’aborder la situation d’aujourd’hui, essayons de voir l’arrière-fond du mouvement.
Sur l’Ukraine, il y a plusieurs discours qui ont été largement diffusés par les média et même par certains « experts ». D’abord, le mouvement serait dirigé par (voire dans les pires caricatures se réduirait à) des groupes néo-nazis et antisémites. Ensuite, le problème fondamental serait le choix entre l’Union européenne d’un côté et de l’autre la Russie (et son projet d’Union eurasienne); donc entre « pro-européens » et « pro-russes ».
Propagandes
Enfin, que ce choix serait le reflet d’une division fondamentale entre un Ouest ukrainophone et un Est russophone. Chacun de ces éléments a sa part de vérité. Aucun ne constitue le problème fondamental ni ne suffit à expliquer la crise et le mouvement. On pourrait ajouter que ces visions partielles sont aussi souvent partiales : présenter les opposants à Ianoukovitch comme essentiellement pro-européens sert bien les intérêts de l’UE; en revanche, présenter le mouvement comme dirigé par l’extrême droite, et maintenant comme un coup d’Etat, sert la propagande de Ianoukovitch et de Poutine. Certains colportent ces versions des événements par ignorance, d’autres savent très bien ce qu’ils font.
Il existe, bien sûr, des groupes néo-nazis et beaucoup plus importants, des courants ultranationalistes. D’après de nombreux témoignages – de participants et de journalistes – ils ne sont pourtant pas majoritaires dans un mouvement large extrêmement divers. Le groupe (en fait une coalition) Praviy Sektor en regroupe plusieurs d’entre eux. Ils ont été très actifs dans la défense de Maïdan et, qu’on le veuille ou non, se sont fait largement acceptés pour cette raison. Surtout dans la dernière phase du mouvement, après les premiers morts, disparitions et actes d’intimidation par les forces de répression au mois de janvier; à partir de là, la question de l’autodéfense devenait centrale.
Svoboda et les autres…
Le parti Svoboda, qui a obtenu environ 10 % aux dernières élections législatives, a une idéologie et des pratiques fascistes. Pourtant, il semblait chercher à devenir « respectable », à être accepté comme la composante nationaliste dure de l’opposition parlementaire. Aujourd’hui, il participe au gouvernement. Ainsi, à la différence de la plupart des partis d’extrême-droite en Europe, il est devenu – tardivement – pro-Union européenne.
A côté de son discours ultranationaliste, Svoboda devait sa percée électorale en 2012 aussi à sa dénonciation du système politique corrompu, exigeant même la nationalisation des entreprises privatisées (souvent crapuleusement).
Svoboda est surtout porteur d’une idéologie nationaliste ethnique et exclusive et se réclame de l’héritage – ou de son interprétation de cet héritage – du mouvement nationaliste OUN-UPA des années 30 et 40. Il joue ainsi un rôle de division dans l’Ukraine d’aujourd’hui, où la nation est encore en voie de formation et ne peut être construite que sur des bases politiques, civiques, citoyennes, englobant ukrainophones, russophones, Tatars, Juifs et autres.
Vous avez dit antisémite?
Quant à l’antisémitisme – oui, il existe, sans aucun doute, dans Svoboda et d’autres courants d’extrême droite. Pourtant, de l’avis de la principale organisation juive ukrainienne, la VAAD, il se manifestait peu sur Maïdan. D’après la VAAD, le nombre d’incidents antisémites enregistrés en Ukraine en 2013 était de 27, le même qu’en 2012. Il affirme aussi que l’antisémitisme est moins présent en Europe de l’Est qu’en Europe occidentale, ce qui peut surprendre.
Ceci dit, pour l’année 2012, le chiffre pour la France était de 177 actions antisémites et de 437 menaces. Par la voix de son président, Iosif Sissels, la VAAD a fait une déclaration concernant deux incidents antisémites en janvier. Il est clair que qu’il y a de sa part pour le moins des forts soupçons que ces incidents, qui coïncidaient avec l’adoption de l’arsenal répressif, étaient des provocations par le pouvoir. D’autres groupes juifs se montrent plus inquiets sur l’antisémitisme.
Et puis, les groupes d’extrême droite sur le Maïdan n’avaient pas le monopole de l’antisémitisme. Médiapart nous fournit un lien vers le site des Berkout, cette police anti-émeute d’élite qui a été au tranchant de la répression et qui vient d’être dissoute par le nouveau gouvernement.
Le site a été « nettoyé » depuis, mais on peut toujours voir ce qu’il y avait. On trouve des perles du genre « La sioniste Tymoshenko et la carte pour diviser l’Ukraine en trois », « Les racines et liens juifs des dirigeants de l’opposition Ioulia Tymoshenko, Vitali Klitschko, Arseniy Yatsenyuk et Oleg Tiagnybok ». Ce dernier est le dirigeant principal de Svoboda…
Quand l’hôpital se fout de la charité
« Les Juifs sont les acolytes des Nazis, le Juifs au service de la Wehrmacht, Juifs – collaborateurs, sionistes – acolytes d’Hitler, le drapeau Nazi-sioniste ». On trouve aussi beaucoup de graphiques, notamment la croix gammée superposée sur l’Etoile de David. C’est incohérent ? Certainement. Les déversements antisémites le sont souvent, ils ne sont pas moins nocifs.
En matière d’antisémitisme et d’idées d’extrême droite, il faut aussi regarder du côté de la Russie, qui se plaît en ce moment à dénoncer le fascisme en Ukraine. Un certain Sergeï Glazyev a refait surface ces derniers temps comme porte-parole officieux du régime Poutine sur l’Ukraine, souvent cité dans la presse occidentale. Glazyev est un ancien député communiste qui a ensuite fondé le parti d’extrême droite Rodina (Mère-patrie). En 2005, des députés de Rodina ont demandé l’interdiction de toute organisation juive en Russie.
Glazyev fait part du courant idéologique connue comme « National-Bolchévik » ou « Eurasien ». Son principal théoricien est Alexandre Dougine, qui cherche à faire une synthèse entre le fascisme et le stalinisme et s’inspire du théoricien nazi Carl Schmitt. Dougine prône ouvertement la division et la colonisation de l’Ukraine. Ces idées ne sont pas marginales dans l’administration Poutine, où on entend souvent qu’il ne faut pas « perdre » l’Ukraine – qui n’est bien sûr pas la leur à garder ou à perdre.
De Glazyev à Dougine…
Iosif Sissels a pris la parole à au moins deux occasions à la tribune de Maïdan. A aussi pris la parole le 18 février Mustapha Djemilev, dirigeant historique des Tatars de Crimée, un des peuples déportés en masse en 1944 par Staline et qui n’a pu revenir en Crimée qu’après la chute de l’URSS.
Il y avait aussi des groupes et des militants de gauche sur le Maïdan. Ils n’ont pas eu la vie facile, subissant parfois des agressions de l’extrême droite. Mais ils avaient le mérite d’être là, dans le mouvement, à la différence du Parti communiste d’Ukraine, dont on parlera plus tard.
Ce sont des faits qui collent mal avec l’image d’un mouvement où l’extrême droite et le nationalisme ethnique sont hégémoniques. Il convient donc de regarder derrière les formules toutes faites. Il faut garder une vision d’ensemble : oui, l’extrême droite a une forte présence, non le Maïdan ne se réduit pas à cela. Les groupes de défense et d’entraide s’appelaient sotyas et ils se formaient en général par affinité. Donc, il y avait des sotyas d’extrême droite, mais aussi un sotya pacifiste, un sotya de femmes non-mixte, un autre dont le chef et plusieurs membres étaient Juifs.
Un mouvement hétéroclite
Médiapart nous fournit aussi un lien avec un appel signé par des universitaires spécialistes de l’Ukraine, et pour un certain nombre d’entre eux, spécifiquement des mouvements nationalistes et d’extrême-droite et de l’antisémitisme. La plupart sont Ukrainiens, mais ils travaillent dans des institutions d’enseignement supérieur et de recherche dans une dizaine de pays. Deux au moins sont Juifs, dont Iosif Sissels.
L’appel est adressé à des journalistes, commentateurs et analystes qui écrivent sur l’Ukraine et s’intitule « L’Euromaidan de Kiev est une action de masse de désobéissance civile, libératrice et non extrémiste ».
Il existe des différences entre l’Est et l’Ouest. C’est une histoire complexe mais qu’on peut schématiser en trois étapes. D’abord, l’Est, le Centre et le Sud de l’Ukraine ont été rattachés progressivement à l’Empire russe dès le 17e siècle. L’Ouest a été polonais et plus tard faisait partie de l’Empire austro-hongrois.
Par conséquent, les Ukrainiens de l’Ouest ont pu disposer à partir du 19e siècle d’un certain nombre de droits politiques, linguistiques et culturels. A contraster avec la situation dans le bastion de réaction et d’absolutisme qu’était la Russie tsariste, sans droits politiques et où l’utilisation écrite même de la langue ukrainienne fut interdite.
Une histoire éclatée
De manière générale, l’Ouest était plus tourné vers l’Europe. Accessoirement, il s’y pratiquait largement une forme de catholicisme, alors que l’Est était orthodoxe. Ensuite, dès la fin du 19e siècle, l’industrialisation de l’Ukraine a eu lieu dans l’Est, surtout le bassin minier du Donbass. La majorité de la force de travail initiale venait de Russie, ce qui faisait en sorte que même quand les Ukrainiens furent embauchés, la langue véhiculaire était le russe.
Dans les années ’20, la direction national-communiste d’Ukraine appliquait une politique d’ukrainisation, de soutien à la langue et la culture ukrainienne, ce qui correspondait à la politique relativement éclairée de l’époque du régime soviétique sur la question nationale. A partir des années ’30 et jusqu’à la fin de l’Union soviétique, une politique de russification a repris le dessus. Enfin, l’Est a fait partie de l’URSS dès le début, bien que l’histoire de la révolution ukrainienne de 1917 à 1920, mal connue, soit bien distincte de celle en Russie.
L’Est a donc partagé l’histoire de l’Ukraine soviétique, pour le meilleur, celle sous la direction national-communiste dans les années ’20 (qui fut anéantie par la terreur stalinienne); et pour le pire, les horreurs des années ’30, la famine de 1932-33 qui a tué des millions, la terreur, suivie par la guerre. Les estimations du nombre de morts ukrainiens pendant la Deuxième Guerre mondiale vont de 8 à 10,5 millions. En ajoutant ceux de la guerre civile, de la famine et de la terreur des années ’30, on va vers les 20 millions. Seule la Biélorussie a autant souffert.
Une histoire douloureuse
L’Ouest, de nouveau polonais dès 1920, a été incorporé de force à l’Union soviétique en 1939, dans le cadre du Pacte Nazi-Soviétique. Pour l’Union soviétique, la Deuxième Guerre mondiale a commencé avec l’invasion allemande en juin 1941. Pour l’Ukraine occidentale, elle a commencé en septembre 1939 avec l’occupation soviétique. Pour elle donc, juin 1941 n’était pas simplement une occupation, mais l’échange d’un occupant contre un autre. Ce qui aide à expliquer la suite.
Dans un premier temps, les occupants allemands n’étaient pas mal accueillis, non simplement dans l’Ouest mais à Kiev et dans les campagnes. Les nationalistes espéraient la création d’un Etat indépendant sous « protection » allemande. Les paysans espéraient la fin de la collectivisation. Tout le monde a été déçu.
L’Organisation Ukrainienne Nationaliste (OUN) a proclamé l’indépendance de l’Ukraine le 30 juin. Il s’en suivait une floraison de comités locaux, associations culturelles, etc. Les Allemands n’ont pas apprécié et ont commencé à réprimer durement l’OUN et toute manifestation nationale ukrainienne. Stepan Bandera, dirigeant du principal courant de l’OUN, a été détenu par les Allemands de 1941 à 1944. A partir de 1942, la majeure partie de l’OUN a commencé à résister aux Allemands, créant l’UPA (Armée insurgée ukrainienne).
Entre l’Allemagne et la Russie
L’OUN a brièvement collaboré avec les Allemands à deux périodes. En 1941, elle a formé deux bataillons qui ont participé à l’invasion de l’Ukraine. Ils ont été dissous par les Allemands en 1942. Pendant la majeure partie de la guerre, l’UPA a combattu à la fois les Allemands, l’Armée rouge, les partisans soviétiques et les partisans polonais. Ensuite, en septembre 1944, Stepan Bandera a accepté l’offre des Allemands, qui avaient déjà perdu la guerre, d’être libéré de Sachsenhausen pour combattre les Soviétiques.
Les affirmations du genre « Stepan Bandera et l’OUN-UPA étaient des supplétifs des Nazis » ont l’avantage de la simplicité, mais l’inconvénient de n’être que très partiellement vraies et donc n’aider à comprendre ni l’Ukraine des années ’40 ni celle d’aujourd’hui. De la mouvance OUN-UPA sont issus une partie de ceux qui ont vraiment collaboré avec les Nazis.
A l’autre extrême, l’OUN clandestine dans l’Est, qui avait une activité importante, a évolué dans un sens plus démocratique et social au contact avec les populations de l’Est, sur lesquelles le nationalisme « pur » avait moins de prise. Dans le Donbass l’OUN a même adopté le mot d’ordre « Une Ukraine soviétique indépendante sans le Parti communiste ».
L’UPA d’Est en Ouest
L’UPA a continué à résister aux Soviétiques jusque dans les années ’50. Elle a aussi commis des crimes. Elle a été antisémite mais beaucoup plus fondamentalement antirusse et anti-polonaise et elle a été responsable pendant la guerre d’un nettoyage ethnique qui a conduit au massacre de dizaines de milliers de civils polonais. L’UPA est controversée en Ukraine aujourd’hui. A l’Ouest, elle est célébrée par beaucoup et pour beaucoup d’autres elle n’est pas complètement condamnable à cause de sa résistance aux Soviétiques.
Pour exactement la même raison, à l’envers, elle est très largement rejetée à l’Est et au Sud. Dans ces régions, la majorité de la population a soutenu et combattu dans les rangs de l’Armée rouge et des partisans soviétiques. Il est à souligner que pendant la guerre, l’identité ukrainienne a été fortement mise en avant par le régime soviétique, avec la création d’unités militaires et de décorations spécifiquement ukrainiennes. Cela n’a pas survécu à la normalisation culturelle après 1945.
L’histoire commune a commencé après 1945 et a conduit à une identité ukrainienne commune, au-delà des régions et des langues. Ce qui sépare l’Est et l’Ouest aujourd’hui, ce sont beaucoup plus deux réalités socio-économiques (voir ci-dessous) que des questions de langue et de culture. Lors du référendum de 1991, l’indépendance a été majoritaire partout. D’après le recensement de 2001, 77 % des habitants se définissent comme Ukrainiens, 17 % comme Russes.
Une unité nationale en germe?
Presque tout le monde comprend les deux langues et apparemment il se développe aujourd’hui le sourzhyk, un mélange des deux. Il n’est pas exclu que les facteurs de division surviennent dans les prochains jours, et pas seulement en Crimée. Mais ce n’est pas inévitable et cela peut être encouragé ou découragé par les actions des uns et des autres. Une mauvaise décision du Parlement dans les premiers jours après la destitution de Ianoukovitch a été d’annuler une loi de 2012 qui donnait un statut officiel à la langue russe.
Que la loi en question affaiblissait en même temps l’ukrainien n’excuse rien. Elle aurait pu être amendée. Cette décision était une provocation potentielle à l’égard des russophones. Mais deux réactions à cette mesure sont à signaler. D’abord, une déclaration signée par des intellectuels de Lviv, grande ville de l’Ouest, en faveur du pluralisme linguistique et culturel.
Il se trouve par ailleurs que le premier signataire est le fils de celui qui était commandant-en-chef de l’UPA. Ensuite le 26 février, la ville de Lviv a annoncé que ce jour-là ses habitants parleraient le russe, en formulant les choses ainsi: « Lviv veut des nouvelles élections pour le Parlement et pas de la spéculation sur la langue et la nationalité. Le 26 Février, je parlerai le russe à la maison, à mon travail, avec mes amis – partout, en solidarité avec les habitants des régions Sud et Est de l’Ukraine ».
Le social au-delà du national
Les villes russophones de Donetsk (Est) et d’Odessa (Sud) ont tout de suite réciproqué, adoptant des déclarations identiques, remplaçant simplement « russe » par « ukrainien » et « Sud » et « Est » par « Ouest » et « Centre ». Il y a aussi des déclarations des municipalités à l’Est contre la division.
Quant aux attitudes de la population, un sondage fait dans l’Est et l’Ouest indique que des questions comme la langue, le fédéralisme et les rapports avec la Russie et l’UE ne sont pas les préoccupations principales: les priorités partout (sauf en Crimée) sont la corruption, le niveau de vie, le chômage, les retraites, la santé et l’éducation.
Et en ce qui concerne la Russie, une pétition circule actuellement à l’Est, adressée à Vladimir Poutine :
« Nous, les Russes et les citoyens russophones de l’Ukraine, n’ont pas besoin de protection par d’autres États. Nous vous remercions pour votre soutien, cependant, nous tenons à vous informer que personne ne nous a jamais porté atteinte, en aucune façon, sur le territoire de l’Ukraine. Nous avons toujours vécu librement et heureusement, parlant notre langue habituelle. Nous avons également étudié la langue d’Etat de l’Ukraine à l’école et sommes capables de la parler assez bien pour nous sentir à l’aise dans un environnement ukrainophone. C’est pourquoi, avec tout le respect dû à vos soucis, nous vous demandons de ne pas soulever des questions internes de notre pays qui sont loin d’être critiques à l’échelle nationale de la Fédération de Russie. Et d’ailleurs, nous vous demandons de ne pas amener des troupes pour régler un conflit que vous voyez apparemment, mais que nous n’arrivons pas à remarquer. Nous vous remercions de votre compréhension. Avec respect, les citoyens russe et russophones de l’Ukraine. »
L’étincelle
Le mouvement actuel a débuté en réaction à la volte-face d’Ianoukovitch qui a abandonné des négociations pour le partenariat avec l’UE pour signer un accord avec Poutine pour un crédit de 15 milliards de dollars et une réduction du prix de gaz fourni. C’était l’étincelle. Le combustible, c’était autre chose, et pas seulement la question européenne.
Le problème fondamental en Ukraine n’est ni le choix entre l’Europe et la Russie, ni l’opposition entre Est et Ouest. Il réside dans le caractère de la société ukrainienne. Comme ailleurs en ex-Union soviétique dans les années ’90, il s’est installé un capitalisme mafieux et corrompu. Comment pourrait-il en être autrement, car ce capitalisme a été créé sur la seule base possible, celle du détournement et du vol de la propriété publique à une échelle de masse.
Les oligarques et autres affairistes qui ont accaparé les entreprises nouvellement privatisés agissent comme leur compères en Russie. Ils enregistrent leurs sociétés à l’étranger, souvent dans des paradis fiscaux, ils exportent leurs capitaux. Ils ne paient pas d’impôts.
Qui vole, dirige
A l’Est, dans les zones industrielles, les privatisations ont été accompagnées d’une montée de chômage et de salaires impayés. Aujourd’hui, les salaires sont de misère mais les salariés qui ont un emploi s’y accrochent. C’est souvent le cas, comme à l’époque soviétique, que l’usine où ils travaillent est la seule de la ville, ce qui les rend dépendant de leur employeur, qui par ailleurs contrôle souvent en plus les média locaux et les élus de la ville. A l’Ouest, il y a une autre situation.
Ce sont des régions relativement peu industrialisées, où l’agriculture joue un rôle dominant. Les terres sont tombées sous le contrôle d’énormes entreprises de l’agrobusiness, des agroholdings, chassant beaucoup de paysans de leurs terres. Beaucoup sont partis travailler à l’étranger. Beaucoup de ceux qui restent dépendent des versements en provenance de l’étranger et des allocations publiques.
Il aurait été étonnant que sur cette base socio-économique apparaisse une société et une vie politique propre. Et ce ne fut pas le cas. A l’époque de l’Union soviétique, l’Etat s’occupait, tant bien que mal, de ces citoyens, du berceau jusqu’au tombeau. Aujourd’hui en Ukraine, on paie pour tout, de la crèche jusqu’au cimetière.
Et ce n’est pas à cause des privatisations, car beaucoup de services sont encore publics. Tout simplement, pour avoir une place à la crèche, un diplôme à l’Université, un emploi, une autorisation pour créer une entreprise, une place au cimetière, il faut graisser des paumes.
Corruption généralisée
Et évidemment quand on arrive dans le monde des affaires et celui de la politique, les sommes concernées, par exemple pour avoir des contrats d’Etat ou se faire élire député, sont beaucoup plus importantes. Toute la société est gangrénée par la corruption, sur fond d’une énorme inégalité entre riches et pauvres.
Quand aux partis politiques, ils sont liés, soutenus et financés par les différents oligarques: et une fois au pouvoir, les hommes et femmes politiques s’enrichissent. Ianoukovitch, ses fils et son entourage l’ont fait grossièrement. Mais cela vaut aussi pour le parti de Tymoshenko quand elle était au pouvoir.
Quant à l’ancien boxeur Vitali Klischko, il jouit encore d’un certain respect parce qu’il n’a pas encore été au pouvoir et qu’il a gagné l’argent honnêtement comme sportif. Cela ne veut pas dire que son parti agirait différemment des autres une fois au pouvoir. Sans parler de la probabilité qu’il reçoive de l’argent d’Allemagne.
Ce qui manque en Ukraine, ce sont des partis qui se basent sur des programmes politiques et sociaux et non pas sur les intérêts de tel ou tel clan. Ce qui manque très spécifiquement, c’est un parti de gauche. Certes, il y a le Parti communiste d’Ukraine. A regarder son programme social, il n’y a pas grand chose à redire. Par ailleurs, il a fait la proposition constructive d’un référendum sur les choix d’orientation internationale et défendait le retour à un régime parlementaire plutôt que présidentiel.
Où est la gauche?
Le hic est que ce parti est perçu, et avec raison, comme ayant été lié au régime de Ianoukovitch. Il a voté systématiquement avec le Parti des régions, rejoignant même le gouvernement en 2010. Il a voté en faveur des lois répressives du 16 janvier dernier, qu’il justifiait par la suite. Et malgré certaines critiques tardives à l’encontre du régime Ianoukovitch, il place la responsabilité pour la crise actuelle sur le Maïdan.
Il faut voir comment il se positionne dans la nouvelle situation qui s’ouvre. Par ailleurs, surtout depuis la chute de Ianoukovitch, il a été victime d’agressions et d’attaques contre ses locaux qui sont à condamner absolument.
Revenons à l’origine du mouvement. Ce qui l’a déclenché, c’est la volte face de Ianoukovitch. Mais à la différence de la « Révolution orange » de 2004, le mouvement est parti d’en bas. En 2004, les manifestations demandaient l’annulation d’une élection présidentielle truquée et la tenue d’une nouvelle élection et il a était clairement dirigé par le candidat Youshchenko et par Ioulia Tymoshenko.
Cette-fois-ci, le mouvement a été spontané et dés le début plutôt méfiant à l’égard de l’opposition officielle qui a été obligée de lui courir après et se trouvait souvent coincée entre le mouvement et le pouvoir.
Qu’est-ce qui a motivé les premières manifestations? Bien sûr, la question de l’Europe a eu son importance. Pour beaucoup de gens, vue d’Ukraine, l’Europe représentait la prospérité, la démocratie, les droits de l’Homme. Ils ne croyaient pas forcément que l’Europe était le paradis. Juste mieux que l’Ukraine. Avaient-ils raison ? Sur la démocratie et les droits de l’Homme, oui et non. Bien sûr, comme nous le savons, l’UE a un fonctionnement anti-démocratique.
UE: les désavantages, sans les avantages
Mais les Etats membres des Etats sont des démocraties qui respectent les droits civiques – avec des bémols, avec des lois répressives, bien sûr. Mais ce n’est pas comparable à l’Ukraine ou la Russie. A propos du partenariat avec l’Union européenne, c’est autre chose. Dans le cadre de l’accord proposé, l’Ukraine n’aurait même pas eu la perspective d’adhésion à l’UE et ses citoyens n’auraient donc pas eu de liberté de mouvement.
Ce serait une zone de libre échange avec acceptation des règles de l’Union, avec l’imposition des « réformes » qu’on connaît bien, avec l’ouverture de son marché et son économie aux exportations et investissements occidentaux, avec exploitation de sa force de travail bon marché. Tous les désavantages de l’UE sans beaucoup d’avantages.
Mais on peut parier que pas grand monde en Ukraine n’avait lu les termes de l’accord. En fait, l’UE avait une autre attraction. Elle n’était pas la Russie. Surtout en ce qui concerne l’Ouest et le Centre, où le sentiment antirusse reste fort, cela a beaucoup joué. Il y avait la suspicion que les accords avec la Russie n’étaient que le premier pas vers l’adhésion à l’Union douanière et plus tard à l’Union eurasienne de Poutine. Et le sentiment était, « surtout pas ça, nous avons déjà donné. »
On a déjà donné!
Et à l’Est ? Les sentiments antirusses sont beaucoup plus faibles et il y a avec la Russie des liens linguistiques, culturels mais aussi économiques. Pour la majorité de la population, les accords avec Poutine ont beaucoup moins choqué. Mais de là à dire que le gens seraient prêts à se laisser entraîner dans l’Union eurasienne… c’est beaucoup moins sûr. Et il y a eu des manifestations à l’Est. Elles ont été réprimées. Mais elles n’ont pas été négligeables.
Un sondage a indiqué que le mouvement avait le soutien de 80 % des gens à l’Ouest, 30 % à l’Est et 20 % au Sud. Il semble aussi que c’est à partir du mois de janvier, quand la question européenne a été éclipsée par l’affrontement avec les forces de répression, quand la lutte contre tout le système représenté par Ianoukovitch est devenue centrale, que l’Est a commencé à bouger.
Les vrais problèmes de l’Ukraine sont endogènes, le produit de la transition vers le capitalisme et la société ainsi engendrée.
Ce sont sur des questions qui en découlent que les gens sont descendus dans la rue en 2004. Bien sûr, le soutien actif de l’Occident a été un facteur important. Mais les Ukrainiens ne sont pas descendus dans la rue à l’appel de l’Occident, mais par indignation à la fraude électorale. Et à partir du 21 novembre dernier, ils ne sont pas descendus dans la rue à l’appel de l’UE mais parce qu’ils pensaient que Ianoukovitch était en train de les amener là où ils n’avaient pas envie d’aller et que quelque part, ils avaient été floués.
Ni Russie, ni Occident
C’est important de dire cela, car les gens ne sont pas des moutons. A trop insister sur les complots et les ingérences extérieurs, on laisse les arbres cacher la forêt. Et la forêt, c’est le mouvement de masse. Ceci dit, ces ingérences existent, et l’environnement international a toujours pesé – et pèse encore plus depuis la chute de Ianoukovitch.
L’Ukraine est devenue un enjeu géopolitique entre l’Ouest – les Etats-Unis et l’UE – et la Russie. A l’Ouest, chacun a son poulain. Pour les Américains, c’est Yatseniuk, pour les Européens et surtout les Allemands, c’est Klitschko.
Pour la Russie, ce qui est central, c’est le projet de l’Union eurasienne. Poutine regrette l’Union soviétique. Mais pas pour ses fondements socio-économiques. Ce qu’il regrette, c’est son statut de grande puissance, ses frontières et l’appareil policier où il a été lui-même formé. Et il essaie de les restaurer. L’Union eurasienne est sa tentative de rétablir une sphère d’influence économique et politique dans l’espace qui était celui de l’Empire russe et de l’URSS. Et pour cela, l’Ukraine est essentielle.
Voilà pourquoi il a fait tellement d’efforts pour empêcher que l’Ukraine signe le partenariat. Sur le plan économique, la Russie est infiniment plus faible que l’Europe ou les Etats-Unis. Mais il a plus besoin d’Ukraine qu’eux. Et si la situation en Ukraine le permet, il peut intervenir militairement. Là-dessus, il aura sans doute le soutien de l’opinion publique russe, car ce que certains appellent le nationalisme russe, mais que Lénine appelait toujours le chauvinisme grand-russe, reste très fort et est largement partagé à travers l’éventail politique.
Un parti communiste… impérialiste?
Malheureusement, c’est aussi vrai pour le Parti communiste de la Fédération de Russie. Les déclarations telles « le présidium du CC du PCFR se prononce pour une posture active et maximale de la part de la Fédération de Russie dans la tâche de normaliser la situation en Ukraine » sont une honte, un appel à l’intervention en Ukraine. Un vrai parti communiste s’opposerait aux ambitions impérialistes de son pays plutôt que de les encourager.
En guise de conclusion, une question. Sommes-nous devant une révolution en Ukraine ? Dans la préface à son « Histoire de la révolution russe », Léon Trotsky écrit : « L’histoire de la révolution est pour nous, avant tout, le récit d’une irruption violente des masses dans le domaine où se règle leurs propres destinées ».
Par cette définition-là, ce qui se passe en Ukraine est une révolution. Ce n’est pas tout joli? Il y a des fascistes et des idées réactionnaires? Lénine avait une réponse à cela qui est trop longue à citer ici mais qui se résume de la manière suivante: quiconque s’attend à une révolution pure ne la verra jamais.
Il est impossible d’avoir une vraie révolution sans l’éruption sur la scène de la petite bourgeoisie avec tous ses préjugés réactionnaires. On peut dire qu’en Ukraine, avec son histoire, avec l’extrême faiblesse du mouvement ouvrier et de la gauche, c’est encore plus vrai.
Le mouvement en Ukraine a beaucoup de faiblesses et pas mal de tares. Mais il a connu une première et grande victoire. Il reste beaucoup d’obstacles sur la voie d’une vraie révolution sociale et démocratique. A l’intérieur, la classe politique, les fascistes, les oligarques. A l’extérieur, les impérialismes occidentaux, la Russie. Il mérite la solidarité de la gauche en Europe pour les surmonter. On y reviendra.
Merci M. Monti!
Parfois l’adversaire de classe dévoile ses intentions d’une manière tellement claire qu’il nous aide. C’est le cas de Mario Monti, qui se rend ainsi pour une fois utile. Nous, la gauche européenne, avons beaucoup argumenté et mobilisé contre l’austérité, à juste titre. Mais la politique des instances dirigeantes de l’Union européenne et des gouvernements nationaux ne s’est jamais réduite à cela. L’austérité a toujours été liée à des réformes structurelles. Et ce sont ces dernières qui sont les plus importantes, comme le souligne Monti. Car les coupes budgétaires et les réductions de salaires et de pensions ne sont que la première étape. Les réformes structurelles, dont l’objectif est rien de moins que le démantèlement de l’Etat social, sont beaucoup plus fondamentales. C’est ce que souligne Monti dans un article du Financial Times. Au passage il montre bien le rapport entre l’Europe et le national. Voici ce qu’il écrit :
« L’Europe fournit moins d’aide sur la tâche la plus importante : les réformes structurelles. L’Union monétaire européenne a mis l’accent sur la réalisation de la discipline budgétaire. En fin de compte, il s’agit d’une règle simple : si vous rencontrez une plus forte opposition à des réformes structurelles au niveau national, et si vous recevez moins de soutien de l’Europe sur ce point que sur la consolidation budgétaire, il est probable que vous ferez moins de progrès sur les réformes structurelles. C’est pourquoi je me félicite de la récente réorientation de la politique européenne – non pas en s’écartant de la discipline budgétaire, mais en mettant l’accent sur des recommandations concernant des réformes structurelles adaptées à la situation de chaque pays, par exemple pour rendre les marchés du travail plus flexibles. Quand j’étais membre du Conseil européen, je défendais l’idée que la voie à suivre était celle d’arrangements contractuels entre la Commission et chaque pays sur des réformes spécifiques. Cela renforce l’influence de l’UE sur les gouvernements et renforce la main de chaque gouvernement par rapport à des groupes organisés au niveau national, tout cela dans l’intérêt de la réalisation de réformes structurelles. Couplé avec des mécanismes pour faciliter le financement des réformes dans les pays qui sont encore confrontés à des coûts de crédit élevés, mais qui poursuivent les politiques recommandées par l’UE, ces arrangements peuvent aider à pousser l’Europe vers de nouvelles réformes pour promouvoir la croissance et l’emploi. Le Conseil européen des 19-20 décembre, je l’espère, approuvera cela ».
Le petit manuel du casseur
C‘est assez clair mais il n’est pas inutile de mettre les points sur les « i ». Pour « discipline budgétaire », lire austérité. Pour « rendre les marchés du travail plus flexibles », lire détruire toute la législation de défense des salariés, limitations du temps de travail ou des conventions collectives et bien plus encore. Monti a mis l’accent sur le marché du travail. Il aurait aussi bien pu parler de réformes des retraites dont le but ultime est l’introduction de pensions privées. Il aurait également pu évoquer la privatisation de la santé, voire encore la soumission de l’enseignement aux besoins des entreprises.
Surtout, soulignons la façon dont il met l’accent sur le rôle de l’UE. Chaque gouvernement national est obligé de prendre en compte les rapports de classes dans son pays, c’est-à-dire la force de l’opposition à ses projets. Le rôle de l’UE est de mettre son poids dans la balance pour peser sur ces rapports de forces, pour renforcer le gouvernement et le patronat dans un pays donné. Les grandes décisions sont prises par le Conseil européen, qui rassemble les chefs d’Etat et de gouvernement et sont exécutées par la Commission européenne – même si dans les faits, la distinction n’est pas toujours aussi claire. Au-delà des conflits qui peuvent surgir entre eux, ces gens-là font preuve d’une vraie solidarité de classe. C’est d’ailleurs ce que la gauche et le mouvement populaire doivent faire. C’est le sens de l’orientation du Parti de la gauche européenne pour construire un front politique et social au niveau européen.
En ce qui concerne les « arrangements contractuels », les vœux de Monti n’ont pas été exaucés au dernier Conseil européen. La proposition a été défendue avec beaucoup d’opiniâtreté par Angela Merkel mais elle a rencontré de la part de plusieurs gouvernements semble-t-il, de fortes résistances à des limitations supplémentaires de leur souveraineté. Elle n’a pourtant pas été abandonnée, mais renvoyée au mois d’octobre 2014, bien après les élections européennes. Rien n’indique pourtant que Merkel renonce à son projet.