La rédaction de cet article a débuté juste avant les événements dramatiques des journées des 18-22 février. A l’origine, l’intention était surtout de traiter quelques questions de fond, de porter un regard sur l’arrière-fond de ce qui se passe en Ukraine. Et puis on a commencé à tirer dans les rues de Kiev et tout a basculé en quelques jours. Le régime commençait à s’effondrer, les soutiens de Ianoukovitch l’abandonnant les uns après les autres, les plus coupables de ses partisans prenant la fuite. Le compromis laborieux négocié entre Ianoukovitch et l’opposition sous l’égide des ministres des affaires étrangères allemands, français et polonais, et qui aurait laissé Ianoukovitch au pouvoir jusqu’en décembre, a échoué face au refus du mouvement, exprimé sur la Place Maïdan dans la soirée de vendredi 21 février. Et puis, Ianoukovitch lui-même a pris la fuite et le Parlement l’a destitué à l’unanimité des présents, 328 députés sur 450.
Une semaine après la chute de Ianoukovitch, comment résumer la situation de l’Ukraine ?
D’abord, il y a un nouveau gouvernement. La Présidence par intérim est assurée par le président du Parlement Oleksandr Tourtchynov, de Baktivshchina, le parti de Ioulia Tymoshenko. L’élection présidentielle est fixée pour le 25 mai. Le premier ministre est Arseni Iatseniuk, du même parti, l’homme de Washington. Le gouvernement comprend d’un côté des représentants de Baktivshchina, du parti d’extrême-droite Svoboda, du monde des affaires, et de l’autre des représentants du mouvement. Mais ce sont les premiers qui dominent. Le ministre des Finances est un banquier. Le ministre de l’Agriculture, un membre de Svoboda, est un riche agriculteur. Vitali Klitschko, l’ancien boxeur qui dirige le Parti UDAR, ne fait pas partie du gouvernement, se réservant pour l’élection présidentielle.
Pourtant, le mouvement qui a renversé Ianoukovitch ne s’est pas démobilisé. Il a eu un droit de regard sur la formation du nouveau gouvernement et il reste très méfiant à son égard, à l’affût de chaque signe qui montre que si les têtes ont changé, le système reste le même. De ce point de vue-là, les leçons de la « Révolution orange » de 2004 et de la déception qui a suivi le changement de gouvernement sans changement de système ont été apprises. Et bien qu’Ioulia Tymoshenko ait été acclamée sur la place Maïdan après sa sortie de prison, il est clair qu’elle ne jouit pas du même niveau de confiance qu’en 2004.
2004: Le changement sans changement
L’économie est en ruines, les coffres de l’Etat sont presque vides, les réserves sont autour de 12 milliards de dollars, l’équivalent des 16,3 % de la dette nationale de 73 milliards qui doit être remboursée cette année. La monnaie, la hryvnia, est en chute libre. Si elle est dévaluée, la dette, dont une grande partie est libellée en dollars, augmentera. D’ici quelques mois, un défaut de paiement est une possibilité réelle.
Le nouveau gouvernement aura donc besoin de crédits. Sous l’œil méfiant du mouvement, il va négocier et en toute probabilité les obtenir de l’Union européenne, du FMI et des Etats-Unis, et ce au prix que l’on sait: austérité, réformes néolibérales. Les premières déclarations de Yatseniuk, le 28 février, vont dans ce sens-la. Si les choses se déroulent ainsi, on verra comment vont réagir le mouvement et la population.
Le facteur qui peut encore tout bouleverser, c’est le rôle de la Russie. Ce qui se passe en ce moment en Crimée est très inquiétant. Ce qui est clair, c’est que la Russie est en train d’intervenir militairement sur le territoire ukrainien. Ce qui n’est pas clair, c’est jusqu’où elle veut aller. Plutôt que de spéculer, nous reviendrons sur la question dans les prochains jours.
Jusqu’où peut aller la Russie?
Revenons maintenant une semaine en arrière. Ce qui venait de se passer en Ukraine était assez extraordinaire. Un mouvement de masse avait réussi à renverser un de ces autocrates qui président encore la plupart des anciennes républiques soviétiques, ces pays dominés par un capitalisme de type mafieux. Certains nous rappellent que Ianoukovitch avait été élu de manière légitime, démocratiquement, dans une élection honnête. C’est exact. Ils oublient en général d’ajouter que ce n’est pas lui, mais son prédécesseur qui a organisé cette élection. Quand Ianoukovitch était aux affaires en 2004, les élections se passaient tout autrement, provoquant la première grande mobilisation depuis l’indépendance et imposant de nouvelles élections que Ianoukovitch avait perdues.
Elu démocratiquement ou pas, il ne suffisait pas de répéter qu’il était le « président légitime ». La légitimité, ça se gagne et ça se perd. Quelle est la légitimité de Samaras en Grèce, pourtant élu démocratiquement? Elu en 2010, une des premières actions de Ianoukovitch était de se débarrasser de la Constitution de 2004 qui partageait le pouvoir entre la Présidence et le Parlement et de concentrer le pouvoir dans ses propres mains.
Ensuite il a largement profité de son mandat pour s’enrichir, lui et les fils et son clan, que les Ukrainiens appellent « la Famille ». Sa fortune personnelle a été estimée à 12 milliards de dollars. C’est d’ailleurs très exactement la somme qui reste dans les coffres de l’Etat ukrainien. A la demande du nouveau gouvernement, des mesures sont prises pour bloquer les comptes de la bande à Ianoukovitch en Autriche, Suisse et Liechtenstein.
C’est quoi être légitime?
Entre le 18 et le 22 février, les événements se sont déroulés à une vitesse fulgurante. Le 18 à Kiev, les affrontements entre protestataires et policiers ont fait 28 morts, dont 10 policiers, et des centaines de blessés. Ce n’était pas les premiers affrontements entre manifestants et policiers, ni même les premiers morts, mais on a eu l’impression qu’un pas qualitatif avait été franchi.
La suite l’a confirmé. Le jeudi 20 février a été la journée la plus noire, la plus sanglante de l’histoire de l’Ukraine indépendante, avec plus de 50 morts. Nous commençons à apprendre maintenant qu’une répression à beaucoup plus grande échelle était en préparation, un scénario à la Tienanmen. Que cela a été évité revient sans doute au fait que Ianoukovitch était déjà en train de perdre le contrôle de l’appareil d’Etat et qu’une partie au moins de l’armée n’était pas fiable.
La responsabilité première et écrasante pour le sang qui a coulé échoue à Ianoukovitch et son gouvernement. Pendant trois mois, le régime a fait preuve d’un immobilisme à toute épreuve. Trois mois de crise politique permanente, qui a vu des manifestations de masse à répétition, rassemblant des dizaines et parfois des centaines de milliers de personnes, alors que s’installait au cœur de Kiev, sur le Maïdan, un campement de plusieurs milliers de personnes qui a progressivement pris l’allure d’une forteresse retranchée et qui s’est doté d’un Conseil élu.
Alternant entre répression, négociations avec les partis d’opposition et concessions de façade, Ianoukovitch n’a rien lâché sur le fond. Le 16 janvier, il a fait adopter une série de lois liberticides. Le 28 janvier, il les a fait annuler, à condition que les bâtiments publics occupés fussent libérés. En même temps, il a limogé son premier ministre, Mykola Azarov, qui a tout de suite pris l’avion pour rejoindre ses comptes en banque en Autriche.
La forteresse Maïdan
Jusqu’au lundi 17 février, avec la libération des manifestants détenus et l’évacuation de certains bâtiments publics occupés, on aurait pu avoir l’impression d’une détente, d’une décompression, d’une possible résolution pacifique de la crise. A condition qu’il y ait une ouverture politique quelconque.
En fait, il y a eu, depuis trois mois, des possibilités, pas exclusives : une élection présidentielle anticipée, des élections législatives anticipées (ou les deux à la fois), un retour à la constitution de 2004 et un nouveau gouvernement qui aurait organisé à terme des élections. Mais de toute façon la solution passait forcément par la possibilité pour les citoyens de dire s’ils avaient encore confiance dans le président et le gouvernement.
Aucune de ces initiatives n’a été prise. Mardi 18, le parlement devait encore une fois discuter d’une réforme constitutionnelle. Une marche sur le Parlement voulait exercer une pression pour que les députés l’adoptent. Et puis, une fois encore, le débat a été reporté pour une raison « technique ». Pour les manifestants c’était la goutte qui a fait déborder la vase. Et la police a lancé des grenades et commencé à tirer avec des balles réelles à une échelle jusque-là jamais vue. Le jeudi 20, un nouveau pas a été franchi.
La goutte qui fait déborder le vase
Des tireurs d’élite nichés sur les toits ont tiré avec des armes automatiques, faisant une cinquantaine de morts, âgés de 17 à 62 ans, pour ceux qui ont pu être identifiés. Beaucoup venaient de l’Ouest, beaucoup de Kiev, mais aussi plusieurs de l’Est; il y avait même un Russe. Cette-fois-ci, seulement trois policiers sont morts: les manifestants, que certains présentaient comme des paramilitaires armés jusqu’aux dents, n’avaient aucun moyen contre ceux qui tiraient pour tuer avec des armes automatiques. Ils ont été tirés comme des lapins.
Le mouvement est parti de la volte face de Ianoukovitch sur l’Europe en novembre dernier. Mais il a progressivement pris comme cible le véritable problème, le système corrompu et autoritaire que subit l’Ukraine, et de plus en plus Ianoukovitch lui-même. Avant d’aborder la situation d’aujourd’hui, essayons de voir l’arrière-fond du mouvement.
Sur l’Ukraine, il y a plusieurs discours qui ont été largement diffusés par les média et même par certains « experts ». D’abord, le mouvement serait dirigé par (voire dans les pires caricatures se réduirait à) des groupes néo-nazis et antisémites. Ensuite, le problème fondamental serait le choix entre l’Union européenne d’un côté et de l’autre la Russie (et son projet d’Union eurasienne); donc entre « pro-européens » et « pro-russes ».
Propagandes
Enfin, que ce choix serait le reflet d’une division fondamentale entre un Ouest ukrainophone et un Est russophone. Chacun de ces éléments a sa part de vérité. Aucun ne constitue le problème fondamental ni ne suffit à expliquer la crise et le mouvement. On pourrait ajouter que ces visions partielles sont aussi souvent partiales : présenter les opposants à Ianoukovitch comme essentiellement pro-européens sert bien les intérêts de l’UE; en revanche, présenter le mouvement comme dirigé par l’extrême droite, et maintenant comme un coup d’Etat, sert la propagande de Ianoukovitch et de Poutine. Certains colportent ces versions des événements par ignorance, d’autres savent très bien ce qu’ils font.
Il existe, bien sûr, des groupes néo-nazis et beaucoup plus importants, des courants ultranationalistes. D’après de nombreux témoignages – de participants et de journalistes – ils ne sont pourtant pas majoritaires dans un mouvement large extrêmement divers. Le groupe (en fait une coalition) Praviy Sektor en regroupe plusieurs d’entre eux. Ils ont été très actifs dans la défense de Maïdan et, qu’on le veuille ou non, se sont fait largement acceptés pour cette raison. Surtout dans la dernière phase du mouvement, après les premiers morts, disparitions et actes d’intimidation par les forces de répression au mois de janvier; à partir de là, la question de l’autodéfense devenait centrale.
Svoboda et les autres…
Le parti Svoboda, qui a obtenu environ 10 % aux dernières élections législatives, a une idéologie et des pratiques fascistes. Pourtant, il semblait chercher à devenir « respectable », à être accepté comme la composante nationaliste dure de l’opposition parlementaire. Aujourd’hui, il participe au gouvernement. Ainsi, à la différence de la plupart des partis d’extrême-droite en Europe, il est devenu – tardivement – pro-Union européenne.
A côté de son discours ultranationaliste, Svoboda devait sa percée électorale en 2012 aussi à sa dénonciation du système politique corrompu, exigeant même la nationalisation des entreprises privatisées (souvent crapuleusement).
Svoboda est surtout porteur d’une idéologie nationaliste ethnique et exclusive et se réclame de l’héritage – ou de son interprétation de cet héritage – du mouvement nationaliste OUN-UPA des années 30 et 40. Il joue ainsi un rôle de division dans l’Ukraine d’aujourd’hui, où la nation est encore en voie de formation et ne peut être construite que sur des bases politiques, civiques, citoyennes, englobant ukrainophones, russophones, Tatars, Juifs et autres.
Vous avez dit antisémite?
Quant à l’antisémitisme – oui, il existe, sans aucun doute, dans Svoboda et d’autres courants d’extrême droite. Pourtant, de l’avis de la principale organisation juive ukrainienne, la VAAD, il se manifestait peu sur Maïdan. D’après la VAAD, le nombre d’incidents antisémites enregistrés en Ukraine en 2013 était de 27, le même qu’en 2012. Il affirme aussi que l’antisémitisme est moins présent en Europe de l’Est qu’en Europe occidentale, ce qui peut surprendre.
Ceci dit, pour l’année 2012, le chiffre pour la France était de 177 actions antisémites et de 437 menaces. Par la voix de son président, Iosif Sissels, la VAAD a fait une déclaration concernant deux incidents antisémites en janvier. Il est clair que qu’il y a de sa part pour le moins des forts soupçons que ces incidents, qui coïncidaient avec l’adoption de l’arsenal répressif, étaient des provocations par le pouvoir. D’autres groupes juifs se montrent plus inquiets sur l’antisémitisme.
Et puis, les groupes d’extrême droite sur le Maïdan n’avaient pas le monopole de l’antisémitisme. Médiapart nous fournit un lien vers le site des Berkout, cette police anti-émeute d’élite qui a été au tranchant de la répression et qui vient d’être dissoute par le nouveau gouvernement.
Le site a été « nettoyé » depuis, mais on peut toujours voir ce qu’il y avait. On trouve des perles du genre « La sioniste Tymoshenko et la carte pour diviser l’Ukraine en trois », « Les racines et liens juifs des dirigeants de l’opposition Ioulia Tymoshenko, Vitali Klitschko, Arseniy Yatsenyuk et Oleg Tiagnybok ». Ce dernier est le dirigeant principal de Svoboda…
Quand l’hôpital se fout de la charité
« Les Juifs sont les acolytes des Nazis, le Juifs au service de la Wehrmacht, Juifs – collaborateurs, sionistes – acolytes d’Hitler, le drapeau Nazi-sioniste ». On trouve aussi beaucoup de graphiques, notamment la croix gammée superposée sur l’Etoile de David. C’est incohérent ? Certainement. Les déversements antisémites le sont souvent, ils ne sont pas moins nocifs.
En matière d’antisémitisme et d’idées d’extrême droite, il faut aussi regarder du côté de la Russie, qui se plaît en ce moment à dénoncer le fascisme en Ukraine. Un certain Sergeï Glazyev a refait surface ces derniers temps comme porte-parole officieux du régime Poutine sur l’Ukraine, souvent cité dans la presse occidentale. Glazyev est un ancien député communiste qui a ensuite fondé le parti d’extrême droite Rodina (Mère-patrie). En 2005, des députés de Rodina ont demandé l’interdiction de toute organisation juive en Russie.
Glazyev fait part du courant idéologique connue comme « National-Bolchévik » ou « Eurasien ». Son principal théoricien est Alexandre Dougine, qui cherche à faire une synthèse entre le fascisme et le stalinisme et s’inspire du théoricien nazi Carl Schmitt. Dougine prône ouvertement la division et la colonisation de l’Ukraine. Ces idées ne sont pas marginales dans l’administration Poutine, où on entend souvent qu’il ne faut pas « perdre » l’Ukraine – qui n’est bien sûr pas la leur à garder ou à perdre.
De Glazyev à Dougine…
Iosif Sissels a pris la parole à au moins deux occasions à la tribune de Maïdan. A aussi pris la parole le 18 février Mustapha Djemilev, dirigeant historique des Tatars de Crimée, un des peuples déportés en masse en 1944 par Staline et qui n’a pu revenir en Crimée qu’après la chute de l’URSS.
Il y avait aussi des groupes et des militants de gauche sur le Maïdan. Ils n’ont pas eu la vie facile, subissant parfois des agressions de l’extrême droite. Mais ils avaient le mérite d’être là, dans le mouvement, à la différence du Parti communiste d’Ukraine, dont on parlera plus tard.
Ce sont des faits qui collent mal avec l’image d’un mouvement où l’extrême droite et le nationalisme ethnique sont hégémoniques. Il convient donc de regarder derrière les formules toutes faites. Il faut garder une vision d’ensemble : oui, l’extrême droite a une forte présence, non le Maïdan ne se réduit pas à cela. Les groupes de défense et d’entraide s’appelaient sotyas et ils se formaient en général par affinité. Donc, il y avait des sotyas d’extrême droite, mais aussi un sotya pacifiste, un sotya de femmes non-mixte, un autre dont le chef et plusieurs membres étaient Juifs.
Un mouvement hétéroclite
Médiapart nous fournit aussi un lien avec un appel signé par des universitaires spécialistes de l’Ukraine, et pour un certain nombre d’entre eux, spécifiquement des mouvements nationalistes et d’extrême-droite et de l’antisémitisme. La plupart sont Ukrainiens, mais ils travaillent dans des institutions d’enseignement supérieur et de recherche dans une dizaine de pays. Deux au moins sont Juifs, dont Iosif Sissels.
L’appel est adressé à des journalistes, commentateurs et analystes qui écrivent sur l’Ukraine et s’intitule « L’Euromaidan de Kiev est une action de masse de désobéissance civile, libératrice et non extrémiste ».
Il existe des différences entre l’Est et l’Ouest. C’est une histoire complexe mais qu’on peut schématiser en trois étapes. D’abord, l’Est, le Centre et le Sud de l’Ukraine ont été rattachés progressivement à l’Empire russe dès le 17e siècle. L’Ouest a été polonais et plus tard faisait partie de l’Empire austro-hongrois.
Par conséquent, les Ukrainiens de l’Ouest ont pu disposer à partir du 19e siècle d’un certain nombre de droits politiques, linguistiques et culturels. A contraster avec la situation dans le bastion de réaction et d’absolutisme qu’était la Russie tsariste, sans droits politiques et où l’utilisation écrite même de la langue ukrainienne fut interdite.
Une histoire éclatée
De manière générale, l’Ouest était plus tourné vers l’Europe. Accessoirement, il s’y pratiquait largement une forme de catholicisme, alors que l’Est était orthodoxe. Ensuite, dès la fin du 19e siècle, l’industrialisation de l’Ukraine a eu lieu dans l’Est, surtout le bassin minier du Donbass. La majorité de la force de travail initiale venait de Russie, ce qui faisait en sorte que même quand les Ukrainiens furent embauchés, la langue véhiculaire était le russe.
Dans les années ’20, la direction national-communiste d’Ukraine appliquait une politique d’ukrainisation, de soutien à la langue et la culture ukrainienne, ce qui correspondait à la politique relativement éclairée de l’époque du régime soviétique sur la question nationale. A partir des années ’30 et jusqu’à la fin de l’Union soviétique, une politique de russification a repris le dessus. Enfin, l’Est a fait partie de l’URSS dès le début, bien que l’histoire de la révolution ukrainienne de 1917 à 1920, mal connue, soit bien distincte de celle en Russie.
L’Est a donc partagé l’histoire de l’Ukraine soviétique, pour le meilleur, celle sous la direction national-communiste dans les années ’20 (qui fut anéantie par la terreur stalinienne); et pour le pire, les horreurs des années ’30, la famine de 1932-33 qui a tué des millions, la terreur, suivie par la guerre. Les estimations du nombre de morts ukrainiens pendant la Deuxième Guerre mondiale vont de 8 à 10,5 millions. En ajoutant ceux de la guerre civile, de la famine et de la terreur des années ’30, on va vers les 20 millions. Seule la Biélorussie a autant souffert.
Une histoire douloureuse
L’Ouest, de nouveau polonais dès 1920, a été incorporé de force à l’Union soviétique en 1939, dans le cadre du Pacte Nazi-Soviétique. Pour l’Union soviétique, la Deuxième Guerre mondiale a commencé avec l’invasion allemande en juin 1941. Pour l’Ukraine occidentale, elle a commencé en septembre 1939 avec l’occupation soviétique. Pour elle donc, juin 1941 n’était pas simplement une occupation, mais l’échange d’un occupant contre un autre. Ce qui aide à expliquer la suite.
Dans un premier temps, les occupants allemands n’étaient pas mal accueillis, non simplement dans l’Ouest mais à Kiev et dans les campagnes. Les nationalistes espéraient la création d’un Etat indépendant sous « protection » allemande. Les paysans espéraient la fin de la collectivisation. Tout le monde a été déçu.
L’Organisation Ukrainienne Nationaliste (OUN) a proclamé l’indépendance de l’Ukraine le 30 juin. Il s’en suivait une floraison de comités locaux, associations culturelles, etc. Les Allemands n’ont pas apprécié et ont commencé à réprimer durement l’OUN et toute manifestation nationale ukrainienne. Stepan Bandera, dirigeant du principal courant de l’OUN, a été détenu par les Allemands de 1941 à 1944. A partir de 1942, la majeure partie de l’OUN a commencé à résister aux Allemands, créant l’UPA (Armée insurgée ukrainienne).
Entre l’Allemagne et la Russie
L’OUN a brièvement collaboré avec les Allemands à deux périodes. En 1941, elle a formé deux bataillons qui ont participé à l’invasion de l’Ukraine. Ils ont été dissous par les Allemands en 1942. Pendant la majeure partie de la guerre, l’UPA a combattu à la fois les Allemands, l’Armée rouge, les partisans soviétiques et les partisans polonais. Ensuite, en septembre 1944, Stepan Bandera a accepté l’offre des Allemands, qui avaient déjà perdu la guerre, d’être libéré de Sachsenhausen pour combattre les Soviétiques.
Les affirmations du genre « Stepan Bandera et l’OUN-UPA étaient des supplétifs des Nazis » ont l’avantage de la simplicité, mais l’inconvénient de n’être que très partiellement vraies et donc n’aider à comprendre ni l’Ukraine des années ’40 ni celle d’aujourd’hui. De la mouvance OUN-UPA sont issus une partie de ceux qui ont vraiment collaboré avec les Nazis.
A l’autre extrême, l’OUN clandestine dans l’Est, qui avait une activité importante, a évolué dans un sens plus démocratique et social au contact avec les populations de l’Est, sur lesquelles le nationalisme « pur » avait moins de prise. Dans le Donbass l’OUN a même adopté le mot d’ordre « Une Ukraine soviétique indépendante sans le Parti communiste ».
L’UPA d’Est en Ouest
L’UPA a continué à résister aux Soviétiques jusque dans les années ’50. Elle a aussi commis des crimes. Elle a été antisémite mais beaucoup plus fondamentalement antirusse et anti-polonaise et elle a été responsable pendant la guerre d’un nettoyage ethnique qui a conduit au massacre de dizaines de milliers de civils polonais. L’UPA est controversée en Ukraine aujourd’hui. A l’Ouest, elle est célébrée par beaucoup et pour beaucoup d’autres elle n’est pas complètement condamnable à cause de sa résistance aux Soviétiques.
Pour exactement la même raison, à l’envers, elle est très largement rejetée à l’Est et au Sud. Dans ces régions, la majorité de la population a soutenu et combattu dans les rangs de l’Armée rouge et des partisans soviétiques. Il est à souligner que pendant la guerre, l’identité ukrainienne a été fortement mise en avant par le régime soviétique, avec la création d’unités militaires et de décorations spécifiquement ukrainiennes. Cela n’a pas survécu à la normalisation culturelle après 1945.
L’histoire commune a commencé après 1945 et a conduit à une identité ukrainienne commune, au-delà des régions et des langues. Ce qui sépare l’Est et l’Ouest aujourd’hui, ce sont beaucoup plus deux réalités socio-économiques (voir ci-dessous) que des questions de langue et de culture. Lors du référendum de 1991, l’indépendance a été majoritaire partout. D’après le recensement de 2001, 77 % des habitants se définissent comme Ukrainiens, 17 % comme Russes.
Une unité nationale en germe?
Presque tout le monde comprend les deux langues et apparemment il se développe aujourd’hui le sourzhyk, un mélange des deux. Il n’est pas exclu que les facteurs de division surviennent dans les prochains jours, et pas seulement en Crimée. Mais ce n’est pas inévitable et cela peut être encouragé ou découragé par les actions des uns et des autres. Une mauvaise décision du Parlement dans les premiers jours après la destitution de Ianoukovitch a été d’annuler une loi de 2012 qui donnait un statut officiel à la langue russe.
Que la loi en question affaiblissait en même temps l’ukrainien n’excuse rien. Elle aurait pu être amendée. Cette décision était une provocation potentielle à l’égard des russophones. Mais deux réactions à cette mesure sont à signaler. D’abord, une déclaration signée par des intellectuels de Lviv, grande ville de l’Ouest, en faveur du pluralisme linguistique et culturel.
Il se trouve par ailleurs que le premier signataire est le fils de celui qui était commandant-en-chef de l’UPA. Ensuite le 26 février, la ville de Lviv a annoncé que ce jour-là ses habitants parleraient le russe, en formulant les choses ainsi: « Lviv veut des nouvelles élections pour le Parlement et pas de la spéculation sur la langue et la nationalité. Le 26 Février, je parlerai le russe à la maison, à mon travail, avec mes amis – partout, en solidarité avec les habitants des régions Sud et Est de l’Ukraine ».
Le social au-delà du national
Les villes russophones de Donetsk (Est) et d’Odessa (Sud) ont tout de suite réciproqué, adoptant des déclarations identiques, remplaçant simplement « russe » par « ukrainien » et « Sud » et « Est » par « Ouest » et « Centre ». Il y a aussi des déclarations des municipalités à l’Est contre la division.
Quant aux attitudes de la population, un sondage fait dans l’Est et l’Ouest indique que des questions comme la langue, le fédéralisme et les rapports avec la Russie et l’UE ne sont pas les préoccupations principales: les priorités partout (sauf en Crimée) sont la corruption, le niveau de vie, le chômage, les retraites, la santé et l’éducation.
Et en ce qui concerne la Russie, une pétition circule actuellement à l’Est, adressée à Vladimir Poutine :
« Nous, les Russes et les citoyens russophones de l’Ukraine, n’ont pas besoin de protection par d’autres États. Nous vous remercions pour votre soutien, cependant, nous tenons à vous informer que personne ne nous a jamais porté atteinte, en aucune façon, sur le territoire de l’Ukraine. Nous avons toujours vécu librement et heureusement, parlant notre langue habituelle. Nous avons également étudié la langue d’Etat de l’Ukraine à l’école et sommes capables de la parler assez bien pour nous sentir à l’aise dans un environnement ukrainophone. C’est pourquoi, avec tout le respect dû à vos soucis, nous vous demandons de ne pas soulever des questions internes de notre pays qui sont loin d’être critiques à l’échelle nationale de la Fédération de Russie. Et d’ailleurs, nous vous demandons de ne pas amener des troupes pour régler un conflit que vous voyez apparemment, mais que nous n’arrivons pas à remarquer. Nous vous remercions de votre compréhension. Avec respect, les citoyens russe et russophones de l’Ukraine. »
L’étincelle
Le mouvement actuel a débuté en réaction à la volte-face d’Ianoukovitch qui a abandonné des négociations pour le partenariat avec l’UE pour signer un accord avec Poutine pour un crédit de 15 milliards de dollars et une réduction du prix de gaz fourni. C’était l’étincelle. Le combustible, c’était autre chose, et pas seulement la question européenne.
Le problème fondamental en Ukraine n’est ni le choix entre l’Europe et la Russie, ni l’opposition entre Est et Ouest. Il réside dans le caractère de la société ukrainienne. Comme ailleurs en ex-Union soviétique dans les années ’90, il s’est installé un capitalisme mafieux et corrompu. Comment pourrait-il en être autrement, car ce capitalisme a été créé sur la seule base possible, celle du détournement et du vol de la propriété publique à une échelle de masse.
Les oligarques et autres affairistes qui ont accaparé les entreprises nouvellement privatisés agissent comme leur compères en Russie. Ils enregistrent leurs sociétés à l’étranger, souvent dans des paradis fiscaux, ils exportent leurs capitaux. Ils ne paient pas d’impôts.
Qui vole, dirige
A l’Est, dans les zones industrielles, les privatisations ont été accompagnées d’une montée de chômage et de salaires impayés. Aujourd’hui, les salaires sont de misère mais les salariés qui ont un emploi s’y accrochent. C’est souvent le cas, comme à l’époque soviétique, que l’usine où ils travaillent est la seule de la ville, ce qui les rend dépendant de leur employeur, qui par ailleurs contrôle souvent en plus les média locaux et les élus de la ville. A l’Ouest, il y a une autre situation.
Ce sont des régions relativement peu industrialisées, où l’agriculture joue un rôle dominant. Les terres sont tombées sous le contrôle d’énormes entreprises de l’agrobusiness, des agroholdings, chassant beaucoup de paysans de leurs terres. Beaucoup sont partis travailler à l’étranger. Beaucoup de ceux qui restent dépendent des versements en provenance de l’étranger et des allocations publiques.
Il aurait été étonnant que sur cette base socio-économique apparaisse une société et une vie politique propre. Et ce ne fut pas le cas. A l’époque de l’Union soviétique, l’Etat s’occupait, tant bien que mal, de ces citoyens, du berceau jusqu’au tombeau. Aujourd’hui en Ukraine, on paie pour tout, de la crèche jusqu’au cimetière.
Et ce n’est pas à cause des privatisations, car beaucoup de services sont encore publics. Tout simplement, pour avoir une place à la crèche, un diplôme à l’Université, un emploi, une autorisation pour créer une entreprise, une place au cimetière, il faut graisser des paumes.
Corruption généralisée
Et évidemment quand on arrive dans le monde des affaires et celui de la politique, les sommes concernées, par exemple pour avoir des contrats d’Etat ou se faire élire député, sont beaucoup plus importantes. Toute la société est gangrénée par la corruption, sur fond d’une énorme inégalité entre riches et pauvres.
Quand aux partis politiques, ils sont liés, soutenus et financés par les différents oligarques: et une fois au pouvoir, les hommes et femmes politiques s’enrichissent. Ianoukovitch, ses fils et son entourage l’ont fait grossièrement. Mais cela vaut aussi pour le parti de Tymoshenko quand elle était au pouvoir.
Quant à l’ancien boxeur Vitali Klischko, il jouit encore d’un certain respect parce qu’il n’a pas encore été au pouvoir et qu’il a gagné l’argent honnêtement comme sportif. Cela ne veut pas dire que son parti agirait différemment des autres une fois au pouvoir. Sans parler de la probabilité qu’il reçoive de l’argent d’Allemagne.
Ce qui manque en Ukraine, ce sont des partis qui se basent sur des programmes politiques et sociaux et non pas sur les intérêts de tel ou tel clan. Ce qui manque très spécifiquement, c’est un parti de gauche. Certes, il y a le Parti communiste d’Ukraine. A regarder son programme social, il n’y a pas grand chose à redire. Par ailleurs, il a fait la proposition constructive d’un référendum sur les choix d’orientation internationale et défendait le retour à un régime parlementaire plutôt que présidentiel.
Où est la gauche?
Le hic est que ce parti est perçu, et avec raison, comme ayant été lié au régime de Ianoukovitch. Il a voté systématiquement avec le Parti des régions, rejoignant même le gouvernement en 2010. Il a voté en faveur des lois répressives du 16 janvier dernier, qu’il justifiait par la suite. Et malgré certaines critiques tardives à l’encontre du régime Ianoukovitch, il place la responsabilité pour la crise actuelle sur le Maïdan.
Il faut voir comment il se positionne dans la nouvelle situation qui s’ouvre. Par ailleurs, surtout depuis la chute de Ianoukovitch, il a été victime d’agressions et d’attaques contre ses locaux qui sont à condamner absolument.
Revenons à l’origine du mouvement. Ce qui l’a déclenché, c’est la volte face de Ianoukovitch. Mais à la différence de la « Révolution orange » de 2004, le mouvement est parti d’en bas. En 2004, les manifestations demandaient l’annulation d’une élection présidentielle truquée et la tenue d’une nouvelle élection et il a était clairement dirigé par le candidat Youshchenko et par Ioulia Tymoshenko.
Cette-fois-ci, le mouvement a été spontané et dés le début plutôt méfiant à l’égard de l’opposition officielle qui a été obligée de lui courir après et se trouvait souvent coincée entre le mouvement et le pouvoir.
Qu’est-ce qui a motivé les premières manifestations? Bien sûr, la question de l’Europe a eu son importance. Pour beaucoup de gens, vue d’Ukraine, l’Europe représentait la prospérité, la démocratie, les droits de l’Homme. Ils ne croyaient pas forcément que l’Europe était le paradis. Juste mieux que l’Ukraine. Avaient-ils raison ? Sur la démocratie et les droits de l’Homme, oui et non. Bien sûr, comme nous le savons, l’UE a un fonctionnement anti-démocratique.
UE: les désavantages, sans les avantages
Mais les Etats membres des Etats sont des démocraties qui respectent les droits civiques – avec des bémols, avec des lois répressives, bien sûr. Mais ce n’est pas comparable à l’Ukraine ou la Russie. A propos du partenariat avec l’Union européenne, c’est autre chose. Dans le cadre de l’accord proposé, l’Ukraine n’aurait même pas eu la perspective d’adhésion à l’UE et ses citoyens n’auraient donc pas eu de liberté de mouvement.
Ce serait une zone de libre échange avec acceptation des règles de l’Union, avec l’imposition des « réformes » qu’on connaît bien, avec l’ouverture de son marché et son économie aux exportations et investissements occidentaux, avec exploitation de sa force de travail bon marché. Tous les désavantages de l’UE sans beaucoup d’avantages.
Mais on peut parier que pas grand monde en Ukraine n’avait lu les termes de l’accord. En fait, l’UE avait une autre attraction. Elle n’était pas la Russie. Surtout en ce qui concerne l’Ouest et le Centre, où le sentiment antirusse reste fort, cela a beaucoup joué. Il y avait la suspicion que les accords avec la Russie n’étaient que le premier pas vers l’adhésion à l’Union douanière et plus tard à l’Union eurasienne de Poutine. Et le sentiment était, « surtout pas ça, nous avons déjà donné. »
On a déjà donné!
Et à l’Est ? Les sentiments antirusses sont beaucoup plus faibles et il y a avec la Russie des liens linguistiques, culturels mais aussi économiques. Pour la majorité de la population, les accords avec Poutine ont beaucoup moins choqué. Mais de là à dire que le gens seraient prêts à se laisser entraîner dans l’Union eurasienne… c’est beaucoup moins sûr. Et il y a eu des manifestations à l’Est. Elles ont été réprimées. Mais elles n’ont pas été négligeables.
Un sondage a indiqué que le mouvement avait le soutien de 80 % des gens à l’Ouest, 30 % à l’Est et 20 % au Sud. Il semble aussi que c’est à partir du mois de janvier, quand la question européenne a été éclipsée par l’affrontement avec les forces de répression, quand la lutte contre tout le système représenté par Ianoukovitch est devenue centrale, que l’Est a commencé à bouger.
Les vrais problèmes de l’Ukraine sont endogènes, le produit de la transition vers le capitalisme et la société ainsi engendrée.
Ce sont sur des questions qui en découlent que les gens sont descendus dans la rue en 2004. Bien sûr, le soutien actif de l’Occident a été un facteur important. Mais les Ukrainiens ne sont pas descendus dans la rue à l’appel de l’Occident, mais par indignation à la fraude électorale. Et à partir du 21 novembre dernier, ils ne sont pas descendus dans la rue à l’appel de l’UE mais parce qu’ils pensaient que Ianoukovitch était en train de les amener là où ils n’avaient pas envie d’aller et que quelque part, ils avaient été floués.
Ni Russie, ni Occident
C’est important de dire cela, car les gens ne sont pas des moutons. A trop insister sur les complots et les ingérences extérieurs, on laisse les arbres cacher la forêt. Et la forêt, c’est le mouvement de masse. Ceci dit, ces ingérences existent, et l’environnement international a toujours pesé – et pèse encore plus depuis la chute de Ianoukovitch.
L’Ukraine est devenue un enjeu géopolitique entre l’Ouest – les Etats-Unis et l’UE – et la Russie. A l’Ouest, chacun a son poulain. Pour les Américains, c’est Yatseniuk, pour les Européens et surtout les Allemands, c’est Klitschko.
Pour la Russie, ce qui est central, c’est le projet de l’Union eurasienne. Poutine regrette l’Union soviétique. Mais pas pour ses fondements socio-économiques. Ce qu’il regrette, c’est son statut de grande puissance, ses frontières et l’appareil policier où il a été lui-même formé. Et il essaie de les restaurer. L’Union eurasienne est sa tentative de rétablir une sphère d’influence économique et politique dans l’espace qui était celui de l’Empire russe et de l’URSS. Et pour cela, l’Ukraine est essentielle.
Voilà pourquoi il a fait tellement d’efforts pour empêcher que l’Ukraine signe le partenariat. Sur le plan économique, la Russie est infiniment plus faible que l’Europe ou les Etats-Unis. Mais il a plus besoin d’Ukraine qu’eux. Et si la situation en Ukraine le permet, il peut intervenir militairement. Là-dessus, il aura sans doute le soutien de l’opinion publique russe, car ce que certains appellent le nationalisme russe, mais que Lénine appelait toujours le chauvinisme grand-russe, reste très fort et est largement partagé à travers l’éventail politique.
Un parti communiste… impérialiste?
Malheureusement, c’est aussi vrai pour le Parti communiste de la Fédération de Russie. Les déclarations telles « le présidium du CC du PCFR se prononce pour une posture active et maximale de la part de la Fédération de Russie dans la tâche de normaliser la situation en Ukraine » sont une honte, un appel à l’intervention en Ukraine. Un vrai parti communiste s’opposerait aux ambitions impérialistes de son pays plutôt que de les encourager.
En guise de conclusion, une question. Sommes-nous devant une révolution en Ukraine ? Dans la préface à son « Histoire de la révolution russe », Léon Trotsky écrit : « L’histoire de la révolution est pour nous, avant tout, le récit d’une irruption violente des masses dans le domaine où se règle leurs propres destinées ».
Par cette définition-là, ce qui se passe en Ukraine est une révolution. Ce n’est pas tout joli? Il y a des fascistes et des idées réactionnaires? Lénine avait une réponse à cela qui est trop longue à citer ici mais qui se résume de la manière suivante: quiconque s’attend à une révolution pure ne la verra jamais.
Il est impossible d’avoir une vraie révolution sans l’éruption sur la scène de la petite bourgeoisie avec tous ses préjugés réactionnaires. On peut dire qu’en Ukraine, avec son histoire, avec l’extrême faiblesse du mouvement ouvrier et de la gauche, c’est encore plus vrai.
Le mouvement en Ukraine a beaucoup de faiblesses et pas mal de tares. Mais il a connu une première et grande victoire. Il reste beaucoup d’obstacles sur la voie d’une vraie révolution sociale et démocratique. A l’intérieur, la classe politique, les fascistes, les oligarques. A l’extérieur, les impérialismes occidentaux, la Russie. Il mérite la solidarité de la gauche en Europe pour les surmonter. On y reviendra.