Brexit – où en sommes-nous ?
Plus de quatre mois après le référendum du 23 juin, le chemin pour quitter l’Union européenne reste long, compliqué et semé d’embuches: plein de questions restent ouvertes.
Que veut vraiment la nouvelle première ministre, Theresa May, d’un côté et ses (futurs anciens) partenaires européens de l’autre ?
Theresa May ne cesse de répéter « Brexit, ça veut dire Brexit », ce qui sonne fort sans apporter beaucoup d’éclaircissements. C’est d’ailleurs son but. Elle veut réaffirmer qu’elle respecte le vote du 23 juin (bien qu’elle ait – mollement – fait campagne pour rester dans l’UE). Et elle refuse de dévoiler, y compris devant le Parlement britannique, sur quelles bases et avec quels objectifs elle veut négocier avec les dirigeants européens. Ce qui permet à ses critiques, dans l’opposition et dans son propre parti, de dire qu’elle n’a pas de plan et que le gouvernement est divisé. C’est vrai que les tensions au sein du gouvernement restent vives. Mais il semble que May a quand même quelques idées en tête. Cela peut changer, mais pour l’instant il semble qu’elle veut sortir du marché unique, non seulement pour reprendre le contrôle de l’immigration, mais aussi et probablement plus important pour elle, pour ne plus être soumis aux jugements de la Cour de justice européenne et pour restaurer la primauté des lois britanniques. Il est moins clair, mais probable, qu’elle envisage la sortie de l’union douanière pour pouvoir négocier les accords commerciaux avec des pays tiers. Ce qu’elle cherche, c’est un accord bespoke – un terme utilisé par les tailleurs et qui signifie « fait sur mesure », donc ni la Norvège ni la Suisse. Elle veut un accord qui permettra au Royaume uni de faire des affaires en termes d’exportation de biens et des services, surtout financiers. Un accord réciproque, évidemment.
Du côté de ses partenaires européens on répète le mantra de « pas de négociations avant l’activation du fameux Article 50, qui notifiera formelle les autres pays de l’Union de la décision du Royaume-Uni de la quitter. Il semble pourtant improbable qu’il n’y ait aucune forme de contact avec au moins certains pays. Les pays de l’UE répètent aussi que les quatre libertés de circulation (de capitaux, biens, services et personnes) sont indissociables pour avoir accès au marché unique. Soit. Mais est-ce que cela va aussi pour un pays qui ne veut pas faire partie du marché unique en tant que tel ?
En fait, derrière la question des négociations et l’accent mis sur la liberté de circulation, il y a autre chose, des considérations politiques. Il s’agit de faire comprendre au Royaume-Uni qu’il n’y aura pas de cadeaux, que les négociations vont être dures, pour la punir d’avoir pris la décision de sortir et pour décourager d’autres pays de suivre son exemple. Soit dit en passant, ce n’est pas vraiment au crédit de L’Union européenne que ses dirigeants le considèrent nécessaire de garder des pays dans l’Union sous la menace des conséquences d’une sortie. Il y a pourtant d’autres considérations, économiques, que ces dirigeants devront prendre en compte. On y revendra, mais d’abord regardons le paysage politique et économique britannique.
Parlement contre gouvernement
Le vote du 23 juin allait à encontre des intérêts du grand capital au Royaume uni dans sa grande majorité. Banquiers et industriels n’avaient pas voulu de référendum, ils ont fait campagne pour rester dans l’UE et ils ont très mal digéré le résultat. Ceci est aussi le cas du monde politique. Une majorité des députés conservateurs, une grande majorité des députés travaillistes et la totalité des groupes libéral-démocrate et SNP (nationalistes écossais) ont fait campagne pour rester dans l’UE. C’est quelque chose qu’il faut garder en tête en les entendant exiger que le gouvernement détaille ses plans.
En principe presque tous les députés disent aujourd’hui qu’il faut respecter la décision du référendum. D’autant plus que 61% d’entre eux représentent des circonscriptions qui ont voté pour sortir. Mais certains d’entre eux sauteraient sur la première possibilité d’annuler le résultat s’ils pensent qu’ils pourraient le faire sans déclencher une tempête dans le pays. Et beaucoup plus veulent négocier un Brexit aussi doux que possible, en restant dans le marché unique, l’union douanière et en acceptant toutes les contraintes que cela implique. Ce qui oppose le gouvernement et le Parlement, ce ne sont pas des grands principes démocratiques de souveraineté parlementaire, c’est l’opposition entre un gouvernement qui veut organiser le Brexit, s’appuyant sur le vote du 23 juin, et un Parlement qui ne le veut pas ou qui veut tout au moins le vider de son contenu.
Dans ce panorama, Jeremy Corbyn et ses partisans au sein du Labour occupent une place particulière. Corbyn avait dit dès le début qu’il acceptait la décision du 23 juin, d’autant plus qu’il a toujours porté une critique de gauche de l’UE et qu’il est bien possible qu’il ait pris position contre le Brexit surtout à cause du rapport de force défavorable dans la fraction parlementaire travailliste. Depuis le 23 juin, lui et ses partisans mènent campagne pour un « people’s Brexit », un Brexit au service du peuple, des couches populaires, des salariés. Récemment, il a pris position pour que le Royaume-Uni reste dans le marché unique, dont il est par ailleurs fort critique.
C’est dans ce contexte que deux citoyens qui avaient intenté une action en justice pour demander que le Parlement, et pas simplement le gouvernement, doive voter l’activation de l’Article 50, ont obtenu gain de cause. La décision a déclenché un tollé de protestation dans la presse pro-Brexit et parmi ses partisans. Mais le gouvernement a dû accepter la décision, tout en indiquant qu’il ferait appel à la Cour suprême. Cet appel pourrait être entendu début décembre : la décision de la Cour pourrait tomber début janvier. Si elle est favorable au gouvernement, May en sortira renforcée. Si la décision confirme le jugement précédent elle sera au contraire affaiblie. Dans les deux cas, elle pourrait décider de convoquer des élections anticipées, avec l’idée de faire élire assez de députés conservateurs pour avoir une majorité plus solide et pro-Brexit dans le groupe conservateur et dans le Parlement (actuellement sa majorité est de seulement 16 sièges). Elle a des chances de gagner son pari, mais ce n’est pas sûr. Même si le Parti travailliste n’aura pas le temps de surmonter ses divisions internes, il peut y avoir d’autres problèmes. Par exemple, il suffirait que l’UKIP fasse un bon score, même sans élire des députés, pour affaiblir le résultat des Conservateurs.
En tout état de cause, la campagne risquerait d’être très tendue, un nouveau face à face entre partisans et opposants au Brexit. Les premiers sont actuellement très remontés contre les « élites « qui chercheraient à leur voler leur victoire.
Tout cela risque de compliquer un peu l’activation de l’Article 50, que May avait promis de réaliser avant la fin mars 2017. Sauf si elle rompt avec une longue tradition, les élections ne pourraient avoir lieu avant le mois de mars.
Principes et considérations économiques
A supposer que l’Article 50 entre quand même en application au printemps, il risque de ne pas y avoir de négociations sérieuses avant les élections françaises en mai-juin et allemandes en septembre. Les négociations avec Michel Barnier, représentant la Commission, aura un caractère essentiellement technique – les obligations financières du Royaume-Uni, sa participation continue ou pas à divers organismes européens, le sort des agences de l’UE situées en Angleterre, etc. Pour le reste cela reviendra aux chefs de gouvernement et d’Etat.
Ces négociations, quand elles commencent, pour des accords transitoires ou définitifs, tourneront du côté européen autour de deux points potentiellement, au moins partiellement, contradictoires. D’un côté la volonté de ne pas affaiblir davantage une Union mal en point et donc d’avoir une attitude ferme à l’égard de Londres. Cette préoccupation est réelle et ne relève pas simplement de la rhétorique, même si certains en rajoutent une couche (Schulz, Verhofstadt, Juncker à Bruxelles, mais aussi Hollande). Mais ce n’est pas tout. Il y a aussi les conséquences de la séparation pour chaque pays. Du côté britannique les prédictions de catastrophe économique en cas de Brexit n’ont pas été confirmées. La chute de la livre aide les exportateurs britanniques, mais en même temps les importations plus chères commenceront à se faire sentir au détriment des consommateurs, et surtout des plus pauvres. Et une sortie de l’Union sans accord aura sans aucun doute des effets néfastes, ce dont le gouvernement est conscient. Il est clair qu’il a donné des gages de soutien dans ce cas-là à certaines entreprises, notamment la grande usine d’automobile Nissan à Sunderland, sans en dévoiler les détails.
Mais pour l’instant, la chute de la livre a des effets négatifs sur des entreprises européennes cherchant à exporter vers le Royaume-Uni, en rendant leurs produits plus chers. Pour ne prendre que l’industrie automobile, General Motors, Ford, Renault et PSA (Peugeot et Citroën) ont tous subi des pertes importantes (se chiffrant à plusieurs centaines de millions d’euros) au troisième trimestre et s’attendent à des pertes du même ordre au quatrième trimestre. Cela pourrait les conduire à réduire leur production. L’industrie automobile n’est sans doute pas la seule concernée.
Evidemment, cela s’arrangerait si la livre remonte. Mais à plus long terme le scénario où le Royaume-Uni sortirait de l’UE sans accord avec un retour des tarifs douaniers aurait des effets négatifs non seulement pour le Royaume-Uni mais pour les pays de l’Union. Cela risque de produire des pressions sur les gouvernements. C’est manifestement déjà le cas. Angela Merkel a cru nécessaire de demander à des entreprises allemandes de « résister à des ‘pressions des associations industrielles européennes’ et éviter la tentation de mettre de côté des principes européens – surtout la liberté de circulation ». Elle a aussi précisé que la « question centrale » serait « combien d’accès au marché unique aura le Royaume-Uni et d’une manière réciproque, combien d’accès au marché britannique aurons-nous ? Et jusqu’à quel point sommes-nous prêts à lier cet accès politiquement pour que les quatre libertés soient défendues » (Financial Times, 7 octobre). De son côté, Jean-Claude Juncker a eu la même préoccupation, qu’il a exprimées à sa manière : « Je vois les manoeuvres » dit-il, « Il doit être évident que si le Royaume-Uni veut avoir un libre accès au marché intérieur, [il faut] que toutes les règles et toutes les libertés soient intégralement respectées (…). Il ne faudrait pas que des pans entiers de l’industrie européenne s’engagent dans des pourparlers secrets, dans des chambres noires, rideaux tirés, avec les envoyés du gouvernement britannique » (Le Quotidien, 8-9 octobre). Remarquons que dans ce cas-ci, les négociations secrètes posent un problème à Junker, mais pas lorsqu’il s’agit du CETA…
Voilà, que des négociations secrètes aient actuellement lieu ou pas, les enjeux ont été bien résumés par Merkel. Un accord réciproque concernant les marchés et l’attachement à certaines règles ou « principes » européens. Sans doute elle essayera de tenir les deux bouts. Pour certains pays, pourtant, les enjeux économiques pèsent plus lourds. Ainsi, La Suède aussi bien que l’Irlande ont déjà un peu rompu les rangs en appelant à un accord amical avec le Royaume-Uni. On les comprend. Sans parler des exportations et importations, il y a outre-Manche 1,000 entreprises suédoises implantées, employant 100,000 salariés. Et les liens étroits entre le Royaume-Uni et l’Irlande sur le plan économique, ainsi que des considérations politiques (frontière avec l’Irlande du Nord) ont fait sortir ce pays de sa discrétion habituelle au sein de l’UE. Ces deux pays ne sont certainement pas les seuls à avoir intérêt à une séparation à l’amiable.
Pour conclure, un mot sur le « principe » de la liberté de circulation des personnes. On parle beaucoup des « quatre libertés ». On pourrait dire beaucoup de choses sur les trois premières, notamment sur le qualificatif « libre » appliqué aux mouvements de capitaux. Mais en ce qui concerne la liberté de circulation des personnes, ce n’est pas un principe pour le capital. Historiquement, cette liberté a été accordée à certains moments et retirée à d’autres. Prenons un petit exemple récent. En 2004, au moment de l’entrée de huit pays de l’Europe centrale et oriental dans l’UE, les 15 membres existants avait un sursis de sept ans pour appliquer la liberté de circulation – de deux ans, renouvelable pour trois ans et dans des situations exceptionnelles, deux ans de plus. Trois pays ont tout de suite renoncée à ces délais : le Royaume-Uni, l’Irlande et la Suède. Seulement deux pays ont profité de sept ans et ce n’était ni les plus pauvres ni les plus « eurosceptiques ». Il s’agit de l’Allemagne et de l’Autriche. Ce qui a été suspendu une fois peut l’être de nouveau, suivant les besoins, et pas seulement par les pays de l’Est. Pour défendre la liberté de circulation des personnes, donc, on peut très bien s’appuyer sur ce « principe » de l’UE. Mais en fin de compte la gauche et le mouvement ouvrier doivent surtout faire confiance à leurs propres forces.