Murray Smith
F Partager
sur Facebook
TPartager
sur Twitter
EPartager
via Email
Militant politique depuis les années 60, Ecossais internationaliste, il a vécu longtemps en France. Au sein de déi Lénk, il s'occupe surtout des questions internationales.
Die Artikel von: Murray Smith
Présidentielles en France – une élection comme nulle autre
Ce qui se passe en France ce printemps est beaucoup plus qu’une élection, ou une suite d’élections, présidentielles et législatives. Les deux grands pôles de la vie politique française; le Parti socialiste et Les Républicains (droite) sont en crise.
Dans le cas du PS, la crise pourrait se révéler terminale. L’extrême droite et la gauche radicale occupent des espaces considérables dans la campagne et dans les sondages. Et la campagne a été marquée par tellement de rebondissements et coups de théâtre que tout semble encore possible. Nous assistons à une crise politique sans précédent de la Ve République qui ne sera pas résolue de si vite, quels que soient les résultats de la série électorale.
Depuis 1965, les élections présidentielles se suivaient et se ressemblaient. Au deuxième tour s’affrontaient des représentants des grands partis et alliances de droite et de gauche. Avec deux exceptions: en 1969 le vieux parti socialiste, la SFIO, n’était pas encore mort, bien qu’avec 5% au premier tour il fût aux soins intensifs; et le nouveau Parti socialiste, dont le chef sera François Mitterrand, n’était pas encore né. Le deuxième tour se passait donc entre le gaulliste Pompidou et le vieux routier centriste Alain Poher. La deuxième exception est plus récente. En 2002 Jean-Marie Le Pen du Front national s’est qualifié pour le deuxième tour face à Jacques Chirac, en dépassant le candidat socialiste et Premier ministre, Lionel Jospin, au premier tour. Sur fond d’énormes manifestations contre le Front national, Chirac a remporté le deuxième tour de l’élection avec 82% des suffrages. Le danger était donc écarté – provisoirement, comme on allait voir.
La montée du Front national
Le premier élément frappant de l’élection présidentielle de 2017 est la position de force avec laquelle Marine Le Pen a commencé la campagne. En 2002 son père avait fait 16,86% au premier tour, avec 4,8 millions de voix. En 2012 elle a obtenu 17,9% et 6,4 millions de voix. Avec 1% de plus, 2,4 millions de voix de plus. L’explication est simple: en 2002 le taux d’abstention au premier tour était de 28,4%; Le Pen n’a gagné que 300,000 voix par rapport à son score de 1995. Pas de percée fulgurante donc, il devait son succès au piètre score de Jospin: les électeurs socialistes avaient déserté leur candidat en grand nombre, pour revenir au deuxième tour afin de battre Le Pen. En 2012 Marine Le Pen a fait 2,8 millions de voix de plus que son père à l’élection de 2007, où Sarkozy avait mordu sur l’électorat du FN en reprenant une partie de son discours. Le FN a confirmé et élargi sa percée aux élections européennes de 2014, avec 24,86% des voix, ainsi qu’aux régionales de 2015, avec 27,73%. Et c’est avec un plancher de 25% que Marine Le Pen a commencé sa campagne de 2017. Nous avons donc une situation aussi ironique qu’inquiétante. C’est une candidate qui se situe à l’extérieur du jeu institutionnel qui représente l’élément de stabilité relative– une stabilité qui vient du fait que le vote FN aujourd’hui n’est plus essentiellement un vote de protestation, mais un vote d’adhésion. Alors qu’autour d’elle le Parti socialiste se délite, Jean-Luc Mélenchon, l’outsider de gauche, avance et le candidat officiel du PS, Benoît Hamon perd sur sa gauche face à Mélenchon et sur sa droite face à Emmanuel Macron. Quant à François Fillon, candidat de la droite, il donne une illustration de la corruption des élites françaises et voit aussi fuir certains de ses soutiens vers Macron.
Essayons de voir comment les choses sont arrivées là.
À droite, Nicolas Sarkozy avait été président de 2007 à 2012, avant d’être battu par François Hollande en 2012. Il n’avait jamais abandonné l’espoir de prendre sa revanche en 2017. Malgré le fait d’être embourbé dans une suite de scandales et affaires judiciaires, la plupart concernant de grosses sommes d’argent, il s’est présenté aux primaires de son parti, Les Républicains (LR). Parmi les autres concurrents, il y avait deux anciens premiers ministres, Alain Juppé et François Fillon. Juppé représentait le courant modéré, centre-droite, du parti et partait favori pour remporter la nomination. Fillon défendait une politique ultralibérale sur des questions socio-économiques. En fait, il se propose pour le rôle du Thatcher français (encore un…) avec ce que cela suppose en termes d’affrontement avec le mouvement ouvrier et les mouvements sociaux. Il veut renégocier les accords de Schengen, dans un sens qui limiterait la liberté de circulation. Sur des questions de société il se situe sur le terrain catholique-conservateur. Il garde une position assez critique à l’égard des institutions européennes: en 1992 il avait fait campagne aux côtés de Philippe Séguin contre le Traité de Maastricht. Au premier tour des primaires, Sarkozy était éliminé et Fillon devançait Juppé. Le second tour confirmait la victoire de Fillon.
A priori, avec le discrédit du Parti socialiste, Fillon aurait pu être relativement sûr d’arriver en première ou deuxième place au premier tour et de battre Marine Le Pen au deuxième. Malheureusement pour lui, un scandale a éclaté, qu’on a vite nommé le Penelopegate. Il est apparu que sa femme avait été salariée comme attachée parlementaire de son mari et qu’elle aurait empoché pas loin d’un million d’euros au fil des années pour un travail qui, semble-t-il, n’a jamais été fait. Par la suite, on apprit que ses deux filles ont bénéficié du même traitement. Puis on a su que Fillon a reçu un prêt de 50,000 euros, non déclaré et sans intérêts, de la part d’un homme d’affaires: le même qui avait engagé et payé Penelope Fillon pour un travail journalistique aussi douteux que ses activités parlementaires. Enfin, il est apparu que Fillon a reçu en cadeau deux costumes d’une valeur de 13,000 euros d’un riche avocat. Fillon proclamait son innocence et assuré que s’il était mis en examen il se retirerait de la course à l’Élysée. Il a été mis en examen, il ne s’est pas retiré. Maintenant Penelope Fillon a aussi été mise en examen. L’effet de cette série de révélations a fait descendre Fillon dans les sondages, d’environ 25% à 17%. Pressé par la majorité des dirigeants de son parti à démissionner, il a résisté. Aux abois, il a appelé à un rassemblement à Paris pour le soutenir. Si la réponse était moins importante que Fillon l’a prétendu, il a quand même pu mobiliser quelques dizaines de milliers de personnes. Face à son obstination et sans avoir un candidat de remplacement crédible et qui faisait consensus, l’appareil de LR, suivi par les centristes de l’UDI, a dû se résigner à soutenir Fillon.
A côté d’une droite « républicaine » qui se débat avec les affaires, le tableau des autres partis n’est pas plus réjouissant, à l’exception de la France Insoumise. Notre dossier en 3 chapitres :
PS : naufrage annoncé
Le Parti socialiste abordait la campagne présidentielle dans le désordre, un désordre qui vient de loin. François Hollande avait été élu président en 2012 sur un discours de gauche, déclarant notamment, «mon adversaire, c’est la finance». Il s’engageait aussi à contester la politique d’austérité européenne et à défendre une politique de relance, mais il s’est vite fait rappeler à l’ordre par Angela Merkel. Le quinquennat d’Hollande était le dernier en date d’une série désolante: Mitterrand, 1981-86 et encore 1988-93, Jospin 1997-2002. Après le tournant de la rigueur en 1983, la séquence était toujours le même: après une période où la droite était aux affaires, le PS arrivait au pouvoir plein de promesses, pour ensuite faire une politique en continuité avec celle de la droite. La suite était prévisible: en 1986, 1993 et 2002 la droite revenait en force au pouvoir. La série de gouvernements en alternance à partir de 1983 conduisait progressivement à un désillusionnement avec la politique et une crise de crédibilité des partis, qui de droite comme de gauche se suivaient en faisant essentiellement les mêmes politiques, connues diversement comme celle de la rigueur, du franc fort, d’austérité, de «réformes».
Pourtant l’effet sur le Parti socialiste (et parfois ses alliés communistes, comme en 2002) était pire, puisque l’écart entre les aspirations des électeurs de gauche et les promesses électorales de la gauche d’un côté, et de l’autre la politique gouvernementale, était plus grand. En plus, droite et gauche agissaient dans le cadre de, et avec le concours d’une Union européenne de moins en moins populaire. Le revirement de Mitterrand en 1983 et la politique de la rigueur coïncidaient avec la relance de l’UE sur des bases néolibérales, qui mènera à l’Acte unique en 1986 et le Traité de Maastricht en 1992. Ce qu’on appellera plus tard les élites politiques ont remporté de justesse le référendum sur Maastricht. En 2005 ils ont perdu celui sur le projet de Traité constitutionnel européen.
Le tournant de 2008
Il y avait pourtant un tournant après la crise de 2008. Partout en Europe les gouvernements de droite et de gauche imposaient les politiques dures d’austérité et de réformes structurelles, associées pour les pays de la zone euro avec des mesures contraignantes, tel le pacte fiscal. Cette politique, appliquée par Sarkozy, lui a coûté l’Élysée en 2012. Quand, après quelques hésitations, Hollande est rentré dans le rang, il a rencontré des résistances. Sous Jospin en 1997-2002 on avait vu des grèves et des manifestations contre la politique du gouvernement; mais les grands mouvements de 1995, 2003 et 2010 ont tous été dirigés contre des gouvernements de droite. Mais cette fois-ci c’était différent. La première moitié de l’année 2016 était marquée par un mouvement massif de grèves et de manifestations contre la Loi El-Khomri, qui démantelait une partie importante du Code du travail. Le gouvernement a eu recours à la répression à une échelle plus grande que n’importe quel gouvernement de droite ou de gauche depuis des décennies, utilisant même l’état d’urgence en vigueur depuis les attentats de novembre 2015 pour assigner à résidence des militants parmi les plus actifs. Le mouvement dans la rue était accompagné de débats houleux à l’Assemblée, avec le spectacle inouï de députés socialistes déposant une motion de censure, dans une tentative, qui n’était pas loin de réussir, de bloquer l’utilisation de l’article 49,3 qui permettait au gouvernement de faire adopte la loi Khomri sans majorité parlementaire. Ce mouvement sans précédent sous un gouvernement de gauche et sa répression ont eu des répercussions politiques sans précédent. Au mois d’avril 2016, la cote de popularité de Hollande était de 14%; en novembre il dégringole jusqu’à 4%, du jamais vu. Le 1er décembre 2016, François Hollande est devenu le premier président de la Ve République à renoncer à se présenter pour un deuxième mandat.
Une «belle alliance populaire»…
Les primaires pour choisir un candidat socialiste pour l’élection présidentielle ont eu lieu en janvier 2017. Cinq jours après l’annonce de Hollande, Manuel Valls, Premier ministre depuis 2014, a démissionné et s’est porté candidat. Il était le préféré de Hollande et de l’appareil du PS et portait une grande responsabilité pour l’évolution néolibérale et répressive du gouvernement. Mais à l’image des primaires de droite qui venaient d’avoir lieu, celles de la gauche étaient ouvertes à tous ceux qui considéraient comme leurs les «valeurs de gauche». Ainsi y a-t-il eu 1,6 million de votants au premier tour des primaires (baptisées celles de la «belle alliance populaire») et 2 millions au second. Pour mettre ces chiffres en perspective, en 2014 le PS avait 60,000 adhérents (173,000 en 2012). Les trois principaux candidats étaient Valls, Benoît Hamon et Arnaud de Montebourg, deux anciens ministres devenus opposants à la politique du gouvernement. Au premier tour Hamon est arrivé en première place, au second tour il a battu Valls. Il critiquait la présidence de Hollande pour ne pas avoir tenu ses engagements. Son programme envisageait l’augmentation des dépenses publiques, notamment sur la santé et l’éducation, la réduction du temps de travail, la taxation du capital et des personnes aisées et la mesure phare, un revenu universel minimum de 750 euros par mois.
Hamon a été élu par une bonne partie de ce qu’on appelle en France le «peuple de gauche». Si le vote avait été limité aux membres du PS, il n’aurait certainement pas gagné. Mais une fois vainqueur il n’était pas le candidat d’une «belle alliance populaire» qui n’avait jamais été plus qu’un slogan: il était le candidat du Parti socialiste. Candidat minoritaire dans le parti, encore plus dans le groupe parlementaire et l’appareil. Fort de plus d’un million de voix au second tour, il aurait pu mener une campagne large, indépendante de l’appareil. Mais il a fait le choix d’être le candidat du PS stricto sensu, ce qui l’amenait à faire des compromis avec les élus et l’appareil. Il a fini par perdre sur les deux tableaux. Son message est devenu brouillé, laissant un grand espace à Jean-Luc Mélenchon, candidat de la gauche radicale, sans vraiment convaincre la droite de son parti, pour qui il serait toujours trop à gauche. Certains commençaient déjà à faire défection vers la candidature centriste d’Emmanuel Macron, ancien ministre de l’Économie de Hollande.
Ce n’est pas un hasard que dans les deux primaires c’étaient, contre toute attente, le candidat le plus à droite, Fillon, et le candidat le plus à gauche, Hamon qui ont gagné. C’était l’expression au sein des partis traditionnels d’une polarisation représentée de manière plus aiguë par Le Pen et Mélenchon. À droite, le noyau dur de l’électorat de LR a voulu que leur parti mène une vraie offensive contre le monde du travail. Fillon s’engageait à licencier 500,000 fonctionnaires, abroger la loi sur les 35 heures hebdomadaires, baisser les impôts sur les couches aisées et les entreprises. Il était largement soutenu par les milieux patronaux. À gauche Hamon a été élu par ceux qui voulaient une vraie rupture avec le quinquennat de Hollande et plus largement avec le social libéralisme du PS.
Signe de la profonde crise sociale en France, sur tous les côtés les gens cherchent une rupture, un renouveau. Chacun à sa manière les cinq candidats principaux veulent incarner cette rupture, être l’homme ou la femme du renouveau. Nous reviendrons sur Le Pen et sur Mélenchon. Regardons maintenant le dernier venu, qui peut même rafler la mise.
Suite du dossier:
Macron et le FN au coude à coude
Le candidat de la finance
Emmanuel Macron est le plus jeune des candidats et le moins expérimenté politiquement. Sorti en 2004 de l’ENA, le vivier des hauts fonctionnaires et de la plupart des dirigeants politiques français, il est nommé inspecteur des finances. En 2008 il devient banquier d’investissements à la Banque Rothschild, où il empoche la bagatelle de 2,9 millions d’euros, notamment pour avoir aidé Nestlé à faire une OPA. En 2010 il devient conseiller économique à François Hollande, en 2012 secrétaire général adjoint à l’Élysée, en 2014 ministre de l’Économie, où il introduit en 2015 la loi qui porte son nom et qui comporte de nombreux cadeaux aux milieux d’affaires. Face à la fronde d’une partie du groupe parlementaire socialiste, cette loi a dû être adoptée par le recours au 49.3.
Macron a démissionné du gouvernement en août 2016, peu après avoir fondé son propre mouvement, En Marche! Le 16 novembre, il annonce sa candidature à la présidence. Il faut un certain culot pour se présenter comme porteur du neuf quand on a été un des principaux architectes du quinquennat de Hollande et tout particulièrement de son évolution à droite. Mais c’est ainsi que Macron aborde la campagne. Son programme est parfaitement social libéral. Dans une conférence de presse le 1er mars il se défendait d’être le «candidat de l’oligarchie financière». Il a bien besoin de se défendre, sur ce terrain il est éminemment attaquable. La taxe européenne sur les transactions financières? – «ce n’est pas la priorité», dit-il. Il est pour assouplir les règles imposées aux banques et assureurs: il veut «réformer en profondeur» l’Impôt sur la fortune dans un sens favorable aux actionnaires; il propose de baisser le taux d’impôt sur les sociétés de 33,3% à 25% et supprimer la progressivité de l’impôt sur les revenus du capital. Côté social – n’oublions pas que dans «social-libéral» le substantif est libéral et l’adjectif social – il veut seulement couper les effectifs du secteur public de 50,000 salariés, réduire les dépenses publiques par 60 milliards, faire un paquet de relance économique de 50 milliards d’euros.
Dans une autre élection, Macron aurait pu espérer faire un bon score, peut-être en arrivant troisième comme le centriste François Bayrou en 2007, et hausser son profil politique. Mais cette élection est différente et certains facteurs le favorisent. D’abord il y a la volatilité généralisée, l’affaiblissement de loyautés envers les partis, la recherche du nouveau. Ensuite, la crise des deux grandes formations, exprimées par les candidatures de Fillon et de Hamon. On dit que cela aurait pu être différent si les candidats en face étaient Juppé et Valls. Sans doute, mais ce n’est pas un accident que ce sont Fillon et Hamon. Enfin, les déboires de Fillon ont ouvert un grand espace pour Macron. Il peut se présenter comme le meilleur bouclier contre Le Pen. Son programme convient aux milieux patronaux et aux banques, même si certains préfèrent Fillon et d’autres s’inquiètent de son manque d’expérience et la faiblesse de son mouvement. Il est largement soutenu par les médias en France et en Europe. Il a pourtant deux points faibles. D’abord, son programme taillé aux besoins de la finance et ses liens avec la Banque Rothschild l’exposent aux attaques, aussi bien de Le Pen que de Mélenchon. Ensuite tout neuf qu’il veut se présenter et n’ayant jamais été membre du PS, il est quand même fortement responsable pour la politique de Hollande. Il semble que Fillon se prépare à lancer une offensive sur ce thème-là.
Les ralliements en série de responsables socialiste à sa candidature sont une expression de la crise du PS. Mais pour Macron, cela représente une arme à double tranchant. D’un côté ils affaiblissent Hamon – mais ce n’est plus vraiment nécessaire. D’un autre, ils gênent la tentative de Hamon de s’émanciper du bilan du quinquennat et d’être, suivant une formule un peu fatiguée, «ni de droite ni de gauche». Ainsi à l’annonce de Manuel Valls qu’il allait voter pour Macron, ce dernier était visiblement soulagé quand l’ancien premier ministre a ajouté qu’il ne voulait pas rejoindre sa campagne et n’avait rien à lui demander.
La candidate à abattre
Pour les autres prétendants à l’Élysée, Le Pen reste la candidate à abattre. Sa base reste solide, le pourcentage des sondés qui indiquent qu’ils sont certains de voter pour elle dépassant celui de tous les autres candidats. Mais elle ne progresse pas vraiment; au dernier sondage elle était à 25% contre Macron à 26%. Le tout est de savoir jusqu’où elle peut élargir son électorat. Depuis qu’elle a pris la direction du FN en 2011, elle a fait un véritable «tournant social». Elle propose de garder la semaine des 35 heures, baisser l’âge de la retraite, réduire les impôts sur les ménages et augmenter les allocations sociales. Sur le plan économique, elle est protectionniste. Mais ce protectionnisme social est pour les Français. Le Pen maintient la politique traditionnelle de son parti sur l’immigration, qu’elle veut réduire à 10,000 par an. Et si elle veut quitter l’OTAN, elle veut aussi augmenter les dépenses militaires à 3% du GDP.
Cette évolution sociale inquiète l’aile la plus traditionnelle des partisans du FN, représentée notamment par sa nièce, Marion Maréchal-Le Pen, qui est plus libérale sur l’économie, plus conservatrice que sa tante sur l’avortement, par exemple, catholique pratiquante. On peut y voir un conflit potentiel. On peut aussi voir une complémentarité: Marine Le Pen et son équipe peuvent s’adresser aux électeurs de gauche, sa nièce peut plus facilement trouver une audience chez ceux de Fillon, dont 38% se disent prêts à voter Le Pen.
On peut être sûr qu’une fois au pouvoir le discours social céderait la place aux exigences patronales. Au-delà, une victoire de Le Pen renforcerait qualitativement et systématiserait toutes les tendances à la militarisation de la police, la répression systématique, les attaques contre les droits de salariés et les droits démocratiques, le racisme et la xénophobie qui sont déjà présents en France.
Mélenchon : le diable insoumis est sorti de sa boite
La candidature qui progresse le plus en ce moment est celle de Jean-Luc Mélenchon, qui conteste de manière conséquente l’ordre néolibéral aussi bien que l’extrême droite. Mélenchon avait mené une bonne campagne en 2012 comme candidat du Front de gauche. Son score de plus de 11% représentait un succès dans un contexte où il y avait une forte pression pour un vote utile pour François Hollande, y compris pour être sûr que Marine Le Pen ne répète pas l’exploit de son père en 2002. Le Front de gauche n’existe plus comme force nationale, bien qu’il subsiste dans certaines régions. Il faudrait bien analyser un jour ses forces et ses faiblesses et les causes de son éclatement. C’est une question qui ne concerne pas que la France. Mélenchon aurait pu se replier sur le Parti de gauche, dont il était le principal dirigeant. Ce n’est pas ce qu’il a fait. Il a lancé un mouvement qui s’appelle la France insoumise, dans lequel il y a des militants encartés, au Parti de gauche, mais aussi ailleurs, et beaucoup d’autres qui ne le sont pas. Le Parti communiste a décidé à l’automne dernier, après des débats difficiles, de soutenir la candidature de Mélenchon. Mais beaucoup de militants et responsables de ce parti, et notamment l’ancienne secrétaire nationale Marie-George Buffet, s’étaient déjà engagés avec lui bien avant. Sa campagne avait été lancée en février 2016. Son programme, l’Avenir en commun, a été publié en décembre. Il faut le lire. Bien sûr, il prône la rupture avec l’austérité et les recettes néolibérales, la reconstruction et extension de l’État social. Il y a une forte dimension écologique, tout à fait centrale au projet. Aussi central, la proposition d’une Assemblée constituante, d’une VIe République, avec des droits démocratiques et d’intervention populaire étendus, avec notamment l’abolition de la monarchie élective que représente la Présidence de la République.
Sur l’Europe, ou plutôt l’Union européenne, Mélenchon a une position radicale. Le Parti de gauche participe activement aux initiatives européennes du «Plan B», dont le point de départ est le constat qu’il ne sert à rien d’avoir un programme de transformation sociale, économique et politique, un Plan A, donc, si on n’a pas un Plan B pour faire face à l’opposition prévisible de l’Union européenne. Le programme propose une refondation démocratique, sociale et écologique de l’UE, ce qui nécessiterait de sortir des traités actuels, avec en cas d’échec, des propositions pour se défendre contre l’Europe de la finance, avec la transformation de l’euro en monnaie commune et plus unique, n’excluant pas une sortie de l’UE.
Les autres candidats ont aussi évidemment des positions sur l’Europe. Le Pen propose, dans une optique purement nationaliste, de sortir de l’euro et de tenir un referendum sur l’appartenance à l’UE. Les autres candidats ne contestent pas l’UE actuelle, prônant chacun plus d’intégration, sur des bases intergouvernementales pour Fillon, avec la création ou renforcement des institutions européennes pour Macron et Hamon.
Le meilleur ou le pire
Il serait plus que hasardeux, à trois semaines du premier tour, de prédire le résultat. Essayons simplement de résumer la situation actuelle. Le Pen reste dans une position de force et semble sûr d’être au second tour. Son élection est improbable, mais malheureusement pas impossible. Cela dépend de facteurs comme le report de voix des autres candidats, le niveau d’abstention, le fait que plus de 40% des électeurs restent indécis et même de choses imprévisibles qui peuvent intervenir d’ici le 23 avril. Macron reste en tête des autres candidats, mais son soutien semble relativement poreux et il est vulnérable aux attaques. Il est difficile d’imaginer que Fillon remonte, bien qu’il ait, à la différence de Macron, une machine de parti derrière lui.
Jean-Luc Mélenchon a souffert, dans un premier temps, de l’arrivée de Hamon, dont les positions sur certaines questions ne sont pas trop éloignées des siennes, avec l’exception importante de l’Europe, ce qui implique aussi une divergence sur l’OTAN, que Mélenchon propose de quitter. Pourtant les diverses tentatives d’aboutir à une campagne commune, soutenues notamment par le Parti communiste, ont toujours été problématiques. Cela aurait peut-être été possible si Hamon s’était émancipé de l’appareil socialiste. Mélenchon a commencé à remonter à partir du grand débat télévisé du 20 mars et à creuser un écart avec Hamon. Un sondage publié le 31 mars par Le Point donnait Mélenchon à 16% et Hamon à 8%. On commence à entendre des appels à Hamon à se retirer. Dans un autre sondage publié par le Journal du dimanche 2 avril, 44% des sondés pensent que Mélenchon incarne le mieux «les idées et les valeurs de la gauche», contre 31% pour Hamon et 21% pour Macron. Fillon est actuellement à 17%. S’il n’arrive pas à remonter et si Mélenchon maintient sa progression, le candidat de la France insoumise pourrait se trouver en troisième position. À partir de là, tout devient possible.
Pour la gauche française dans son ensemble, tout est déjà possible, le meilleur comme le pire. Le pire serait que la déroute prévisible du PS aux législatives et sa probable fragmentation entraînent toute la gauche dans sa chute. Le meilleur serait qu’il émerge du naufrage une force de gauche radicale conséquente. Il n’est pas exagéré de dire que l’avenir d’une telle force dépend pour beaucoup du succès ou de l’échec de la campagne de Jean-Luc Mélenchon.
Suite du dossier:
Février 1917 : spontanéité et organisation
Il ne fait aucun doute que la révolution de février était le produit d’une irruption spontanée. Aucun parti, aucun dirigeant n’a planifié les évènements. Personne n’a compris que les grèves et manifestations qui ont commencé le 23 février allaient aboutir au bout de quelques jours à la chute de l’autocratie.
Trotsky, qui allait jouer un rôle de premier plan dans la révolution mais qui se trouvait à New York quand elle a éclaté, affirmera plus tard : « personne, absolument personne – on peut l’affirmer catégoriquement d’après tous les documents – ne pensait encore que la journée du 23 février marquerait le début d’une offensive décisive contre l’absolutisme ».
Lénine, qui deviendra le principal dirigeant de la révolution, déclara dans un discours devant les jeunesses socialistes suisses, le 9 janvier 1917 à Zurich: «le silence de mort qui règne actuellement en Europe ne doit pas nous faire illusion. L’Europe est grosse d’une révolution », en analysant ensuite la guerre et ses conséquences. Mais il a été si loin d’imaginer que cette révolution était sur le point de commencer en Russie qu’il a conclu son discours en disant : « nous les vieux, nous ne verrons peut-être pas les luttes décisives de la révolution imminente ».
Soukhanov, un menchevik de gauche, qui à la différence de Lénine et Trotsky était présent à Petrograd et nous a laissé un témoignage passionnant des journées de février, affirme : « pas un seul parti se préparait au grand bouleversement. »
Pour sa part, le bolchevik Kaiurov, qui joua un rôle actif dans l’insurrection, affirmera plus tard que le 23 février, « personne ne pensait à une telle possibilité imminente de révolution ».
Spontanéité, mais…
Il est clair donc que la révolution était le fruit d’une explosion spontanée de femmes et d’hommes, d’ouvrières et d’ouvriers, qui en avaient eu assez des pénuries alimentaires. Révolution spontanée donc : personne ne l’a prévue, personne ne l’a appelée. Pourtant, il faudrait compléter et nuancer cette appréciation.
Il ne faut pas imaginer qu’avant la révolution la population russe et la classe ouvrière en particulier n’était qu’une masse amorphe. D’abord, la révolution de 1905 était tout récente. Des centaines de milliers d’ouvriers qui y avaient participé étaient encore en activité. Et une forte minorité était directement influencée par les différents courants du Parti ouvrier social-démocrate (1). Parmi eux le courant bolchevik était de loin le plus actif.
Sur un arrière-fond de combativité ouvrière renouvelée, les bolcheviks profitaient des quelques acquis de la révolution de 1905. En décembre 1910 ils ont lancé un hebdomadaire légal, Zvezda, qui en l’espace de quelques mois est passé de paraître une fois par semaine à deux et puis trois fois. En avril 1912 ils ont lancé le quotidien Pravda qui a rapidement atteint une circulation d’entre 40,000 et 60, 000 exemplaires, chiffre énorme pour la Russie de l’époque, autour duquel étaient organisé des groupes de lecteurs. L’autre grand axe du travail légal est représenté par la fraction parlementaire bolchevique. Aux élections pour la quatrième Douma (parlement) en 1912, les bolcheviks ont fait élire six députés contre sept pour les mencheviks. Mais les collèges électoraux où furent élus les députés bolcheviks regroupaient 1.144,000 ouvriers d’industrie contre 136,000 pour les mencheviks. La Douma n’avait que peu de pouvoirs, mais les députés avaient un statut protégé, au moins jusqu’à l’éclatement de la guerre, quand ils ont été arrêtés. Ils ont non seulement pu faire des discours au Parlement qui était ensuite imprimés et diffusés : ils avaient aussi la possibilité de se déplacer dans les quartiers populaires et assurer les liens avec les structures clandestines du parti.
Le parti clandestin
En 1913, le directeur du département de police tsariste écrivait : « il y a maintenant des cercles, cellules et organisations bolchevistes dans toutes les villes. Une correspondance et des contacts permanents ont été établis avec presque tous les centres industriels ».En juin 1916 un rapport de la police estimait qu’il y avait 2,000 bolcheviks à Petrograd. A la fin de cette année, Chlyapnikov, représentant du comité central à Petrograd, donnait une estimation de 3,000. A titre de comparaison, en février 1917 à Petrograd il y avait quelques centaines de mencheviks et 150 militants du courant de Trotsky. Un recensement rétrospectif de 1922 arrive à un chiffre de 23,000 bolcheviks dans tout l’empire russe. Dans des conditions de clandestinité et de répression, c’était considérable. Si ce n’était pas encore un parti de masse, c’était un socle solide pour l’émergence d’un tel parti une fois l’autocratie renversée.
Trois mille bolcheviks à Petrograd, cela voulait dire des groupes dans toutes les usines et dans les quartiers populaires. Un travail était aussi entretenu en direction des soldats stationnés à Petrograd. Quant aux marins de la Flotte de la Baltique, stationnés surtout à Kronstadt, et qui joueront un grand rôle dans la révolution, le travail clandestin parmi eux n’avait jamais complètement cessé depuis 1905 et se poursuivait pendant la guerre, malgré la répression et les arrestations.
Dire que la révolution de février fut spontanée au sens d’avoir démarré des usines sans appel d’un parti quelconque ne signifiait pas qu’il n’y avait pas d’organisation ni de direction pendant la semaine du 23 au 27. Ce sont les militants dans les usines et les quartiers qui dirigeaient le mouvement, qui organisaient les grèves et les manifestations. Et pas le moins important, qui allaient à l’encontre des soldats et nouaient le dialogue avec eux. Dans moins d’une semaine le mouvement est passé de grèves et manifestations contre la pénurie alimentaire aux revendications politiques qui culminaient dans celle du renversement de l’autocratie et d’une république démocratique. Cette évolution n’est pas tombée du ciel. Elle était le fruit de l’expérience de 1905, de la propagande social-démocrate systématique, mais aussi du travail de ses militants au jour le jour.
Le 25 février, le rapport de la police secrète tsariste prônait la fermeté contre les manifestations, notant les débuts de fraternisation entre les soldats et les manifestants. Le rapport se concluait : « Si le moment devait être perdu et la direction prise par la couche supérieure du mouvement clandestin révolutionnaire, les événements assumeraient des proportions très larges ». C’est exactement ce qui s’est passé.
Quant à l’identité de cette « couche supérieure du mouvement clandestin », il n’y a pas de mystère. Dans son « Histoire » de la révolution Trotsky pose la question, « qui dirigeait la révolution de février ? » et arrive à la conclusion : « des ouvriers conscients et bien trempés qui surtout, avaient été formés à l’école du parti de Lénine ». Au cours de l’année 1917, ce parti gagnera, par un travail politique patient, l’adhésion de la majorité des ouvriers et des soldats, au cours d’une série d’épreuves où les contradictions et les débats du processus révolutionnaire s’exprimaient aussi dans ses propres rangs.
_____________________________________________________________________
Note 1. Comme la plupart des autres partis de gauche, membres de la Deuxième internationale, le parti russe s’appelait « social-démocrate ». Ce n’est qu’après le schisme du mouvement socialiste international autour de la guerre en 1914 et la Révolution russe que le courant révolutionnaire adoptera l’appellation « communiste ». Les principaux courants du parti social-démocrate à Petrograd étaient les bolcheviks, les mencheviks et les mezhrayontsi, le courant de Trotsky.
Le congrès du PGE et les défis de 2017
Le Parti de la gauche européenne (PGE) a tenu son 5ème congrès à Berlin en décembre 2016. Le PGE rassemble des partis de la gauche radicale dans presque tous les pays membres de l’Union européenne (dont déi Lénk au Luxembourg) et dans plusieurs pays qui n’en font pas partie, notamment la Biélorussie, la Moldavie et la Suisse. Tout en respectant l’indépendance des partis membres, qui prennent leurs propres décisions politiques, le PGE s’efforce d’agir sur la scène européenne comme un vrai parti et de prendre des initiatives.
Les congrès du PGE se suivent et ne se ressemblent pas entièrement. Le 3e congrès en 2010 a dû tirer des leçons de la crise de 2008-09. Le 4e en 2013 avait déjà vu la crise de la zone euro, les crises de la dette souveraine et les «plans de sauvetage» (Grèce, Portugal, Irlande, Chypre). Et même si les trois derniers sont sortis des dits plans, il faut savoir que le Portugal, par exemple, verse chaque année 8 milliards d’euros en intérêts sur sa dette – environ 4% de son PIB.
Beaucoup d’événements se sont passés depuis le congrès précédent en 2013, mais ce qui a sans doute le plus marqué les esprits, c’est la Grèce. Les événements de 2015 ont jeté une lumière crue sur l’écart entre les «valeurs qui prétendaient fonder l’Union européenne», pour reprendre les termes du document politique adopté par le congrès, et la réalité. La façon, dont les institutions européennes ont imposé brutalement une politique d’austérité et des réformes néolibérales sur le gouvernement élu par le peuple grec, a posé pour beaucoup la question de comment agir pour que de telles choses ne se répètent pas ailleurs.
Le document politique adopté après des mois de discussion, et de nombreux amendements, représente un progrès. La première partie contient une analyse approfondie de la crise de l’Union européenne sur les plans économique et politique. Le document souligne la gravité d’un phénomène qui n’est pas totalement nouveau, mais qui est devenu plus grave ces dernières années, à savoir la montée dans une série de pays de forces de droite et d’extrême droite nationalistes, dont de véritables mouvements fascistes. Il traite aussi de la question des migrants et du «mélange d’impuissance et d’abjection» qui a caractérisé l’UE et la plupart des gouvernements face à cette crise.
Il est à signaler aussi que le document se prononce très clairement pour rejeter le capitalisme et affirmer la nécessité d’un socialisme démocratique et écologique. Cela peut sembler un peu abstrait: nous ne sommes guère à la veille de transformations socialistes. C’est pourtant important d’affirmer que l’Europe que nous voulons, sur les plans économique, démocratique, écologique, n’est pas compatible avec le capitalisme.
Le thème du congrès était «construire des alliances» et le document affirme le besoin de faire cela de la manière la plus large possible, ce qui correspond, par ailleurs à la pratique quotidienne des partis dans leurs différentes campagnes.
Le PGE cherche à prendre des positions de manière consensuelle. En ce qui concerne les différentes facettes de la crise européenne et la critique des institutions européennes, cela ne pose pas trop de problèmes. Quand il s’agit de définir nos perspectives d’action, c’est plus compliqué. Bien sûr, il y a une très large plage d’accord sur une série de questions qui concrétisent notre opposition à l’Europe néolibérale: opposition aux accords dits de «libre échange» comme le TTIP et le CETA, défense des droits des migrants, contre le dumping social et fiscal, contre la militarisation rampante, que ce soit sous l’égide de l’OTAN ou la perspective pas encore concrétisée d’une armée de l’Union européenne. Mais quand on arrive à définir comment combattre l’UE néolibérale et par quoi la remplacer, il existe des divergences.
Il est déjà loin le temps, il y a une dizaine d’années, où on pouvait se satisfaire de déclarations du genre «une autre Europe est possible», «il faut une Europe sociale», etc. Même l’affirmation du PGE qu’il ne s’agit pas de réformer l’Union européenne, mais de refonder l’Europe demande à être précisée. Le débat sur ces questions a eu lieu pendant les mois de préparation et dans le congrès lui-même. Certains partis affirment la nécessité d’arriver au pouvoir dans les Etats nationaux et à partir de là de contester l’UE néolibérale, les traités, la dette. D’autres cherchent plutôt à trouver des moyens d’agir au niveau européen. Les deux voies ne sont peut-être pas complètement contradictoires, mais elles sont bien différentes.
Le document politique a été adopté par plus de 80% des délégués au congrès. Ensuite, Gregor Gysi, dirigeant très connu de Die Linke en Allemagne, a été élu président du PGE. Pierre Laurent, dirigeant du Parti communiste français, qui avait été président pendant six ans, continuera son engagement en tant qu’un des quatre vice-présidents.
Le congrès terminé, le PGE et les partis nationaux sont confrontés aux défis de 2017. Certains événements en 2016 sont arrivés trop tard pour être bien analysés. C’est surtout le cas de l’élection de Donald Trump. Quant au Brexit, c’est une histoire qui ne fait que commencer et qui sera un facteur de crise, non seulement au Royaume-Uni, mais pour toute l’Union européenne.
Les deux pays les plus importants de l’Union verront en 2017 des élections qui sont tout sauf banales, et où la gauche radicale est confrontée non seulement aux forces de «l’extrême centre», celles qui portent les politiques d’austérité, mais à des forces d’extrême droite, le Front national en France et l’AfD en Allemagne. Dans les deux cas il s’agirait de combattre ces forces tout en se démarquant des partis néolibéraux qui ont nourri leur ascension. En Allemagne, Die Linke sera confrontée à trois élections régionales et aux législatives. En France les trois partis du PGE – le PCF, le Parti de gauche et Ensemble – sont engagés dans la campagne présidentielle de Jean-Luc Mélenchon. Ce qui peut se passer dans d’autres pays, notamment l’Italie, est moins prévisible, mais les élections françaises et allemandes modifieront, d’une manière ou d’une autre, les rapports de forces en Europe.
Italie: Le maillon faible commence à se tendre
Dans une année qui a été largement marquée par des bouleversements et des coups d’éclat en Europe, le résultat du référendum du 4 décembre en Italie est loin d’en être le moins significatif.
Ce référendum était appelé à approuver ou rejeter une réforme constitutionnelle proposée par Matteo Renzi, premier ministre depuis 2014 et dirigeant du Parti démocratique (PD) qui fait office de force social-démocrate en Italie. Le but était de redistribuer les pouvoirs: réduire ceux du Sénat et des régions et renforcer ceux de l’État central.
Cette poussée vers un État plus centralisé fait partie du programme de transformation néolibérale des États européens, surtout ceux de la «périphérie» du Sud.
Dans le cas de l’Italie la victoire des propositions de Renzi aurait représenté la plus grande attaque contre la constitution de 1948, issue de la Résistance, et dont l’un des objectifs était d’éviter trop de concentration des pouvoirs. Par ailleurs, cette constitution définissait l’Italie comme «une république démocratique fondée sur le travail».
Une étude commandée par la banque J.P. Morgan en 2013 résume bien le problème du point de vue du capital financier. «Les constitutions [des États du Sud] ont tendance à montrer une forte influence socialiste, reflétant la force politique gagnée par des partis de gauche, après la défaite du fascisme». Ces États seraient caractérisés par «des pouvoirs exécutifs faibles; des États centraux faibles vis-à-vis des régions; une protection constitutionnelle des droits du travailleurs; (…) et le droit de protester si des changements mal venus sont faits au statu quo politique».
On voit que Renzi voulait bien éliminer ces «faiblesses». Pas pour la forme, mais pour avoir un meilleur instrument pour mener les attaques contre l’état social et les droits des travailleurs.
Il était tellement sûr de gagner le référendum qu’il a promis de démissionner si ses propositions n’étaient pas approuvées. Et au début de la campagne, les sondages lui étaient très favorables.
Pourtant, à l’arrivée il a perdu son pari. Avec 59% de «Non» contre 41% de oui, le résultat était sans appel: alors que les derniers sondages avaient prédit une défaite probable, aucun n’en avait prévu l’ampleur. C’était une lame de fond.
Une opposition large et diversifiée
Une des explications réside dans l’éventail des forces rangées contre Renzi. Il y avait la droite avec le parti Forza Italia de Silvio Berlusconi, la Ligue du Nord qui dérive de plus ne plus vers l’extrême droite et d’autres petites forces de droite. Il y avait aussi le Mouvement des Cinq Étoiles, pour lequel le mot imprécis de «populiste» convient pour une fois, reflétant précisément tout le flou et l’ambiguïté de ce mouvement sui generis. Ces forces étaient motivées par la volonté de faire chuter Renzi, de provoquer des élections anticipées et, dans le cas de la Ligue du Nord et du Mouvement des Cinq Étoiles, de mener campagne pour la sortie de l’euro.
Mais la campagne pour le Non ne se limitait pas à ces forces-là. De manière tout à fait significative, des forces de gauche ont fait campagne. D’abord, il y avait toutes les forces de la gauche radicale: Rifondazione comunista, Altra Europa, Sinistra Italiana. Ensuite, la principale confédération syndicale, la CGIL, bien que tardivement et faisant peu de campagne. Et last but not least, une frange importante de militants du PD, dont des figures marquantes comme l’ancien premier ministre Massimo d’Aléma et l’ancien secrétaire du parti Pier Luigi Bersani. Vers la fin de la campagne, on a vu apparaître des comités locaux rassemblant des militants de gauche.
Quant aux motivations des électeurs qui se sont mobilisés assez massivement (plus de 67% des inscrits), elles ont été multiples. L’une d’elles était la réforme elle-même: il y avait de solides raisons démocratiques pour voter contre. Mais plus fondamental sans doute était tout ce qui était derrière. Le vote était une expression de révolte contre l’austérité et le chômage, contre la misère qui frappe des secteurs importants de la population. A regarder le détail du vote par région, on voit que le Sud appauvri a voté massivement pour le Non, comme l’ont fait 80% des 18-34 ans. Un taux de chômage de 40% chez les jeunes, et 80% des jeunes, contre Renzi: l’arithmétique politique n’est vraiment pas compliquée.
C’était aussi et même surtout un vote contre Renzi et sa politique. Devenu premier ministre en 2014 sans avoir gagné une élection, il a été dans une certaine mesure adoubé par sa victoire dans les élections européennes de 2014 tout de suite après, faisant le plein de promesses de sortir le pays de sa stagnation économique. Des promesses pas tenues. Sa mesure-phare, celle qui lui valait les louanges des élites européennes, était son «Jobs Act» de 2014. Il a réussi là où d’autres avaient échoué en supprimant l’article 18 du code du travail, qui donnait une protection à l’emploi. Et ces élites l’ont soutenu dans le référendum. D’ailleurs, il faut supposer qu’un jour quelqu’un à Bruxelles ou ailleurs va finir par comprendre que le soutien de la Commission et de Merkel, Hollande et autres n’est vraiment pas une aide pour gagner une élection ou un référendum en Europe aujourd’hui. C’est même plutôt le contraire. Et ce vote était aussi contre l’Europe, contre une certaine Europe, celle de l’Union européenne. Car dans un pays qui était historiquement «europhile», de plus en plus d’Italiens sentent de manière plus ou moins claire, et à juste titre, que cette Europe est pour beaucoup dans les malheurs qui frappent leur pays.
Montée du “populisme”?
Du côté des média et du monde politique en Europe, beaucoup se sont précipités pour classer le vote italien sous la rubrique «montée des populismes». A tort. Le vote du 4 décembre était fondamentalement une victoire pour la démocratie et les droits sociaux. Et il aura des conséquences, pas seulement en Italie. Ce pays est certainement, parmi les grands pays, le maillon faible de l’Union européenne. Son économie est dans un état de stagnation, voire de recul, depuis son adhésion à l’euro. Son système bancaire est le plus fragile d’Europe, ce qui est exemplifié par la situation de la troisième banque du pays, Monti dei Paschi di Siena, qui a un besoin urgent de sauvetage, privé ou public. L’instabilité politique qui va découler du référendum et de la démission de Renzi va certainement aiguiser tous les facteurs de crise.
Le commentateur du Financial Times, Gideon Rachman, constatait deux jours après le vote que «le projet européen est soumis à une tension sans précédent. La décision de la Grande-Bretagne de le quitter en est l’évidence la plus frappante. Mais à long terme, la crise qui se déroule en Italie pourrait devenir une menace plus sévère à la survie de l’UE». Il est rejoint par un financier qui estime que si le danger immédiat est minime, on pourrait bien assister «au premier pas de l’Italie vers la porte de sortie de la zone euro».
La gauche radicale, tout en ayant remonté un peu la pente, ne s’est jamais vraiment remise du désastre de sa participation au gouvernement Prodi et de son élimination du Parlement il y a dix ans. Dans la foulée de la victoire du 4 décembre, espérons qu’elle puisse renouer avec les meilleures traditions du mouvement ouvrier italien et être capable de défendre une alternative claire contre le néolibéralisme aussi bien que contre la droite et l’extrême droite nationalistes.
Une conférence marquante
Pendant le weekend des 19-20 novembre une conférence importante à eu lieu à Copenhague, intitulée « Pour un Plan B en Europe ». Co-organisée par l’Alliance rouge et verte du Danemark et le Parti de gauche de Suède, elle a rassemblé plus de 250 participants, venus de tous les pays d’Europe occidentale et méridionale, ainsi que de Pologne et de Slovénie.
C’était la suite de deux conférences organisées dans les premiers mois de cette année à Paris et Madrid. L’initiative est venue de Jean-Luc Mélenchon du Parti de gauche en France, avec le soutien notamment de Zoé Konstantinopolou, ancienne présidente du Parlement grec et d’Oskar Lafontaine. Les deux premiers ont pris la parole à Copenhague.
La référence au Plan B découle de l’expérience grecque en 2015. Celle-ci a montré d’abord la brutalité à laquelle les créanciers de la Grèce – les institutions européennes et le FMI – étaient prêts à recourir pour obtenir la soumission du gouvernement d’Alexis Tsipras. Il faut signaler tout particulièrement le rôle de la Banque centrale européenne qui a commencé a fermer le robinet monétaire dix jours après la victoire électorale de Syriza. Ensuite il s’est révélé que le gouvernement grec n’avait pas préparé les moyens de riposter à cette offensive, donc pas de « Plan B ». Cette expérience a fait réfléchir beaucoup de partis et militants de gauche en Europe. En Grèce, bien sûr, les militants qui ont quitté Syriza en 2015, mais aussi ceux qui sont restés dans ce parti. Mais aussi partout en Europe, où des partis de gauche cherchent à voir comment éviter que de futures expériences de gouvernement de gauche ne se terminent de la même façon.
Pourtant, pour les participants à la conférence il était clair qu’il faut commencer non pas par un Plan B, mais par un Plan A, c’est-à-dire un plan qui part de la résistance contre les attaques aux droits de travail et aux droits sociaux qui conduisent à la remise en cause de l’Etat social, contre les privatisations et la marchandisation de la société. Un plan qui part des besoins des couches populaires, des salariés, des pensionnés, des jeunes et qui traite de l’emploi, des salaires, des allocations sociales, du logement, des services publics, de la fiscalité, du contrôle public de la finance et des secteurs clés de l’économie. Et par le combat pour un gouvernement qui appliquera ce programme.
Il est clair que tout programme, comme le programme dit de Thessalonique en Grèce, rencontrerait la résistance farouche des défenseurs du néolibéralisme aux niveaux national et européen. Mais il y a une dimension spécifiquement européenne. C’est particulièrement le cas en ce qui concerne la zone euro. Il n’y a aucune raison de penser que n’importe quel gouvernement de gauche ne serait pas confronté aux mêmes méthodes que celles utilisées en Grèce. Et on ne voit pas comment un gouvernement de gauche qui ne contrôle pas sa monnaie puisse mener une politique indépendante. D’autant plus que la monnaie des pays de la zone euro est sous le contrôle d’une Banque centrale européenne qui est indépendante de tout contrôle démocratique – mais pas des marchés financiers.
C’est pourquoi une partie importante de la conférence était consacrée à la question monétaire. Il y a eu des débats d’un très haut niveau, avec la participation entre autres de Costas Lapavitsas, professeur d’économie et ancien député de Syriza, Fabio de Masi, député européen pour Die Linke et Catarina Martins, coordinatrice du Bloc de gauche portugaise. Tous les intervenants – et sans doute la grande majorité de participants – étaient d’accord qu’il fallait dans ces conditions sortir de la zone euro et restaurer une monnaie nationale. Pas comme un but en soi, mais pour pouvoir mener une politique de gauche. Pourtant la réflexion ne s’est pas arrêtée là, il y a eu des débats pour savoir par quoi on pourrait remplacer l’euro, entre autres l’idée d’une monnaie commune (mais pas unique), articulée avec des monnaies nationales.
Si la sortie de la zone euro fait largement consensus, celle de l’Union européenne prête à plus de discussions. Il faut dire par ailleurs que deux des pays dont les forces de gauche ont participé à la conférence ne sont pas membres de l’Union européenne : il s’agit de la Norvège et de l’Islande (où la délégation du Mouvement rouge-vert, qui avait aidé à mettre la conférence sur pied, a été retenue à Reykjavik à cause de la situation politique en Islande). Mais la plupart des partis venaient des pays membres de l’UE. A part les parts danois et suédois, il y avait notamment le Parti de gauche et le mouvement Ensemble de France, le Bloc de Gauche portugais, Podemos d’Espagne, Sinistra Italiana, l’Alliance de gauche de Finlande.
La question de l’Union européenne ne se pose pas d’exactement de la même façon que celle de la zone euro. On peut penser que l’Union européenne actuelle n’est pas réformable, ou pour le moins que sa réforme équivaudrait à sa transformation totale. Un gouvernement de gauche rentrerait certainement en conflit avec la Commission et sans doute la Cour européenne de justice. Mais il s’agirait d’un conflit politique, sans que les institutions européennes aient les moyens de chantage que l’euro donne à la BCE. On pourrait donc pour une période plus au moins longue mener le combat, dont l’issue dépendrait du nombre de pays qui contesteraient les règles de l’UE et de l’ampleur de la solidarité internationale. On ne peut pas avoir une garantie de ne pas être exclu de l’UE. Mais on peut par exemple commencer, comme le propose Jean-Luc Mélenchon dans la campagne présidentielle en France, par contester les traités européens et exiger leur renégociation radicale.
Ce qui a commencé comme une simple conférence il y a moins d’un an commence à avoir une certaine structure et une certaine dynamique. La conférence de Copenhague a été très bien organisée, aussi bien dans son contenu politique que dans son fonctionnement. La déclaration finale a été signée par des représentants de partis danois, suédois, français, espagnols, italiens, portugais et par Fabio de Masi.
La prochaine conférence aura lieu à Rome en mars 2017, donc 60 ans après la signature du Traité signé dans cette ville. Elle peut très bien s’élargir par rapport à celle de Copenhague. Un vent parmi d’autres, mais qui peut souffler fort.
Brexit – où en sommes-nous ?
Plus de quatre mois après le référendum du 23 juin, le chemin pour quitter l’Union européenne reste long, compliqué et semé d’embuches: plein de questions restent ouvertes.
Que veut vraiment la nouvelle première ministre, Theresa May, d’un côté et ses (futurs anciens) partenaires européens de l’autre ?
Theresa May ne cesse de répéter « Brexit, ça veut dire Brexit », ce qui sonne fort sans apporter beaucoup d’éclaircissements. C’est d’ailleurs son but. Elle veut réaffirmer qu’elle respecte le vote du 23 juin (bien qu’elle ait – mollement – fait campagne pour rester dans l’UE). Et elle refuse de dévoiler, y compris devant le Parlement britannique, sur quelles bases et avec quels objectifs elle veut négocier avec les dirigeants européens. Ce qui permet à ses critiques, dans l’opposition et dans son propre parti, de dire qu’elle n’a pas de plan et que le gouvernement est divisé. C’est vrai que les tensions au sein du gouvernement restent vives. Mais il semble que May a quand même quelques idées en tête. Cela peut changer, mais pour l’instant il semble qu’elle veut sortir du marché unique, non seulement pour reprendre le contrôle de l’immigration, mais aussi et probablement plus important pour elle, pour ne plus être soumis aux jugements de la Cour de justice européenne et pour restaurer la primauté des lois britanniques. Il est moins clair, mais probable, qu’elle envisage la sortie de l’union douanière pour pouvoir négocier les accords commerciaux avec des pays tiers. Ce qu’elle cherche, c’est un accord bespoke – un terme utilisé par les tailleurs et qui signifie « fait sur mesure », donc ni la Norvège ni la Suisse. Elle veut un accord qui permettra au Royaume uni de faire des affaires en termes d’exportation de biens et des services, surtout financiers. Un accord réciproque, évidemment.
Du côté de ses partenaires européens on répète le mantra de « pas de négociations avant l’activation du fameux Article 50, qui notifiera formelle les autres pays de l’Union de la décision du Royaume-Uni de la quitter. Il semble pourtant improbable qu’il n’y ait aucune forme de contact avec au moins certains pays. Les pays de l’UE répètent aussi que les quatre libertés de circulation (de capitaux, biens, services et personnes) sont indissociables pour avoir accès au marché unique. Soit. Mais est-ce que cela va aussi pour un pays qui ne veut pas faire partie du marché unique en tant que tel ?
En fait, derrière la question des négociations et l’accent mis sur la liberté de circulation, il y a autre chose, des considérations politiques. Il s’agit de faire comprendre au Royaume-Uni qu’il n’y aura pas de cadeaux, que les négociations vont être dures, pour la punir d’avoir pris la décision de sortir et pour décourager d’autres pays de suivre son exemple. Soit dit en passant, ce n’est pas vraiment au crédit de L’Union européenne que ses dirigeants le considèrent nécessaire de garder des pays dans l’Union sous la menace des conséquences d’une sortie. Il y a pourtant d’autres considérations, économiques, que ces dirigeants devront prendre en compte. On y revendra, mais d’abord regardons le paysage politique et économique britannique.
Parlement contre gouvernement
Le vote du 23 juin allait à encontre des intérêts du grand capital au Royaume uni dans sa grande majorité. Banquiers et industriels n’avaient pas voulu de référendum, ils ont fait campagne pour rester dans l’UE et ils ont très mal digéré le résultat. Ceci est aussi le cas du monde politique. Une majorité des députés conservateurs, une grande majorité des députés travaillistes et la totalité des groupes libéral-démocrate et SNP (nationalistes écossais) ont fait campagne pour rester dans l’UE. C’est quelque chose qu’il faut garder en tête en les entendant exiger que le gouvernement détaille ses plans.
En principe presque tous les députés disent aujourd’hui qu’il faut respecter la décision du référendum. D’autant plus que 61% d’entre eux représentent des circonscriptions qui ont voté pour sortir. Mais certains d’entre eux sauteraient sur la première possibilité d’annuler le résultat s’ils pensent qu’ils pourraient le faire sans déclencher une tempête dans le pays. Et beaucoup plus veulent négocier un Brexit aussi doux que possible, en restant dans le marché unique, l’union douanière et en acceptant toutes les contraintes que cela implique. Ce qui oppose le gouvernement et le Parlement, ce ne sont pas des grands principes démocratiques de souveraineté parlementaire, c’est l’opposition entre un gouvernement qui veut organiser le Brexit, s’appuyant sur le vote du 23 juin, et un Parlement qui ne le veut pas ou qui veut tout au moins le vider de son contenu.
Dans ce panorama, Jeremy Corbyn et ses partisans au sein du Labour occupent une place particulière. Corbyn avait dit dès le début qu’il acceptait la décision du 23 juin, d’autant plus qu’il a toujours porté une critique de gauche de l’UE et qu’il est bien possible qu’il ait pris position contre le Brexit surtout à cause du rapport de force défavorable dans la fraction parlementaire travailliste. Depuis le 23 juin, lui et ses partisans mènent campagne pour un « people’s Brexit », un Brexit au service du peuple, des couches populaires, des salariés. Récemment, il a pris position pour que le Royaume-Uni reste dans le marché unique, dont il est par ailleurs fort critique.
C’est dans ce contexte que deux citoyens qui avaient intenté une action en justice pour demander que le Parlement, et pas simplement le gouvernement, doive voter l’activation de l’Article 50, ont obtenu gain de cause. La décision a déclenché un tollé de protestation dans la presse pro-Brexit et parmi ses partisans. Mais le gouvernement a dû accepter la décision, tout en indiquant qu’il ferait appel à la Cour suprême. Cet appel pourrait être entendu début décembre : la décision de la Cour pourrait tomber début janvier. Si elle est favorable au gouvernement, May en sortira renforcée. Si la décision confirme le jugement précédent elle sera au contraire affaiblie. Dans les deux cas, elle pourrait décider de convoquer des élections anticipées, avec l’idée de faire élire assez de députés conservateurs pour avoir une majorité plus solide et pro-Brexit dans le groupe conservateur et dans le Parlement (actuellement sa majorité est de seulement 16 sièges). Elle a des chances de gagner son pari, mais ce n’est pas sûr. Même si le Parti travailliste n’aura pas le temps de surmonter ses divisions internes, il peut y avoir d’autres problèmes. Par exemple, il suffirait que l’UKIP fasse un bon score, même sans élire des députés, pour affaiblir le résultat des Conservateurs.
En tout état de cause, la campagne risquerait d’être très tendue, un nouveau face à face entre partisans et opposants au Brexit. Les premiers sont actuellement très remontés contre les « élites « qui chercheraient à leur voler leur victoire.
Tout cela risque de compliquer un peu l’activation de l’Article 50, que May avait promis de réaliser avant la fin mars 2017. Sauf si elle rompt avec une longue tradition, les élections ne pourraient avoir lieu avant le mois de mars.
Principes et considérations économiques
A supposer que l’Article 50 entre quand même en application au printemps, il risque de ne pas y avoir de négociations sérieuses avant les élections françaises en mai-juin et allemandes en septembre. Les négociations avec Michel Barnier, représentant la Commission, aura un caractère essentiellement technique – les obligations financières du Royaume-Uni, sa participation continue ou pas à divers organismes européens, le sort des agences de l’UE situées en Angleterre, etc. Pour le reste cela reviendra aux chefs de gouvernement et d’Etat.
Ces négociations, quand elles commencent, pour des accords transitoires ou définitifs, tourneront du côté européen autour de deux points potentiellement, au moins partiellement, contradictoires. D’un côté la volonté de ne pas affaiblir davantage une Union mal en point et donc d’avoir une attitude ferme à l’égard de Londres. Cette préoccupation est réelle et ne relève pas simplement de la rhétorique, même si certains en rajoutent une couche (Schulz, Verhofstadt, Juncker à Bruxelles, mais aussi Hollande). Mais ce n’est pas tout. Il y a aussi les conséquences de la séparation pour chaque pays. Du côté britannique les prédictions de catastrophe économique en cas de Brexit n’ont pas été confirmées. La chute de la livre aide les exportateurs britanniques, mais en même temps les importations plus chères commenceront à se faire sentir au détriment des consommateurs, et surtout des plus pauvres. Et une sortie de l’Union sans accord aura sans aucun doute des effets néfastes, ce dont le gouvernement est conscient. Il est clair qu’il a donné des gages de soutien dans ce cas-là à certaines entreprises, notamment la grande usine d’automobile Nissan à Sunderland, sans en dévoiler les détails.
Mais pour l’instant, la chute de la livre a des effets négatifs sur des entreprises européennes cherchant à exporter vers le Royaume-Uni, en rendant leurs produits plus chers. Pour ne prendre que l’industrie automobile, General Motors, Ford, Renault et PSA (Peugeot et Citroën) ont tous subi des pertes importantes (se chiffrant à plusieurs centaines de millions d’euros) au troisième trimestre et s’attendent à des pertes du même ordre au quatrième trimestre. Cela pourrait les conduire à réduire leur production. L’industrie automobile n’est sans doute pas la seule concernée.
Evidemment, cela s’arrangerait si la livre remonte. Mais à plus long terme le scénario où le Royaume-Uni sortirait de l’UE sans accord avec un retour des tarifs douaniers aurait des effets négatifs non seulement pour le Royaume-Uni mais pour les pays de l’Union. Cela risque de produire des pressions sur les gouvernements. C’est manifestement déjà le cas. Angela Merkel a cru nécessaire de demander à des entreprises allemandes de « résister à des ‘pressions des associations industrielles européennes’ et éviter la tentation de mettre de côté des principes européens – surtout la liberté de circulation ». Elle a aussi précisé que la « question centrale » serait « combien d’accès au marché unique aura le Royaume-Uni et d’une manière réciproque, combien d’accès au marché britannique aurons-nous ? Et jusqu’à quel point sommes-nous prêts à lier cet accès politiquement pour que les quatre libertés soient défendues » (Financial Times, 7 octobre). De son côté, Jean-Claude Juncker a eu la même préoccupation, qu’il a exprimées à sa manière : « Je vois les manoeuvres » dit-il, « Il doit être évident que si le Royaume-Uni veut avoir un libre accès au marché intérieur, [il faut] que toutes les règles et toutes les libertés soient intégralement respectées (…). Il ne faudrait pas que des pans entiers de l’industrie européenne s’engagent dans des pourparlers secrets, dans des chambres noires, rideaux tirés, avec les envoyés du gouvernement britannique » (Le Quotidien, 8-9 octobre). Remarquons que dans ce cas-ci, les négociations secrètes posent un problème à Junker, mais pas lorsqu’il s’agit du CETA…
Voilà, que des négociations secrètes aient actuellement lieu ou pas, les enjeux ont été bien résumés par Merkel. Un accord réciproque concernant les marchés et l’attachement à certaines règles ou « principes » européens. Sans doute elle essayera de tenir les deux bouts. Pour certains pays, pourtant, les enjeux économiques pèsent plus lourds. Ainsi, La Suède aussi bien que l’Irlande ont déjà un peu rompu les rangs en appelant à un accord amical avec le Royaume-Uni. On les comprend. Sans parler des exportations et importations, il y a outre-Manche 1,000 entreprises suédoises implantées, employant 100,000 salariés. Et les liens étroits entre le Royaume-Uni et l’Irlande sur le plan économique, ainsi que des considérations politiques (frontière avec l’Irlande du Nord) ont fait sortir ce pays de sa discrétion habituelle au sein de l’UE. Ces deux pays ne sont certainement pas les seuls à avoir intérêt à une séparation à l’amiable.
Pour conclure, un mot sur le « principe » de la liberté de circulation des personnes. On parle beaucoup des « quatre libertés ». On pourrait dire beaucoup de choses sur les trois premières, notamment sur le qualificatif « libre » appliqué aux mouvements de capitaux. Mais en ce qui concerne la liberté de circulation des personnes, ce n’est pas un principe pour le capital. Historiquement, cette liberté a été accordée à certains moments et retirée à d’autres. Prenons un petit exemple récent. En 2004, au moment de l’entrée de huit pays de l’Europe centrale et oriental dans l’UE, les 15 membres existants avait un sursis de sept ans pour appliquer la liberté de circulation – de deux ans, renouvelable pour trois ans et dans des situations exceptionnelles, deux ans de plus. Trois pays ont tout de suite renoncée à ces délais : le Royaume-Uni, l’Irlande et la Suède. Seulement deux pays ont profité de sept ans et ce n’était ni les plus pauvres ni les plus « eurosceptiques ». Il s’agit de l’Allemagne et de l’Autriche. Ce qui a été suspendu une fois peut l’être de nouveau, suivant les besoins, et pas seulement par les pays de l’Est. Pour défendre la liberté de circulation des personnes, donc, on peut très bien s’appuyer sur ce « principe » de l’UE. Mais en fin de compte la gauche et le mouvement ouvrier doivent surtout faire confiance à leurs propres forces.
Après la victoire, quelles perspectives pour Corbyn et la gauche travailliste ?
Jeremy Corbyn aura donc été réélu dirigeant du Parti travailliste, en améliorant son score, malgré toutes les basses manœuvres de l’appareil travailliste. Une bataille de gagné, une guerre qui continue. Mais dans quelles conditions ? S’il ne fait aucun doute que l’appareil et la fraction parlementaire restent décidés à venir à bout de Corbyn, ils ne pourront pas le faire exactement comme avant sa deuxième victoire.
Corbyn a gagné une deuxième victoire grâce au soutien des nouveaux adhérents. Mais le Parti travailliste ne se résume pas à son dirigeant et aux adhérents. Il existe aussi : la fraction parlementaire et les eurodéputés ; les syndicats et associations affiliées ; l’appareil ; le congrès annuel; le réseau d’élus locaux ; l’organisation de jeunesse ; le cabinet fantôme ; et last but not least, le Comité exécutif national (NRC), qui est composé de représentants de tout ce qui précède.
Le congrès de Liverpool
Commençons par le congrès, qui a suivi directement la réélection de Corbyn. Sur le grand plan politique, c’était l’occasion pour Corbyn et son principal allié et ministre des finances dans le cabinet fantôme, John McDonnell, de faire des discours détaillant leur programme politique. On peut dire, schématiquement, qu’il y a deux aspects. D’abord un plan économique d’inspiration keynésienne : banque (publique) nationale d’investissements, projet d’investir £500 billion dans l’économie, en particulier pour relancer l’industrie, quelques nationalisations, banques régionales, soutien aux PME, coopératives. Dans son discours de clôture du congrès, Corbyn a commencé sur un ton conciliateur à l’égard de ses opposants, appelant à l’unité, reconnaissant même qu’il avait pu y avoir quelques excès du côté de ses partisans. Il s’est félicité de la vague de nouveaux adhérents (les effectifs du Labour ne sont aujourd’hui pas loin de 600,00). Evidemment, personne ne pouvait être contre cela publiquement, bien que la droite du parti regarde avec horreur cet afflux de centaines de milliers de membres qui renforce la gauche. Dans son discours, Corbyn a parlé de tout, mais s’il s’est concentré sur le volet social. Tout comme Thatcher dans les années 1980 a fait reculer les frontières de l’Etat social, Corbyn s’engage aujourd’hui à faire reculer les effets de trente ans de néolibéralisme. Résumant son programme en dix points, il a mis l’accent sur l’arrêt de la privatisation rampante dans la santé et l’éducation, la défense et le développement des services publics, l’abrogation des lois antisyndicales, les droits des salariés, la restauration des conventions collectives.
Corbyn aussi bien que McDonnell se sont pris au dogme du marché libre et tous les deux ont évoqué la perspective du socialisme. De manière générale et sans préciser les étapes qui pourraient conduire vers cet objectif. Pourtant, pendant plus de 20 ans, le mot était complètement banni du discours travailliste. Son retour permet au moins d’ouvrir un débat.
Mais un congrès n’est pas fait que de grands discours, mais aussi de petites manœuvres. Ainsi une décision a été adoptée en contrebande d’élargir le NEC en ajoutant des représentants écossais et gallois – plus exactement des représentants nommés par les dirigeants gallois et écossais, qui sont opposés à Corbyn, affaiblissant ainsi la position de la gauche au NEC. Les partisans de Corbyn n’ont pas pu empêcher cette manœuvre. Ironiquement, après la campagne menée par la droite du parti et les média sur le parti qui serait en train d’être noyauté par des « centristes » d’extrême gauche, il se trouvait malheureusement que la droite et le centre étaient mieux organisés et que la gauche, très majoritaire parmi les adhérents, ne l’était pas dans le congrès. Une leçon pour l’avenir.
Ce genre de manœuvres relève de la politique de bas étage ; mais dans le Parti travailliste la politique se fait souvent à ce niveau-là. C’est ce qu’on appelle la guerre des tranchées, et elle va se poursuivre. Parmi les différentes composantes du parti, Corbyn ne peut pas faire grand-chose avec la fraction parlementaire, les eurodéputés, les élus locaux. La droite et le centre y sont fortement installés, héritage de la période Blairiste. Pour commencer à changer les rapports de forces à ce niveau- là il faut avoir non seulement un soutien à la base, mais aussi une majorité au NEC, ce qui prendra du temps. Pour l’instant Corbyn est majoritaire à 18 contre 17. Sa position repose essentiellement sur les six membres directement élus par les adhérents (tous corbynistes) et la plupart des représentants des syndicats. Par ailleurs, il semble que l’organisation de jeunesse qui était contrôlée par la droite est en train de passer à gauche.
Se tourner vers l’extérieur
La bataille interne est nécessaire. Mais il faut qu’elle se combine avec une guerre de mouvement, tournée vers l’extérieur. Corbyn a maintenant une certaine marge de manoeuvre. La droite a échoué à le faire démissionner à la suite du référendum sur le Brexit. Elle a échoué à faire élire Owen Smith à sa place. Elle a échoué avec sa tentative de faire élire le cabinet fantôme par la fraction, ce qui aurait lié les mains de Corbyn. Quand celui-ci a refait son cabinet après le congrès il a certes inclus des députés qui n’étaient pas tous ses partisans. Mais presque tous les postes clefs sont allés à ses fidèles. A côté de McDonnell aux finances, il y a maintenant Diane Abbott (une femme noire) à l’intérieur. La droite de la fraction parlementaire semble avoir renoncé pour le moment à l’idée de faire un groupe à part. Et une poursuite de la campagne de sabotage de l’année dernière risque de provoquer un fort rejet parmi les adhérents.
Au Parlement et sur le terrain, le Parti travailliste doit combattre les mesures régressives du gouvernement May. Et tout comme Cameron a été forcé de reculer sur certaines questions, May peut être battue, par exemple sur son projet de réintroduire la sélection dans l’éducation. En même temps il faut populariser le programme de Corbyn, surtout que les élections législatives, qui doivent se tenir en 2020, peuvent très bien être avancées.
Dans un article cette semaine, McDonnell affirme que la domination de l’idéologie du marché libre est révolue en Grande-Bretagne, ce qui a de quoi surprendre. Il se base sur le discours de Theresa May au congrès du Parti conservateur. Ce qui a fait les gros titres après ce congrès, surtout en Europe, c’est son discours sur l’immigration, régressif et répressif, qu’il faut effectivement combattre. Mais elle a aussi mis l’accent sur le rôle positif de l’Etat, notamment dans l’économie, et certains commentateurs estiment que dans le cadre du Brexit, elle pourrait chercher à réorienter l’économie britannique en mettant plus l’accent sur l’industrie et moins sur la finance. McDonnell va sans doute un peu vite en besogne mais il n’invente pas.
De manière générale, la vie politique en Grande-Bretagne sera dominée par le Brexit pendant deux ans au moins. Corbyn avait mené campagne pour rester dans l’UE, mais il l’a fait d’une manière critique. Il poursuit sur ce chemin. Le mois dernier, il a déclaré : « Il y a des directives et des contraintes liées au marché unique, tels les règlements concernant les aides d’Etat et les obligations à privatiser et libéraliser les services publics, que nous ne voudrions pas voir incluses dans des rapports [avec l’UE] post-Brexit » (Guardian, 7 septembre). Voilà un discours qui peut s’adresser à ceux qui ont voté pour le Brexit comme à ceux qui ont voté contre. Cela risque de poser quelques problèmes avec la droite de son parti, qui a un discours européaniste complètement acritique, ne se distinguant pas de celui des Conservateurs et des Libéraux-démocrates.
Pourtant, aujourd’hui à la Chambre des Communes, le Parti travailliste, uni pour l’occasion, a forcé, conjointement avec certains députés conservateurs, Theresa May à accepter un débat sur le Brexit qu’elle souhaitait éviter. Les travaillistes ont posé pas moins de 170 questions à la Première ministre. C’est évidemment extrêmement positif. May et ses ministres cherchent à tout ficeler hors du scrutin public, invoquant le secret des négociations. Ce qu’il faut, au contraire, c’est un grand débat public sur quel pays, quelle société après le Brexit. May répète depuis le référendum, « Brexit means Brexit » (« Le Brexit, cela signifie le Brexit »). C’est un peu court, pour ne pas dire creux. Le Parti travailliste de Corbyn doit se montrer capable de lui donner un contenu concret qui peut répondre aux attentes des couches populaires.