Murray Smith
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Militant politique depuis les années 60, Ecossais internationaliste, il a vécu longtemps en France. Au sein de déi Lénk, il s'occupe surtout des questions internationales.
Die Artikel von: Murray Smith
Corbyn gagne une bataille, la guerre continue
Samedi dernier, le 24 septembre, Jeremy Corbyn a été réélu triomphalement comme dirigeant du Parti travailliste, un an après le choc de sa première victoire en septembre 2015.
Cette victoire a été fêtée joyeusement par la grande majorité des membres et sympathisants du parti et saluée par les forces de gauche en Europe, y compris déi Lénk. Il n’est pas inutile de considérer les circonstances de cette deuxième élection et la façon dont Corbyn a gagné.
Depuis sa première victoire en 2015, Corbyn a été en butte au harcèlement, à des attaques constantes, ouvertement et en sous-main, de la part de la grande majorité de la fraction parlementaire, toujours sur les positions droitières de la période de « New Labour » sous Tony Blair et Gordon Brown. Suite à la victoire du Brexit le 23 juin, c’était l’offensive sur toute la ligne, visant à mettre la pression pour que Corbyn démissionne. Sans succès. Il fallait donc trouver quelqu’un pour se présenter contre lui et provoquer une nouvelle élection. Après quelques faux départs, c’est le fade Owen Smith qui a porté les couleurs des anti-Corbyn.
Tout en ayant été élu comme dirigeant, Corbyn n’a jamais disposé d’une majorité au puissant Comité exécutif national (NEC,) qui dirige le parti entre les congrès (et même parfois pendant…). Encore moins a-t-il contrôlé l’appareil du parti. Cette situation a laissé la voie ouverte à tous les coups bas, visant à exclure le maximum des partisans de Corbyn du scrutin. En premier lieu le NEC a décidé que seuls ceux et celles qui étaient membres du parti avant janvier 2016 pouvaient voter.
D’un seul coup, 128,000 membres du parti étaient privés du droit de vote. Une tentative de faire annuler cette décision par les tribunaux a échoué. Ensuite l’appareil du parti s’est attelé à la tâche. D’abord tous les membres qui avaient pu appartenir à des partis autres que Labour ont été rayés. Ensuite des apparatchiks ont passé des semaines à chercher sur les réseaux sociaux toute expression d’opinion qui aurait pu être considérée comme dérogatoire, insultant, etc., afin d’en rayer les auteurs. Il semble même que le fait de traiter quelqu’un de « Blairiste » était une raison suffisante. C’était en quelque sorte l’hommage du vice à la vertu. Traiter quelqu’un de partisan de l’ancien premier ministre est devenu diffamatoire…
Il faut se rendre compte de l’ampleur de la purge, qui a aussi concerné les deux autres catégories de votants, les sympathisants inscrits et les syndicalistes affiliés. Avec les 128 000 mentionnés ci-dessus, ce sont environ 250 000 personnes qui voulaient voter et en ont été empêchées. Environ 67,000 inscrits n’ont pas reçu de bulletin – un « problème d’informatique », d’après l’appareil…
Malgré toutes ces tentatives de réduire l’électorat, Corbyn a non seulement gagné mais amélioré son score par rapport à 2015 : 62% contre 59%, 63 000 voix de plus. Par ailleurs, cette fois-ci il a gagné dans les trois catégories, passant parmi les membres de 49,5 % à 59%. En comptant les votants potentiels qui en ont été empêchés, et en supposant que la grande majorité aurait voté pour Corbyn, on peut estimer son vrai score à au moins 70%.
Corbyn a été majoritaire dans toutes les régions et toutes les catégories sociales, avec trois exceptions : ceux qui ont adhéré avant 2015, les 18-24 ans (ce qui est surprenant) , et l’Ecosse, où les restes très affaiblis du parti sont l’une des dernières redoutes du Blairisme.
La guerre continue…
Il ne faut pas sous-estimer la portée de cette deuxième victoire. Mais également, il faut être conscient que les adversaires de Corbyn et de son nouveau cours n’ont pas désarmé. Au contraire. La victoire de Corbyn était annoncée au début du congrès du parti, samedi 24. Dimanche soir a vu deux meetings, le premier organisé par Progress, le courant de la droite Blairiste, le deuxième par Labour First, qui rassemble les « centristes » tout aussi hostiles à Corbyn. La grande majorité de députés travaillistes ont participé à l’un ou l’autre de ces meetings et les ténors sont montés à la tribune pour réaffirmer leur opposition à Corbyn et sa politique.
Il ne faut pas se laisser bercer par les discours sur l’unité. Du côté de Corbyn, cela veut dire « laissez-moi agir, accepter le verdict des adhérents ». Du côté de ses adversaires dans la fraction parlementaire, cela veut dire « si vous voulez l’unité, il faut nous donner des gages, par exemple en adoptant un discours plus « consensuel » et en nous laissant élire le cabinet fantôme ». La guerre continue et tout monde s’y prépare.
Il y a eu des joutes oratoires entre partisans et adversaires de Corbyn pendant le congrès, et quelques votes importants. On y reviendra. Mais aussi des discours majeurs de Corbyn et de son principal allié John MacDonnell, ministre fantôme des finances. Lutte contre les inégalités, refus de l’austérité, augmentation du salaire minimum, défense et extension du secteur public, intervention de l’Etat dans l’économie – « Etat entrepreneurial » selon l’expression de MacDonnell – programme de logement. Pas un programme anticapitaliste bien sûr, même si Corbyn et MacDonnell ont tous les deux parlé de socialisme, un mot resté tabou pendant 25 ans dans les congrès travaillistes. Mais ce sont des mesures qui amélioreraient la situation des couches populaires et même des couches moyennes et qui peuvent en appeler d’autres. Il y aurait des batailles internes dans le Parti travailliste dans les prochains mois, pas sans importance d’ailleurs. Mais pour Corbyn et ses alliés la priorité est de transformer le parti pour qu’il redevienne un parti de masse (presque 600 ,000 adhérents), une force de frappe pour mener des campagnes contre la droite conservatrice au pouvoir et pour des politiques alternatives.
Murray Smith
La droite travailliste cherche à se débarrasser de Jeremy Corbyn
Il y a un peu plus d’un an, le dirigeant du Parti travailliste, Ed Miliband, a démissionné suite à la défaite de son parti aux élections législatives de mai 2015. En septembre, Jeremy Corbyn a été élu pour lui succéder, avec plus de 60% des voix face à trois autres candidats. Ce fut un véritable choc pour le monde politique britannique, un choc qui ne s’est pas atténué depuis.
Dans les années 1980, il y avait une gauche forte dans le Parti travailliste, dont la figure emblématique était Tony Benn, décédé en 2013. Au cours d’une véritable chasse aux sorcières, cette gauche a été cassée par l’appareil du parti. Certains ont été exclus, d’autres ont abandonné, quelques-uns ont retourné leur veste. La gauche a été complètement marginalisée, gardant quand même une poignée de députés au Parlement. Corbyn était de ceux-là.
Depuis, le Parti travailliste a beaucoup changé. Il est devenu le New Labour de Tony Blair, un parti normalisé et formaté pouvant entrer, en alternance, dans un cadre néolibéral, en acceptant l’essentiel des contre-réformes de Margaret Thatcher: privatisations, dérèglementation, lois antisyndicales. Et soutenant, contre l’opposition massive de la population britannique, la guerre de Bush en Iraq en 2003.
Plus le parti virait à droite, plus les militants de gauche qui étaient encore restés le quittaient. Son électorat aussi. Blair a gagné les élections de 1997 avec 13,5 millions de voix, en treize ans, le parti en a perdu 5 millions.
A la surprise générale, Ed Miliband a été élu en 2010 à la direction du parti sur un programme de gauche, grâce notamment au soutien des syndicats. Dirigeant faible et vacillant, il a largement déçu les espoirs de ceux qui l’avaient soutenu, mais il a au moins ouvert la voie à une certaine contestation du bilan du parti au gouvernement depuis 1997.
La défaite de mai 2015 a produit un déclic. Les semaines suivantes ont vu l’arrivée de dizaines de milliers de nouveaux adhérents, en très grande majorité des gens qui adhéraient pour se battre contre la perspective de cinq ans de plus d’austérité sous le gouvernement conservateur de David Cameron.
L’élection pour la succession de Miliband a eu lieu pour la première fois selon un système «une personne, une voix», les électeurs étant répartis en trois catégories : les membres du parti, les syndicalistes affiliés et ceux qui s’enregistraient comme supporters du Labour. C’est ce qui a permis la victoire de Corbyn.
Dès le premier jour, il était confronté à l’hostilité d’environ 80% de la fraction parlementaire, allant de la droite blairiste à ce qu’on appelle « the soft left », la gauche molle. Ces derniers avaient soit soutenu Blair, soit s’opposaient à lui dans des limites «acceptables».
Corbyn a été élu sur la base d’un refus de l’austérité. Il s’était engagé à renationaliser les chemins de fer et à nationaliser le secteur de l’énergie; son opposition aux armes nucléaires et son refus de toute guerre impérialiste étaient connus. Il a gagné les voix de 250.000 personnes, ce qui lui permettait d’être élu à la direction du parti, avec un programme totalement inacceptable pour la grande majorité des députés. Des discours contre l’austérité, pourquoi pas, cela ne coûte pas cher et cela ne nous empêche pas d’être «responsables» une fois au gouvernement et d’imposer notre propre austérité. Mais des nationalisations, l’abandon de l’arme nucléaire, l’abrogation des lois antisyndicales … pas question.
Les attaques étaient constantes, et pas toujours directement centrées sur les divergences politiques. Avec Corbyn on ne peut pas gagner, disaient-ils. Pourtant, à chaque élection partielle, les candidats travaillistes gagnaient avec des majorités accrues, le parti obtenait plus de voix que les Conservateurs aux élections locales et gagnait la mairie de Londres.
Il y avait des bruits incessants de tentatives de déboulonner Corbyn, et quelques tentatives avortées. Le référendum sur le Brexit a fourni l’occasion d’agir. Corbyn avait fait campagne pour rester dans l’UE. Mais, à la différence de l’aile droite de son parti, en critiquant l’UE et en avançant la perspective d’un combat pour changer l’UE avec les autres forces de gauche en Europe. Logiquement, il refusait de faire campagne commune avec Cameron, à la différence des Blairistes. Après la victoire du Brexit, face à la possibilité d’élections anticipées, ils ont décidé de frapper. Dans un premier temps, ils faisaient pression pour que Corbyn s’en aille, qu’il démissionne. Dans un vote, 172 députés travaillistes, 75% de la fraction, lui refusaient la confiance. Corbyn résistait et il était soutenu, de façon décisive, non seulement par les adhérents dans le pays, mais par la plupart des syndicats.
Enfin une députée, Angela Eagle, a annoncé qu’elle se présentait contre Corbyn (depuis lors il y a eu un deuxième candidat). Pour le contester dans sa fonction, elle avait besoin des signatures de 51 députés ou eurodéputés. Elle les avait. S’ensuivait une tentative d’obliger Corbyn à les avoir aussi, ce qui était quasiment impossible. Finalement, le 12 juillet, le Comité exécutif national du parti a tranché, par 18 voix contre 14. Corbyn n’en avait pas besoin. Mais en fin de réunion, alors que certains des soutiens de Corbyn étaient déjà partis, l’exécutif a adopté une règle selon laquelle seulement ceux qui étaient membres du parti au 12 janvier 2016 pouvaient voter, privant ainsi 130.000 membres du parti du droit de vote. C’est tellement gros qu’il n’est pas sûr que cela tienne.
On va donc vers une nouvelle élection du leader du Parti travailliste. Et les lignes sont assez claires : d’un côté la fraction parlementaire et l’appareil du parti ; de l’autre les soutiens de Corbyn dans les sections du parti et les syndicats, les gens qui se battent quotidiennement contre l’austérité, le racisme, les contre-réformes néolibérales. Cette fois-ci encore, plus qu’en 2015, les médias et le monde politique seront mobilisés contre Corbyn. S’il gagne, le congrès du parti en automne peut être l’occasion de faire peser dans la décision les nouveaux adhérents et de renforcer la gauche dans l’exécutif. Et il y aura sans doute des initiatives pour évincer certains députés. Mais qu’il gagne ou qu’il perde, la guerre civile au parti travailliste n’est pas près de se terminer. Aujourd’hui de plus en plus nombreux sont ceux qui parlent d’une scission à terme.
Premières impressions après le Brexit
«Ne vous trompez pas. Le vote par la Grande-Bretagne pour quitter l’UE est le coup le plus nuisible jamais infligé à l’ordre international libéral et démocratique créé sous l’égide des Etats-Unis après 1945. La boîte de Pandore est bel et bien ouverte ». L’auteur de ces lignes n’est pas un gauchiste se félicitant de la défaite de cet ordre mondial, vaincu par les travailleurs britanniques. Au contraire, il s’agit du jugement du très libéral Tony Barber, responsable des questions internationales à la rédaction du Financial Times de Londres (édition des 25-26 juin 2016).
En effet, ce vote constitue un événement majeur qui aura des répercussions bien au-delà du Royaume-Uni. Pas très uni, d’ailleurs.
Le Royaume-Uni est l’une des principales puissances impérialistes de la planète et Londres (« la City ») est, par le volume et l’ampleur de ses transactions, le plus important centre financier du monde. Il constitue en effet une des pièces maîtresses de l’ordre mondial dont parle Barber et joue en particulier un rôle de pivot entre les Etats-Unis et l’Union Européenne. Son appartenance à l’UE est utile à celle-ci, sur le plan politique et économique, ainsi qu’à l’hégémon états-unien. En revanche, l’importance de son secteur financier signifie qu’il n’a aucun intérêt à adopter l’euro, une monnaie contrôlée depuis Francfort. Il n’a jamais non plus été attiré par le projet d’une Europe fédérale, qui limiterait ses marges de manœuvre. Il a pu négocier son appartenance à l’Union avec une série d’exemptions, notamment concernant l’euro et la zone Schengen.
Ces arrangements, défendus par David Cameron et son courant du Parti conservateur, ainsi que par la droite, majoritaire dans la fraction parlementaire, du Parti travailliste. Ils correspondent aux intérêts bien compris des secteurs largement majoritaires des classes dirigeantes – la City, les banques, les multinationales, une large majorité du grand capital. Qui ont logiquement apporté leur soutien à Cameron dans la campagne référendaire.
Il existe un point de vue minoritaire, défendu notamment par une forte minorité du Parti conservateur au Parlement, selon lequel le Royaume-Uni ferait mieux sur la scène internationale en dehors de l’UE. Ce point de vue a été expliqué par un des responsables parlementaires conservateurs, Chris Grayling. Il fallait «libérer la Grande-Bretagne d’une Europe en grande difficulté, où nous étions confrontés à une marginalisation croissante, alors que [l’UE] déterminait de plus en plus la façon dont nous travaillons. Les directives de l’UE ont déjà nui à la City et aux milieux d’affaires au Royaume-Uni ». (Financial Times, 27 juin, 2016)
Assez minoritaire dans les rangs conservateurs pendant les années 1990, ce courant a gagné en importance ces derniers temps, au fur et à mesure que le fédéralisme autoritaire de l’UE et surtout de la zone euro se renforçait. Autre phénomène qui renforçait ce courant : la preuve croissante apportée par l’UKIP de Nigel Farage (4 millions de voix aux élections législatives de 2015) qu’il était possible de mobiliser un soutien populaire pour une sortie de l’Union.
C’est pour mettre fin aux divisions dans les rangs du Parti conservateur que David Cameron a promis un référendum sur la question, lequel a finalement eu lieu le 23 juin avec le résultat que l’on sait.
Il n’y a pas qu’une seule boîte de Pandore, mais plusieurs. Il y a en effet celle dont parle Barber, sur le plan international. Mais au Royaume-Uni, David Cameron en a ouvert une autre en transposant le débat sur l’Europe des cercles du pouvoir et du Parlement devant la masse de la population, qui s’en est saisie pour exprimer ses propres préoccupations.
Commençons par voir rapidement qui a voté comment et pourquoi. (On utilisera les mots anglais Leave, pour quitter l’UE et Remain pour y rester.)
En termes de groupes d’âge, les choses sont assez claires : ceux qui ont voté Leave vont de 27% des 18-24 ans à 60% des plus de 65 ans.
En termes d’appartenance politique, 58% des électeurs conservateurs ont voté Leave, représentant 40% du Leave total ; pour les électeurs travaillistes, c’est 37%, 20 % du Leave total.
En termes de classe sociale, on utilise en Grande-Bretagne l’échelle ABCDE, allant des plus riches aux plus pauvres. Le seul groupe où Remain était majoritaire, à 57%, est AB, les couches les plus aisées, cadres supérieurs, professions libérales etc. C1, classes moyennes supérieures : 51% Leave, 49% Remain. Pour le reste, C2DE, allant des classes moyennes inférieures aux couches populaires, c’était 64% Leave, 36% Remain. Mais il faut signaler que dans certaines grandes villes populaires, entre autres Cardiff et Liverpool, Remain était majoritaire à environ 60%. Et dans le vote à Londres (globalement 60% Remain, 40% Leave) il y avait aussi bien les quartiers populaires à la population multiculturelle que les beaux quartiers.
Mais dans le vote Leave, de manière très significative, il y avait des centaines de villes de taille petite ou moyenne, des villes industrielles devenues post-industrielles, dont beaucoup ne se sont jamais remises de la destruction de l’industrie par Thatcher dans les années 80. Il y avait aussi, bien sûr, les zones rurales et les banlieues aisées conservatrices.
Les motivations des votants :
Leave : « le principe que les décisions concernant le Royaume-Uni devraient être prises au Royaume-Uni », 49% ; « partir offre la meilleure chance de reprendre le contrôle sur l’immigration et les frontières », 33% ; « rester ne nous laisserait aucun contrôle sur l’expansion ou les pouvoirs de l’UE à l’avenir », 13%. Seulement 6% ont pensé que du point de vue économique le Royaume-Uni irait mieux dehors.
Remain : si on quittait l’UE, les risques pour l’économie, l’emploi, etc., seraient trop importants, 43% ; en restant, le Royaume-Uni aurait « le meilleur des deux mondes » – accès au marché unique sans faire partie de Schengen ou de l’euro, 31% ; peur d’être « isolés de ses amis et voisins », 17% ; à cause d’un « attachement fort à l’UE et à son histoire, à la culture et aux valeurs partagées », 9%.
Première impression : les partisans du Leave sont plus décidés : ils veulent la souveraineté et le contrôle des frontières (quoi qu’on en pense). Plus de la moitié des Remain citent des raisons négatives, la peur des conséquences d’une sortie. C’est sans doute pourquoi tout le monde disait avant le vote que les partisans du Leave étaient plus motivés pour voter – en sous-estimant pourtant leur nombre. On peut ajouter que pour voter contre le Premier ministre et la majorité de ses députés, le Parti travailliste, la Banque d’Angleterre, les grandes banques et les multinationales qui multipliaient les avertissements sur les conséquences néfastes d’une sortie, il fallait bien être motivé.
A noter aussi le pourcentage extrêmement faible de ceux qui ont voté par entière adhésion à l’UE. On peut penser que ce pourcentage serait plus élevé dans d’autres pays, mais pas beaucoup.
En ce qui concerne les motivations, donc, il y a quand même les 33% qui sont motivés par l’immigration et les frontières. C’est une minorité, mais une minorité significative, et cela a beaucoup marqué la campagne et donné libre cours à l’expression d’idées xénophobes, voire racistes. Mais il faut nuancer. Il y a des noyaux durs de racistes, parfois violents, qu’il faut combattre. Et puis il y a beaucoup de gens sensibles au discours mettant sur le dos des immigrés les problèmes d’emploi, de logement, des services publics, etc. Et avec ceux-là on peut discuter, en ciblant la responsabilité des gouvernements.
Mais il n’y a pas que le facteur immigration. Dans cette volonté exprimée par la moitié des personnes votant Leave, dans cette idée que les décisions les concernant devraient être prises en Grande-Bretagne, il y a sans doute le souhait que leur gouvernement s’occupe d’eux comme avant. Paradoxalement, « l’avant » auquel ils pensent est moins l’époque avant l’adhésion à l’Union européenne qu’avant la catastrophe qu’était l’offensive thatchérienne, qu’ils le sachent ou non. Ce n’étaient pas les couches les plus politisées, avec des exceptions, qui ont voté Leave. La majorité des électeurs travaillistes et la grande majorité des jeunes ont voté Remain. Cela n’invalide en rien le cri de détresse de beaucoup qui ont voté Leave. Dans sa première «une» après le vote, le Financial Times a parlé d’un «vote qui a été la réflexion d’un rugissement de rage de la part de ceux qui se sentent aliénés de Londres et laissés pour compte par la mondialisation». Un rugissement de rage et une exigence que le gouvernement s’occupe avant tout d’eux – avant les banquiers, avant les riches et, oui, avant les immigrés. Il fallait s’occuper d’eux, les vrais travailleurs, mais aussi les vrais britanniques. S’il y avait un ciment idéologique, c’était le vieux nationalisme anglo-britannique, le legs d’un empire qui n’existe plus. Ce nationalisme-là n’a rien de progressiste et ne peut qu’au mieux mener dans une impasse ; au pire, il peut être exploité par des forces réactionnaires.
La campagne Leave a réussi à fédérer tous ces mécontentements en les tournant vers l’UE. Un travail qui avait déjà été bien entamé par l’UKIP. Il y a là une certaine ironie. On remarque souvent à gauche en Europe que le Royaume-Uni est exempt de certaines clauses sociales. On dit moins souvent qu’il est aussi exempt des règles de la zone euro et du pacte fiscal. Les citoyens britanniques souffrent beaucoup moins que d’autres des diktats de l’Europe néolibérale. En revanche, ils ont beaucoup souffert de l’austérité, des privatisations et attaques contre l’Etat social de leurs propres gouvernements successifs, conservateurs et travaillistes. Maintenant la situation sera potentiellement plus claire et les vrais adversaires plus visibles. Il semble que parmi la masse des personnes votant Leave il y ait eu peu d’enthousiasme pour les dirigeants de la campagne officielle, Johnson, Gove et d’autres dirigeants conservateurs. Si c’est le cas, elles ont eu raison. Ces gens-là vont les trahir, sans l’ombre d’un doute.
Quelques mots sur la gauche britannique, qui a été divisée dans cette campagne référendaire. D’abord, il y avait un secteur de la gauche qui a fait campagne pour rester dans l’Union européenne sur la base d’une opposition à la campagne Leave, dominée par des forces et des idées réactionnaires. Cela allait de la gauche radicale – le petit parti Left Unity, le courant Socialist resistance et autres – à la plupart des syndicats. Les discours étaient pour le moins critiques envers l’Union européenne, parfois en exagérant un peu ses bénéfices sociaux, parfois sans aucune illusion sur l’UE. L’aile droite blairiste du Parti travailliste a fait campagne sans complexe avec Cameron et sur le même thème : rester, c’est mieux pour le capitalisme britannique. Quant à Jeremy Corbyn, il a mené une campagne globalement correcte, refusant de s’allier avec Cameron et critiquant non seulement l’UE, mais aussi la façon dont la campagne Remain officielle cherchait à gagner en faisant peur aux électeurs.
Il y avait aussi une campagne « Lexit » (« Left exit », sortie à gauche), menée par le petit Parti communiste, les deux principales organisations d’extrême gauche et quelques forces syndicales, dont le très combatif RMT, le syndicat des transports. Ce qu’ils ont dit dans leur campagne sur l’UE était plutôt juste dans leur critique de celle-ci. Mais ils ont eu tort de ne pas prendre en compte la dynamique de la campagne : la sortie, quand elle est venue, n’était pas à gauche. Maintenant la campagne est terminée et l’unité des forces de gauche est une nécessité : d’abord pour combattre le racisme et la xénophobie (il y a eu un nombre significatif d’agressions racistes depuis le référendum), mais aussi pour commencer à offrir une perspective de gauche, y compris et surtout à ceux qui ont voté Leave.
Pour conclure, quelques mots rapides sur les effets directement politiques du vote au Royaume-Uni et en Europe, sur lesquels il faut revenir dans un autre article.
La campagne et le résultat ont aggravé la crise politique britannique. Les deux grands partis sont encore plus en crise qu’avant. Le Parti conservateur, déjà divisé, va encore se déchirer dans la bataille pour choisir un nouveau leader d’ici septembre. En plus il semble que ni le camp de Cameron ni celui de ses adversaires, Boris Johnson en tête, n’a un plan pour l’après-Brexit. Dans le Parti travailliste, on assiste à la tentative la plus sérieuse de la droite pour déboulonner Corbyn, peut-être dans la perspective d’élections législatives anticipées, donc bien avant 2020.
Au niveau de l’Etat, la crise est encore pire. L’Ecosse a voté Remain à 62%. Le gouvernement écossais affirme son attachement à l’Europe, parle d’un deuxième referendum sur l’indépendance, demande des entretiens avec l’UE, multiplie les prises de distance avec Londres. Donc, crise ouverte. En Irlande du Nord, Remain est majoritaire à 56%. Les catholiques (minoritaires, nationalistes irlandais, républicains) semblent avoir voté massivement pour Remain. La majorité des protestants (majoritaires, fortement attachés à l’union avec la Grande-Bretagne) a voté Leave, mais face à une minorité ayant voté Remain suffisamment grande pour permettre une majorité globale. La question de la réunification de l’Irlande revient à l’ordre du jour, même si la perspective est nettement plus éloignée que celle de l’indépendance écossaise.
Les résultats du vote continueront d’avoir des répercussions politiques et économiques en Europe et au-delà. L’idée que seul le Royaume-Uni ressentira les effets n’est pas sérieuse. C’est dans ce contexte que vont commencer les négociations pour la sortie du Royaume-Uni de l’UE. Ni les échéances, ni les modalités ne sont connues. Et surtout pas l’issue. Revenons à notre point de départ. Le status quo ante du 23 juin convenait au grand capital britannique, surtout financier. La situation actuelle, non. De là à penser que le résultat final des négociations ressemblera plus à l’avant- 23 juin qu’à autre chose, il n’y a qu’un pas … mais un grand pas, car sur cette route il y a trop d’embûches et trop d’incertitudes pour voir clair.
Grèce – Le changement commence
Cette fois-ci, tout le monde, sondages et commentateurs, avait prévu une victoire de Syriza. Tout ce qui était en débat, c’était l’ampleur. Le 25 janvier au soir nous avons eu la réponse. Syriza arrive en tête avec 36,3%, plus de 9 points de mieux qu’en 2012, mais rate d’un cheveu la majorité absolue avec 149 sièges sur 300.
Loin derrière, la Nouvelle démocratie (ND) du premier ministre sortant Antónis Samaras avec 27,8 qui s’est pourtant maintenue un peu près depuis 2012, perdant moins d’1%. On ne peut pas en dire autant pour son partenaire de coalition, le parti de centre gauche « socialiste », PASOK. Ce parti, avec 4,68%, s’approche dangereusement de la barre de 3% en-dessous de laquelle un parti ne siège pas au parlement.
Il paie le prix fort pour avoir trahi sa propre base populaire, qui s’est massivement déplacée vers Syriza. Le parti Dimar, une scission de droite de Syriza qui a brièvement fait partie de la coalition gouvernementale, a déjà sombré, avec 0,5%.
Deux grands, cinq petits
Le nouveau parlement est donc constitué donc de deux grands, Syriza et ND, et de cinq petits faisant entre 4,68 et 6,28%. Les néo-nazis d’Aube dorée perdent du terrain depuis 2012, mais devient le troisième parti. S’ensuivent le parti de centre-gauche To Potámi, le Parti communiste grec (KKE) stalinien et ultra-sectaire qui refuse toute collaboration avec Syriza, les « Grecs indépendants » (ANEL), scission de la ND et finalement le PASOK.
Premier problème pour Syriza : trouver un allié pour avoir une majorité de travail au parlement. Il y avait deux possibilités, To Potámi et ANEL. To Potámi est un nouveau parti créé l’année dernière ; un parti bon chic bon genre, tout à fait engagé à rester dans les bornes de la politique néolibérale en général et celle de l’Union européenne en particulier (y compris les mémorandums qui ont été le moteur de l’austérité).
Son ambition avoué, s’il se trouvait en coalition avec Syriza, était de tirer le gouvernement vers la droite. C’était donc positif que Syriza ait refusé cette perspective. Restait l’ANEL, qui avait deux avantages : d’être sans ambigüité contre l’austérité (ils avaient quitté la ND sur cette question) et d’être suffisamment « eurosceptique » pour que Syriza puisse compter sur son soutien face aux pressions de l’UE.
Alliance anti-Troïka
Si on peut comprendre la logique de ce choix, dans une situation où il n’y avait pas vraiment d’alternative, il faut aussi voir que c’est un choix qui peut poser quelques problèmes, et ceci à deux niveaux. D’abord, l’ANEL reste un parti de la droite nationaliste, anti-immigrés, opposé au mariage pour tous et en général conservateur sur les questions de société.
Ensuite, ce choix ouvre le flanc aux accusations du genre, « la gauche populiste et la droite populiste, c’est la même chose ». Mais la priorité du nouveau gouvernement est de rompre avec l’austérité, les réformes néolibérales, les diktats de l’Union européenne. C’est pour ça qu’il a était élu. Et sur ce terrain-là, aujourd’hui, il n’y avait pas deux choix d’allié.
Sur ce terrain prioritaire, les premiers signes sont positifs. Sur plusieurs questions, le nouveau gouvernement a rapidement adopté des positions fermes. Les privatisations des aéroports d’Athènes, du port du Pirée et de l’entreprise publique d’électricité ont été immédiatement suspendues et seront sans doute annulées.
L’augmentation du salaire minimum au niveau de 2010 a été réaffirmée, l’intention d’abroger les contre-réformes qui ont démantelé le droit de travail aussi. Dans un geste hautement symbolique, le nouveau ministre des Finances Yanis Varoufakis, a annoncé la réembauche des femmes de ménage de son ministère, qui avaient été licenciées et qui ont mené un combat épique pour exiger leur réintégration.
Défis boursiers
Il reste pourtant des défis majeurs. Depuis dimanche, la Bourse d’Athènes a chuté. Les actions des banques ont baissé vertigineusement, des dépôts sont retirés. Les banques ont le droit de se refinancer auprès de la Banque centrale européenne, mais seulement jusqu’à l’expiration du plan de sauvetage le 28 février.
Les négociations avec l’Union européenne sur la question de la dette vont commencer. D’un côté, la question de la dette ne semble pas complètement fermée. « Payer les intérêts sur son fardeau de dettes exigerait de la Grèce de gérer une économie quasi esclavagiste (…) purement au bénéfice de ses créanciers étrangers ». Uns déclaration incendiaire d’Alexis Tsipras ? Non, de l’éditorial du Financial Times de Londres du 27 janvier.
Il y a en effet des débats dans les mondes de la finance et de la politique. Certains préconisent une restructuration de la dette et l’annulation d’une bonne partie, comme l’exige Syriza. D’autres ne veulent pas aller aussi loin, mais sont prêts à baisser les taux d’intérêt et à prolonger les échéances; d’autres encore, surtout en Allemagne, ne veulent pas en entendre parler.
Selon eux, il ne faut pas créer un tel précédent, car derrière la Grèce, il y a l’Espagne, le Portugal, l’Irlande, l’Italie, Chypre… Il y a pourtant une question sur laquelle tous nos adversaires sont d’accord : il n’y aura pas de cadeau.
A l’aune des épreuves de forces
La contrepartie de toute concession sur la dette, radicale ou modérée, est la poursuite des réformes. Et là est le nœud du problème : pour le monde du capital, pour les banques, pour l’Union européenne, pour le FMI, ces réformes, dont le but est de démanteler l’Etat social, baisser le coût du travail, ouvrir la Grèce au capital étranger, sont fondamentales.
Et là-dessus Syriza, ne donne pas de signe qu’elle bouger, ni sur les privatisations, ni sur le code du travail, ni sur la restauration des services publics. Ioánnis Dragasákis, vice-premier ministre qui sera chargé des négociations avec la Troïka, vient de déclarer : « Nous ne continuerons pas la politique du désastre. Le mémorandum en cours jusqu’ici est terminé ».
Il parle aussi «des investisseurs qui se sont trompés en misant sur des privatisations qui n’auront pas lieu ». Dragasákis, qui passe pour un «modéré» au sein du gouvernement, ajoute : « Il ne s’agit pas d’épreuves de forces mais de dialogue ».
L’un n’exclut pourtant pas l’autre et des épreuves de force, il y en aura, comme il le sait sans doute. Dans ces épreuves, il faut que Syriza puisse compter non seulement sur la mobilisation populaire en Grèce, mais sur le soutien de la gauche et des forces de progrès en Europe. Car toute victoire de Syriza sera aussi notre victoire et ouvrira la voie à d’autres brèches dans le mur d’austérité.
Les frontières de la solidarité
Récension de l’ouvrage „Les frontières de la solidarité: les syndicats et les immigrés au coeur de l’Europe“, par Adrien Thomas, Presses Universitaires de Rennes, Collection Res Publica
Parmi les conséquences de la mondialisation capitaliste, il y a l’internationalisation du marché de travail qui touche de manières diverses les pays capitalistes avancés et ceux dit en développement. Dans ce panorama, le Luxembourg occupe une place particulière. La tendance à l’internationalisation du marché du travail prend ici une dimension extrême.
Le salariat au Luxembourg est aujourd’hui composé de 29% de citoyens luxembourgeois, 27% d’immigrés (non-citoyens résidant dans le pays) et 44% de frontaliers. Les conséquences de ces évolutions concernent toute la société luxembourgeoise et évidemment le monde politique. Mais ce sont les syndicats qui sont concernés en premier lieu. C’est justement le thème du nouveau livre d’Adrien Thomas.
L’importance de l’immigration et le rôle des travailleurs étrangers dans l’économie luxembourgeoise ont commencé avec l’essor de la sidérurgie dans le dernier quart du 19e siècle. Adrien Thomas commence donc par remonter aux débuts et trace les différentes étapes des migrations. C’est aussi l’histoire de la manière dont l’Etat luxembourgeois a cherché à gérer les flux migratoires. Et surtout, de comment le mouvement syndical, qui a été confronté à la question de l’immigration dès ses débuts, s’est efforcé à y répondre.
Gestion des flux migratoires
Au début et jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale, les politiques de l’Etat aussi bien que celles du mouvement syndical ont été caractérisées surtout par la volonté de contrôler les flux de migration (et les migrants) et de protéger la situation des salariés autochtones. Exception honorable, le KPL (Parti communiste luxembourgeois) et ses relais syndicaux ont dès le début pris la défense des immigrés.
Ce n’est qu’au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale que l’Etat luxembourgeois engage une évolution vers une politique d’intégration. Constatant le besoin de main d’œuvre, le gouvernement signe des accords avec le Portugal et la Yougoslavie et commence à voir l’immigration comme un apport positif et un phénomène permanent.
Les syndicats s’adaptent aussi, en parallèle et en concert avec l’Etat. Il s’agit pour eux d’une question vitale. Plus le salariat s’internationalise, plus il devient impératif pour les syndicats, afin de maintenir leur représentativité, de recruter des adhérents non-luxembourgeois. A première vue, il semble que les syndicats luxembourgeois ont bien relevé le défi de la syndicalisation des immigrés et des frontaliers.
Immigration – le défi syndical
Il y a eu beaucoup d’efforts de recrutement, avec la création de structures spécifiques, la prestation de conseils et de services, particulièrement utile pour des travailleurs qui débarquent dans un pays dont ils ne connaissent pas les règles, le travail avec les associations immigrés, etc. Des liens ont été tissés avec les syndicats des pays voisins et plus lointains (Italie, Portugal, Cap-Vert).
Le fait que la quasi-totalité des immigrés des dernières décennies sont citoyens de l’Union européenne a permis de s’appuyer sur des règlements européens pour exiger des droits égaux pour eux. Non seulement les règlements qui limitaient la participation syndicale des non-citoyens seront-ils progressivement supprimés, mais les syndicats ont commencé à aborder des sujets qui sortent du strict cadre syndical – logement, droit de vote, etc.
En ce qui concerne les frontaliers, les deux confédérations, OGBL et LCGB, ont des bureaux dans les principales concentrations de frontaliers en Allemagne, France et Belgique. On peut dire donc que l’effort de syndicalisation est largement réussi. Mais comme le démontre Adrien Thomas, les choses ne sont pas si simples. Syndicalisation des étrangers n’implique pas forcément intégration au même titre que les salariés luxembourgeois.
La barrière de la langue
La syndicalisation des immigrés a commencé dans les années 70 et 80 par le recrutement de permanents issus des communautés immigrées et parlant portugais ou italien. Vint ensuite la création de structures spécifiques pour accueillir les nouveaux adhérents. Celles-ci étaient conçues comme transitoires, une étape vers l’intégration des immigrés dans les structures normales du syndicat.
Pourtant, elles perdurent, car il y a des barrières à cette intégration. Les immigrés tombent tout de suite sur celle de la langue, car la langue des syndicats est le luxembourgeois, à tous les niveaux. Au début, il n’y avait aucune forme de traduction. Plus tard, dans les congrès et instances de direction, il y avait la traduction simultanée.
Mais pas dans les sections locales. Du coup, il devient quasiment impossible que les immigrés participent aux sections locales. Pour l’élection des délégués aux congrès des syndicats, les sections locales (basées sur le lieu de résidence) pèsent autant que les fédérations (basées sur le lieu du travail). Mais les immigrés ne pèsent pas dans les sections et n’ont qu’une présence réduite en tant que département d’immigrés. Cela va mieux sans doute dans les fédérations, surtout celles où les étrangers sont dominants.
Le syndicalisme luxembourgeois et les travailleurs frontaliers
La situation des frontaliers devrait être plus simple. Puisque les sections sont basées sur le lieu de résidence, pourquoi ne pas créer des sections à Thionville ou Longwy ? Il n’y a pas de problème de langue, tout le monde parle français. La réponse de l’OGBL s’arrête à mi-chemin. On crée des sous-sections, dépendant de sections luxembourgeoises, ce qui limite fortement les chances de l’élection de frontaliers comme délégués, ainsi que leur accès au financement par le syndicat.
Ici, la question de la langue ne joue pas. Les frontaliers sont confrontés à la forte centralisation des syndicats luxembourgeois et aussi à une certaine volonté, parfois affichée ouvertement, de garder la direction du syndicat au Luxembourg. Ce qui est fait pour l’instant : les onze membres du Bureau exécutif de l’OGBL sont tous de nationalité luxembourgeoise, ainsi que la quasi-totalité des 16 secrétaires centraux qui dirigent les fédérations.
Si des syndiqués immigrés dirigent bien leur propre secteur, ils arrivent rarement à des postes de responsabilité syndicale en dehors. Le résultat est une certaine marginalisation ou ghettoïsation des immigrés et des frontaliers. Souvenons-nous de la composition du salariat au Luxembourg, surtout le poids des frontaliers. Elle trouve son reflet au niveau syndical; il y a 13.000 adhérents de l’OGBL en Lorraine, un sixième des adhérents de la confédération. Il y a là un déséquilibre manifeste entre la syndicalisation réussie des frontaliers et leur poids dans les instances.
«Différences de cultures»?
Autre facteur qui favorise les autochtones contre les immigrés ou les frontaliers, et qu’Adrien Thomas décrit bien: « le contexte politique néo-corporatiste au Luxembourg, caractérisé par la proximité entre syndicats et partis politiques, ainsi que par le densité des interactions Etat-syndicats-employeurs ». Ce contexte favorise l’accession de syndicalistes autochtones à des postes de responsabilité.
En partie pour des raisons de langue, parce que tout cela fonctionne en luxembourgeois. Mais sans doute aussi tout simplement pour avoir grandi et évolué dans cette société, comme résultat naturel de leur insertion dans ses relations sociales.
On trouve aussi des attitudes stéréotypées à l’égard des immigrés. Par exemple l’idée des Portugais qui sont censés être passifs et avoir une conception « utilitaire » du syndicat, ou à l’autre extrême l’hostilité des syndicats à l’égard des Italiens dans les années 20-30, précisément parce qu’ils n’étaient pas assez passifs. Des stéréotypes fonctionnent aussi pour le syndicalisme d’autres pays.
Il est courant d’entendre qu’il y a des «différences de cultures» entre le syndicalisme dans les différents pays, notamment entre le Luxembourg et la France. Ce qui est vrai à un certain degré. Mais Adrien Thomas montre bien qu’il ne s’agit pas vraiment de «cultures nationales». Ce qu’on peut appeler les cultures syndicales sont le produit de l’histoire et des rapports avec l’Etat et les employeurs.
Toutes choses qui évoluent. Et puis on trouve des cultures syndicales tout à fait différentes dans le même pays, comme cela est le entre la CGT et la CFDT en France. Autrement dit, il s’agit moins de culture en tant que telle que de pratiques et conceptions liées au syndicalisme de combat ou au syndicalisme de négociation.
Et quand on regarde les formes d’action utilisées par les salariés de Villeroy et Boch en 2009, dans une lutte contre la fermeture de leur entreprise que le livre cite, et qui allaient jusqu’à l’invasion de l’usine de Villeroy et Boch à Mettlach en Sarre, le moins que l’on puisse dire est que cela ne correspond pas exactement au modèle de syndicalisme de négociation luxembourgeois.
Le Luxembourg: aspirateur de capitaux et de travailleurs
Les syndicats luxembourgeois entretiennent des rapports assez étroits avec ceux des autres composantes de la Grande région, des rapports de coopération et de concertation. A l’image des autorités publiques. Mais encore une fois, les choses ne sont pas si simples. Il y a une collaboration entre les différentes composantes de la Grande région, mais aussi une concurrence pour attirer des investissements et des salariés.
Au-delà de la mise en exergue de la Grande région comme « l’Europe en miniature », comme exemple de coopération au-delà des frontières, il existe ces concurrences. Et une des raisons pour laquelle le Luxembourg tire bien son épingle du jeu tient au fait qu’il est le seul Etat souverain. Alors que les autres composantes sont des régions dont les gouvernements nationaux ont bien d’autres préoccupations que celle de la Grande région.
Le Luxembourg réussit donc non seulement à attirer des capitaux vers son centre financier, il aspire aussi des salariés dont l’éducation et la formation professionnelle ont été payées par leurs pays d’origine.
D’Athus à Villeroy et Boch
Au niveau syndical aussi, il existe une certaine concurrence pour créer ou défendre l’emploi. Adrien Thomas cite trois exemples. D’abord, la grève avec occupation de l’usine d’Athus en 1977, dans une entreprise belgo-luxembourgeoise qui possédait aussi une usine à Rodange. Les syndicats luxembourgeois ont appelé les ouvriers de Rodange à ne pas soutenir leurs collègues belges.
Et le tout était accompagné dans la presse luxembourgeoise (y compris syndicale) par une comparaison entre la « tactique de lutte » des Belges (et des Français à la même époque) et la « tactique de négociation » luxembourgeoise, évidemment au bénéfice de cette dernière. Ensuite, le cas de Villeroy et Boch, déjà cité, où, face au surgissement de leurs collègues luxembourgeois dans leur usine, les ouvriers allemands sont restés de marbre, ne cessant même pas le travail pour discuter, avec le soutien de leur conseil d’entreprise.
Il s’agit ni dans un cas ni dans l’autre de diaboliser un groupe de salariés. Simplement de souligner que là où se trouvait en concurrence des groupes salariés de différents pays, les syndicats ont choisi de s’aligner sur une vision nationale étroite. Ce n’était sûrement pas la seule possible.
La question des bourses d’études
Le troisième exemple concerne la tentative du gouvernement luxembourgeois en 2010 de supprimer les bourses d’études pour les enfants de frontaliers. La réaction des syndicats a été tout à fait correcte : ils se sont opposés à la décision du gouvernement et ont soutenu les frontaliers. La riposte avait commencé par une manifestation importante à Luxembourg pour s’affaiblir par la suite.
Il est apparu qu’une certaine partie des syndiqués luxembourgeois n’était pas prête à se mobiliser sur la question, ce qui a contribué à ce que les syndicats se sont orientés vers la voie juridique plutôt que celle de la mobilisation. Ce qui a été assez mal vécu du côté des frontaliers, qui avaient été forcés par leur syndicat à abandonner l’idée de formes d’action plus radicales (blocage de routes).
Cette courte recension est loin d’avoir couvert toute la richesse du livre. On apprend beaucoup sur l’histoire des migrations ouvrières au Luxembourg et sur les complexités de la syndicalisation d’un salariat internationalisé. L’utilisation des courts extraits d’entretiens avec des syndicalistes luxembourgeois immigrés et frontaliers en donne un aperçu très vivant.
A la lecture de ce livre, il est clair qu’il reste beaucoup de chemin à faire pour arriver à une véritable intégration des immigrés et frontaliers aux syndicats luxembourgeois et qu’une telle intégration, si elle n’ira pas sans problèmes, renforcera les syndicats en les diversifiant. Ce qui sera important à un moment où le « modèle luxembourgeois » commence à prendre de l’eau de toutes parts et que la défense des acquis et de l’Etat social se pose avec une certaine acuité.
L’Odyssée rouge de Manolís
Le 27 Novembre, le Luxembourg a eu le privilège d’accueillir Manolís Glézos. Une réunion publique a été organisée conjointement par déi Lénk et par les sections luxembourgeoises de Syriza, d’Izquierda Unida, du Parti communiste d’Espagne et de Rifondazione comunista. Cent cinquante personnes ont rempli la salle, beaucoup plus que le nombre de places assises. Sans surprise, le plus grand contingent venait de la communauté grecque au Luxembourg.
Manolís Glézos est une figure légendaire, en Grèce et au-delà. Son premier acte notable a été, avec Apóstolos Sántas, de monter sur l’Acropole en mai 1941 pour enlever le drapeau à croix gammée que les occupants nazis y avaient hissé. Mais il a fait beaucoup plus que cela. Il a été de tous les combats pendant plus de 70 ans. Il a été emprisonné et torturé par les nazis, puis par la contre-révolution victorieuse après la défaite de la gauche dans la guerre civile, et encore sous la dictature des colonels.
Les héros de l’Acropole
Plusieurs fois, il a vu une peine de mort commuée en peine de prison. Et l’année dernière, il a été triomphalement élu au Parlement européen à la tête de la liste de Syriza, devenant le doyen d’âge du parlement, avec un vote personnel de 430.000, plus que tout autre candidat en Grèce.
Mais Manolís ne parlait pas beaucoup de sa propre histoire. Juste pour nous dire, de manière très émouvante, que quand il parlait, nous devrions entendre non seulement sa voix, mais celle de ses camarades, ceux qui n’étaient plus là, ceux qui avait donné leur vie, y compris son frère cadet, fusillé par les nazis à l’âge de 19 ans.
Il a parlé beaucoup plus sur le présent et l’avenir. Et il ne nous a pas fait un long discours, comme beaucoup sans doute l’attendaient. Il a expliqué qu’il préférait le dialogue au monologue, a parlé pour seulement 5-10 minutes, puis a répondu aux questions et débattu avec la salle pendant deux heures et demie, debout, à l’âge de 92 ans.
„L’Histoire frappe à notre porte“
Manolís est solidement optimiste sur la situation en Grèce et sur les perspectives de Syriza: comme il l’a dit „l’Histoire frappe à notre porte“ et nous sommes à un moment où les changements qui autrement pourraient prendre des décennies peuvent arriver en quelques mois ou années.
Il a également souligné qu’il ne s’agit pas simplement de remplacer une équipe de dirigeants par une autre, ni d’une direction ou d’un parti qui «guide» («un mot terrible», dit-il) le peuple, mais que le peuple lui-même exerce le pouvoir, qu’il y ait la souveraineté populaire, en Grèce et dans une Europe des peuples.
Beaucoup d’autres sujets ont surgi dans la discussion: comment briser le pouvoir du capital financier, comment faire face à la dette, la façon dont les gens s’organisent en Grèce aujourd’hui. Il a souvent parlé du village d’où il vient et où il est retourné, dont il a dit à un moment qu’il „émanait“.
Le peuple au lieu du „Guide“
Mais il semblait qu’il émanait non seulement de son village, que plus largement il avait ses racines dans le peuple grec et dans ses fortes traditions de résistance et de lutte, dont il a aussi parlé et qui semblent être la source de sa propre force et de son optimisme pour l’avenir.
C’était une soirée inoubliable pour ceux qui ont eu la chance d’y assister. Le lendemain, avant de retourner à Bruxelles, Manolís a été invité à parler aux élèves de l’école grecque à Luxembourg.
« Cette défaite porte les graines d’une victoire future »
Après une campagne qui aura duré deux ans, l’Ecosse a voté le 18 septembre pour ou contre l’indépendance – oui ou non. Et c’est le non qui l’a emporté. C’était donc une victoire pour l’establishment politique britannique et une défaite pour les forces de l’indépendance. Et en bons démocrates, les vaincus ont accepté le verdict des urnes.
Pourtant ceux qui s’attendaient à voir les partisans de l’indépendance abattus et qui espéraient que la question de l’indépendance serait réglée pour au moins une génération ont été vite déçus. Cette défaite porte les graines d’une victoire future, pour au moins trois raisons. D’abord, le déroulement de la campagne. La participation a été massive. Pas moins de 97% des électeurs potentiels se sont inscrits sur les listes électorales: 118.000 d’entre eux l’ont fait dans le mois précédant la fermeture des listes, le 2 septembre.
Ils font partie de ce qu’on appelait « le million manquant », ceux et celles qui ne votaient jamais et n’étaient souvent même pas inscrits. Cette fois-ci, ils ont voté : le taux de participation était de 84%. Il faut revenir à 1910 – avant le suffrage universel – pour trouver un taux supérieur. Beaucoup de ces nouveaux votants avaient été mobilisés et motivés par la campagne pour le oui, à travers le porte-à-porte, les discussions individuelles, les réunions publiques dans les salles de quartier, dans laquelle l’aile radicale de la campagne a joué un rôle très actif.
Un vote de classe
Deuxièmement, un examen du vote conduit à plusieurs conclusions. D’abord, il s’agit très clairement d’un vote de classe. Le scrutin a eu lieu dans 32 régions ou grandes villes. Le oui a été majoritaire dans quatre d’entre elles. Il s’agit de Glasgow, Dundee, et deux régions proches de Glasgow. Ce sont des régions sociologiquement ouvrières; ce sont les zones les plus défavorisées, avec les niveaux les plus élevés du chômage et de tous les indices de pauvreté. Ce sont aussi, historiquement et encore aujourd’hui, des bastions du mouvement ouvrier.
Les informations dont on dispose actuellement montrent en plus que partout le vote pour l’indépendance a été plus élevé dans les quartiers populaires. Ce sont aussi des zones qui ont été dominées depuis prés d’un siècle par le Parti travailliste bien que le Parti national écossais (SNP), qui dirige le gouvernement à Edimbourg, ait fait des avancées ces dernières années. En revanche, les régions qui ont été des bastions du SNP depuis les années 1970, avec des populations plus mixtes, ont toutes voté non.
Ensuite, un sondage publié le 20 septembre a donné une série d’indications qui montrent les limites de la victoire do non. D’abord, le oui a été majoritaire dans toutes les classes d’âge sauf les 18-24 (48%), les 55-64 (43%) et les plus de 65 ans (27%). Le vote pour le oui était de 71% parmi les 16-17 ans, 59% pour les 25-34, 52-53% entre 35 et 54.
On peut donc conclure que le résultat a été plombé par le vote des électeurs les plus âgés et que malgré la courte majorité pour le non chez les 18-24, le vote oui est globalement majoritaire parmi la population de moins de 55 ans. On peut respecter un tel résultat sur le plan arithmétique. Politiquement il est tout sauf définitif.
La jeunesse majoritairement indépendantiste
Ceci est confirmé par les motivations de ceux et celles qui ont vote oui et non. Pour les oui: 10% ont voté pour ne plus jamais avoir un gouvernement conservateur; 20% parce qu’ils pensaient que l’Ecosse indépendante aurait un meilleur avenir; 70% ont cité le principe que toutes les décisions concernant l’Ecosse devraient être prises en Ecosse.
Ce dernier pourcentage est peut-être le plus important du sondage. Ces 70% sont pour l’indépendance pour la plus fondamentale des raisons: la démocratie, car la question nationale est au fond une question politique, démocratique. Evidemment pas dans l’abstrait, car ceux qui ont voté oui ont très clairement exprimé leur opposition au néolibéralisme et à la guerre, pour la justice sociale et la redistribution des richesses.
Les chiffres correspondant pour le non sont aussi intéressants. 47% ont été motivé par les risques de l’indépendance. C’est le solde de ce que le responsables de la campagne du non ont apparemment appelé entre eux le «projet peur»: un vote pour l’indépendance mettrait en danger l’emploi, les retraites, les prix allaient augmenter, on ne serait pas admis dans l’Union européenne, les Anglais n’accepteraient pas l’union monétaire, le pétrole de la Mer du Nord sera bientôt épuisé. La plupart de ces craintes se seraient révélées soit sans fondement, soit exagérées si le oui avait gagné.
Mais elles étaient diffusées assidument par les partis unionistes, les média et les chefs d’entreprises. Certains patrons ont écrit à tous leurs salariés pour leur dire de voter non – une pratique qui a été justifiée par un député travailliste le soir des résultats. 20% ont voté non parce qu’ils croyaient à la promesse de davantage de pouvoirs pour le Parlement écossais. Les partis unionistes ont parlé d’un serment («vow») ; l’augmentation des pouvoirs serait sure et certaine. Malheureusement, les pouvoirs en question n’étaient jamais précisés, les trois partis unionistes (1) n’étant même pas d’accord entre eux.
Promesses d’Albion…
Et seulement 27% ont voté par attachement au Royaume-Uni. Ces chiffres confirment ce que tout le monde aurait dû déjà savoir: les motivations des partisans de l’indépendance sont plus solidement ancrées que celles des opposants.
La troisième raison pour douter de la solidité du verdict du 18 septembre se trouve dans ce qui se passe depuis. Car ce qui se passe est étonnant. Les gens affluent vers les partis indépendantistes, qui connaissent tous une vague d’adhésions. Le SNP a doublé ses effectifs en quatre jours, passant la barre des 50.000. Le Parti vert passe de 2.000 à 5.000 adhérents. Le Parti socialiste écossais (SSP) gagne 2.500 adhérents.
Quant à la Campagne pour une indépendance radicale (RIC), qui fédère les partis et courants de gauche et beaucoup de non-encartés, elle a reçu au moins 7.000 demandes d’inscription pour sa prochaine conférence en novembre. A titre de comparaison, ses deux conférences précédentes, en 2012 et 2013, ont réuni entre 900 et 1.000 participants, ce qui était déjà considéré comme un succès (2).
Les gens qui s’engagent aujourd’hui le font évidemment pour continuer le combat, parce que rien n’a été réglé. Pour se battre afin d’extraire le maximum de pouvoirs de Westminster. Pour remettre l’indépendance à l’ordre du jour le plus tôt possible. Le sondage déjà cité a aussi demandé aux gens combien de temps ce résultat tiendra. Parmi les partisans du oui 45% ont dit cinq ans, 16% dix ans.
Victoire à la Pyrrhus pour les unionistes
Ironiquement donc, les grands vainqueurs du scrutin sont les partis qui ont perdu. Et qui sera le grand perdant ? Il n’y a qu’un seul candidat. Les partis conservateurs et libéral-démocrate sont des quantités assez négligeables en Ecosse. Le grand perdant risque d’être le Parti travailliste. Dans la campagne du non (« Better Together »), il a joué le rôle central, notamment par l’intervention de l’ancien premier ministre Gordon Brown, celui qui a inventé le «serment» dans les 15 derniers jours de la campagne quand les partisans du non paniquaient devant la perspective que le oui passe.
Mais pour les travaillistes, leur victoire risque d’être à la Pyrrhus. Pour commencer, 37% des électeurs de ce parti farouchement unioniste ont voté pour l’indépendance. Et il semble bien, ce sera à confirmer, qu’il y a un processus inverse de ce qui se passe parmi les partis indépendantistes, que les gens commencent à quitter le parti. Dans la gauche du mouvement pour l’indépendance, il y a un fort rejet de Labour. Personne à gauche ne penserait à accuser les conservateurs d’avoir trahi, ce sont les ennemis de toujours.
Mais le Parti travailliste aura des comptes à rendre. Il y aura sans doute des changements dans sa direction; il est plus que douteux que cela suffise. L’électorat populaire a commencé à déserter le Parti travailliste avec l’expérience des gouvernements entre 1997 et 2010 et ceux à Edimbourg de 1999 à 2007. L’expérience du référendum peut accélérer et amplifier le processus.
Les travaillistes auront des comptes à rendre
Comment apprécier la situation aujourd’hui ? Si on la compare aux espoirs du 18 septembre, c’est une déception. Si on la compare à la situation au début de la campagne pour le référendum, c’est un énorme progrès. Pas tout à fait assez, mais énorme quand même. Comme nous l’avons vu, la victoire du non est passée grâce à des peurs faites de toutes pièces et des promesses dont on n’a pas encore vu la couleur. En 2012, Cameron pensait gagner par au moins 70-30. Erreur funeste, il a failli perdre.
Ensuite, nous avons assisté à une mobilisation et une politisation en profondeur de la société, qui a touché surtout ceux qui ne faisaient pas de politique, qui a éveillé les couches populaires. Gageons que ce génie n’est pas prêt à rentrer dans la bouteille. Par ailleurs, aucun secteur de la population n’a été épargné par ce mouvement.
Comme les citoyens de l’Union européenne résidant en Ecosse ont pu voter, nous avons vu, entre autres, les « Polonais pour l’indépendance ». Et aussi les Femmes pour l’indépendance, bien à gauche, les Asiatiques écossais pour l’indépendance et, last but not least, «les Ecossais anglais (sic) pour l’indépendance ». Il paraît d’ailleurs que la majorité de la communauté d’origine pakistanaise et environ un quart des Anglais vivant en Ecosse auraient voté oui.
Un nouveau référendum dans cinq ans?
Les forces indépendantistes affrontent le bras de fer avec Londres dans un bon rapport de forces. Alex Salmond a démissionné comme premier ministre et comme leader du SNP. Personne ne lui demandait de le faire, son bilan était plus que bon. Il l’a fait pour passer la main à celle qui est presque certaine de lui succéder, sa très capable adjointe, Nicola Sturgeon.
Dans sa première interview après l’annonce de sa candidature à la succession, elle a refusé d’exclure un nouveau référendum dans les cinq ans à venir si Londres n’accorde pas suffisamment de pouvoirs à l’Ecosse. Voilà la perfide Albion prévenu. Quant à Salmond, il ne prend pas sa retraite: il continuera à siéger au Parlement et il restera une force.
On espère que tout le monde hors de l’Ecosse l’aura maintenant compris: ce mouvement pour l’indépendance de l’Ecosse n’est pas basé sur un nationalisme étroit, n’est même pas nationaliste du tout pour une grande partie de ses participants. Il n’est pas anti-anglais, il est pour la démocratie, la justice sociale, pour une nouvelle société, contre la guerre. Il est majoritairement de gauche.
Ce caractère de gauche n’a rien d’automatique. Il est le résultat d’évolutions depuis 30 ans. D’abord, il y a eu un changement de direction au sein du SNP dans les années 80-90 avec l’arrivée d’une équipe, personnifiée par Salmond, devenu leader en 1990, qui voulait dépasser le Parti travailliste sur sa gauche et gagner ses électeurs à la cause indépendantiste.
Il faut dire que le SNP a été considérablement aidé par l’évolution du New Labour blairiste. Ensuite, la gauche radicale en Ecosse a réussi dans les années 80-90 à dépasser un discours idéologique stérile qui expliquait qu’il fallait être contre l’indépendance pour ne pas diviser la classe ouvrière britannique. Elle a commencée à soutenir l’indépendance en lui donnant un contenu socialiste.
Cette évolution était décisive, parce qu’il y a une place à occuper à gauche du SNP. Elle a été occupée entre 1999 et 2007 par le Scottish Socialist Party (SSP), avant la crise qui a frappé ce parti et dont il semble aujourd’hui se remettre. Mais cet espace existe encore et il a été occupé pendant la campagne par la RIC, le SSP, les Verts et par des mouvements comme Femmes pour l’indépendance.
De nouveaux espaces à gauche
Cette gauche radicale a un rôle important à jouer. Car si le SNP est bien à gauche du Labour, il reste un parti de centre-gauche, social-démocrate. Ce qui n’est pas, dans la situation actuelle, la pire des choses. Cela a rendu possible que les Verts et le SSP participe à la campagne « officielle » pour le oui («Yes Scotland»), dirigée par le SSP, tout en participant à la RIC.
Le SNP est relativement progressiste sur le plan social, mais il ne conteste pas le capitalisme, ni en Ecosse ni au niveau international. Au début de la campagne, Salmond a donné quelques gages – par exemple en proposant de garder la Reine comme chef d’Etat et en abandonnant l’opposition de toujours du SNP à l’OTAN. Cette dernière décision a été prise par une courte majorité au congrès du SNP. Elle a coûté la démission du parti de deux de ses députés; un troisième vient de les rejoindre en expliquant qu’il avait attendu la fin de la campagne.
Aujourd’hui, certains de ceux qui rentrent au SNP le font avec l’intention de le faire évoluer à gauche. On peut leur souhaiter bonne chance, il y a déjà une gauche dans le SNP. Mais il semble plus important aujourd’hui de créer une force politique à gauche du SNP, une force anticapitaliste et indépendantiste, une gauche radicale qui se bat pour la république et pour le socialisme.
Les éléments de cette gauche existent déjà et ils ont beaucoup contribué à la campagne pour le oui. Aujourd’hui, il s’agit de les réunir, de les structurer pour affronter les nouveaux défis. Suite au référendum, l’audience pour les idées de cette gauche radicale s’est considérablement élargie. C’est une occasion à saisir des deux mains.
(1) Il s’agit du Parti conservateur, du Parti libéral-démocrate et du Parti travailliste. Les deux premiers forment le gouvernement de coalition à Londres. Les trois partis sont dans l’opposition au gouvernement SNP à Edimbourg.
(2) Ces chiffres sont approximatifs. Ils étaient aussi exacts que possible quand cet article a été écrit, ils sont susceptibles d’être rapidement dépassés. C’est un signe des temps en Ecosse.
Ecosse: Tout est possible, mais rien n’est encore sûr
Huit jours avant le référendum sur l’indépendance de l’Ecosse, les dirigeants des trois partis de l’establishment politique britannique ont suspendu pour une journée leurs joutes oratoires au Parlement de Westminster. Le premier ministre conservateur David Cameron, son adjoint libéral-démocrate Nick Clegg et le dirigeant de l’opposition travailliste Ed Miliband se sont envolés pour l’Ecosse, pour essayer de convaincre les électeurs de ne pas voter pour l’indépendance.
On peut penser que c’était un peu dérisoire, on peut s’interroger sur l’efficacité du geste, qui peut même avoir l’effet contraire de ce qui était souhaité. En revanche, il est clair qu’il s’agissait d’un symptôme du vent de panique qui souffle sur le monde politique britannique, ainsi que sur les milieux patronaux et financiers, en cette fin de campagne.
Panique dans chez les patrons et la finance
Samedi dernier, un sondage donnait le « oui » à l’indépendance à 51% et le « non » à 49%. Depuis deux ans que la campagne dure, c’est le premier et pour l’instant le seul sondage qui donne le « oui » majoritaire. Mais les autres montrent un resserrement de l’écart – 48-52, 47-53… Tout d’un coup tout le monde, les pour et les contre, commencent à se rendre compte qu’une victoire du « oui » est réellement possible.
A vrai dire, le choc est beaucoup plus grand pour les partisans de l’Union. Ceux-ci ont commencé la campagne avec un rapport de 2 à 1 pour le « non ». Et en voyant l’écart se réduire ces derniers mois, ils ont continué à croire qu’ils le remporteraient quand même.
Les partisans du « oui » sont moins surpris. Car eux savent par leur expérience quotidienne qu’il se passe quelque chose, un débat qui pénètre les profondeurs de la société, une politisation de masse. Ceux d’en bas, ceux qui ne s’occupent pas habituellement de la politique, qui s’en méfient, qui ne votent pas, sont entrés dans le jeu, se sont saisis de la campagne. Tout le monde le constate.
Un débat qui remue les profondeurs populaires
Même Mure Dickie, correspondant en Ecosse du Financial Times note sobrement : « le soutien croissant pour l’indépendance au fur et à mesure qu’on s’approche du référendum découle de l’évolution de la campagne pour le « oui » des nationalistes traditionnels vers un mouvement large de groupes dans les communautés ». Par « communauté » en Ecosse, on veut dire simplement là où vivent les gens, dans les quartiers populaires, dans ces grandes cités à la périphérie d’Edimbourg, Glasgow, Dundee, Aberdeen, dans les petites et moyennes villes, dans les villages.
Et M. Dickie a raison. La campagne pour le « oui » est sortie des cercles politiques habituels. Les militants ont fait du porte-à-porte, organisé des réunions petites – et de moins en moins petites – dans les cités, dans les villes, dans les villages. L’explosion du débat, la politisation, ne sont pas simplement des phénomènes spontanés, ils sont les fruits d’un travail de fourmis depuis deux ans. Par les militants de la gauche radicale bien sûr, mais beaucoup plus largement que cela.
La campagne pour le « non » – une alliance des branches écossaises des trois partis britanniques – a beaucoup insisté sur les « dangers » de l’indépendance, prédisant que si on votait « oui », tout serait menacé: l’emploi, le niveau de vie, les services sociaux, les retraites et ainsi de suite. Ils ont fait trop, et trop tôt et beaucoup de gens en sont venus à considérer qu’on les prenait pour des imbéciles, des incapables de gérer leurs propres affaires, et qu’on faisait du bluff.
La campagne pour le « oui », surtout dans la dernière période, a mis l’accent fermement non sur une indépendance abstraite mais sur quelle indépendance. Dans un débat avec le leader de la campagne du « non , l’ancien Ministre des Finances Alistair Darling, le dirigeant du SNP et premier ministre de l’Ecosse, Alex Salmond, a concentré son discours sur la défense de la sécurité sociale, sur l’emploi, sur la justice sociale, sur l’abandon des armes nucléaires et la fermeture de la base nucléaire de Faslane. Par ailleurs il s’est fait un plaisir de détailler la longue liste de capitulations du Parti travailliste, insistant sur les dangers de maintien de l’Union : austérité, privatisation rampante des services de santé et maintenant de l’éducation.
Les espoirs du Yes, les menaces du No
Salmond n’est bien sûr pas un révolutionnaire mais ressemble plutôt à un social démocrate de la vieille école, tout à fait respectueux du marché et des contraintes internationales mais pour un Etat social et une certaine redistribution des richesses. Il a réussi à maintenir ce discours et même une certain pratique comme premier ministre de l’Ecosse sous le statut d’autonomie, en expliquant qu’il n’avait pas tous les pouvoirs. C’est quand il les aura, s’il les a un jour, qu’on verra plus clairement les contradictions de sa politique.
A la base de la campagne et notamment dans les couches populaires et parmi les jeunes, le discours est plus radical, on parle de la réorganisation de la société, on parle du socialisme, on lie l’indépendance à un changement radical et on débat de tout. Et on n’est pas forcément nationaliste. Il y a 15 ans, seuls le militants de la gauche radicale partisans de l’indépendance disaient qu’ils n’étaient pas nationalistes, mais internationalistes. Aujourd’hui on l’entend beaucoup plus largement dans la campagne pour le « oui ».
Une participation en hausse
Il est impossible de dire aujourd’hui que la victoire du « oui » soit certaine, mais elle est possible. Cela dépend de la mobilisation de ses partisans d’ici jeudi prochain et aussi de la capacité des moins convaincus à résister au barrage de propagande dans les média, aux déclarations de patrons, aux menaces de délocalisations si le « oui » passe, la livre qui chute contre le dollar, etc.
Côté positif, le débat et la politisation ont conduit à des files d’attente pour s’inscrire sur les listes électorales. On parle d’un taux de participation de jusqu’à 80%. A titre de comparaison, le taux de participation aux dernières législatives écossaises étaient de… 50%. Si on vote à 70 ou 80%, cela favorisera le « oui », surtout si ce sont les quartiers populaires qui votent en masse. Depuis toujours, les sondages ont montré que ce sont les couches populaires et les jeunes qui sont les plus favorables à l’indépendance. Et jusqu’ici, lors les élections, ce sont précisément eux qui votent le moins…
Derrière les chiffres globaux des sondages se cachent des différences importantes dans les classes d’âge. En éliminant les indécis, l’indépendance est majoritaire parmi les moins de 60 ans, avec 56% pour les moins de 25 ans. Parmi les plus de 60 ans, seulement 29% sont pour l’indépendance.
Nous y reviendrons après le 18 septembre, sur les résultats et les perspectives.
Des élections européennes entre crise et insécurité sociale
Les élections européennes de 2014 ont été les premières à avoir été tenues depuis que la crise économique et financière a pris toute son ampleur et que les conséquences sont devenues apparentes.
Les élections de 2009 quant à elles avaient juste eu lieu quelques mois après la faillite de Lehman Brothers en 2008. Et à ce moment, il n’était pas encore clair quelles allaient être les réactions des classes dirigeantes européennes. Depuis, beaucoup de choses ont été clarifiées.
Tout d’abord, il est devenu évident que ces classes n’allaient pas laisser passer l’occasion d’une bonne crise pour passer à l’offensive avec leurs politiques d’austérité et de réformes structurelles. Ensuite, la crise a révélé les failles inhérentes à la monnaie unique qui ont été camouflées par le boom soutenu par le crédit massif au début des années 2000. Finalement, un certain nombre de pays a été touché sévèrement par la crise : l’Irlande, la Grèce, le Portugal, l’Espagne et Chypre.
Lehman Brothers: 6 ans après
Dans tous les cas hormis l’Espagne, des cures furent imposées (et n’oublions pas, souvent à des gouvernements récalcitrants) par ce qui allait devenir l’infâme Troïka (Union européenne, Banque centrale européenne et Fonds monétaire international). Dans le cas du pays qui a résisté à cette cure de la Troïka, l’Espagne, le gouvernement Rajoy a mis en place ses propres politiques d’austérité et de contre-réformes.
L’objectif était double : en premier lieu afin d’assurer que les pays concernés allaient rester capables de rembourser leurs dettes. En second lieu afin de conditionner ces « aides » à des politiques drastiques d’austérité et de contre-réformes néolibérales. Moins dramatiquement, mais d’un pas assuré, les mêmes politiques d’austérité et de contre-réformes ont été mises en place dans d’autres pays de l’UE. En dernier lieu, la crise a offert l’occasion pour mener d’autres attaques sur les souverainetés nationales et populaires par une série de mesures soumettant les budgets nationaux au contrôle de l’UE, la mesure la plus emblématique étant le Pacte budgétaire.
Une crise bien utile
Il faut donc prendre en compte les effets cumulés de ces éléments pour connaître le terreau sur lequel se sont déroulées les élections européennes. Tout d’abord, les effets des politiques d’austérité prolongée ont eu un impact régressif sur l’économie menant en particulier à la forte augmentation du chômage tournant en Grèce et en Espagne autour des 25 % et le double concernant les jeunes.
Ensuite, la mise en place de réformes structurelles ont conduit à des attaques massives sur la santé, l’éducation et les droits des salariés. Le sans-abrisme a cru en particulier dans les pays où la bulle immobilière a explosé.
Enfin, les politiques adoptées ont conduit à des divisions accrues en Europe. Les processus d’élargissement (2004-2007) ont fait intégrer dans l’UE des pays de l’ancien bloc soviétique. Ces derniers ont réintégré un marché mondial capitaliste dans une relation – aussi bien financière qu’industrielle – de dépendance vis-à-vis du capital occidental.
Ces réformes structurelles qui détruisent tout
Les mémorandums imposés par la Troïka et la crise de l’eurozone ont conduit à de nouvelles différentiations et à un gouffre entre le Nord et le Sud. Cela n’a pas uniquement affecté les pays d’Europe du sud déjà mentionnés mais aussi, avec moins d’acuité, l’Italie et la France. Les grands bénéficiaires de la crise et de l’euro sont en effet l’Allemagne, et, dans une moindre mesure, les Pays-Bas, l’Autriche et la Finlande qui rencontreront tous, néanmoins, leurs propres problèmes.
Finalement, l’imposition d’un contrôle accru de Bruxelles et le fait que cela est perçu comme l’Allemagne imposant ses politiques à d’autres Etats-membres a refait surgir la question de la souveraineté nationale, et spécialement des droits des parlements nationaux. Il faut évidemment souligner que chacun de ces parlements nationaux a voté en faveur de sa propre neutralisation en adoptant toutes ces mesures.
Seppuku
Lors des élections européennes précédentes, parmi les fédéralistes européens et les classes bavardantes, beaucoup ont déploré le niveau d’abstention et du fait que dans la plupart sinon la totalité des pays, ces élections étaient dominées davantage par les politiques nationales qu’européennes. La rengaine récurrente étant celle de l’ignorance des masses qui ne comprendraient pas l’importance de l’Europe et du bien qu’elle leur prodiguerait.
Cette fois-ci, l’abstention a atteint 57 % – dans certains pays, la participation a augmenté – et l’Europe est devenue un sujet central dans de nombreux pays. Mais pas dans le sens que les soi-disant fédéralistes (en fait des partisans d’une UE davantage centralisée) auraient préféré. L’Europe et la politique européenne sont devenus des sujets en réaction contre le genre d’Europe qu’ils ont bâtie. Il faut toujours se méfier de ses souhaits…
En effet, les questions de l’austérité, du chômage, des attaques contre le modèle social européen, de l’euro, du rôle de Bruxelles, Berlin et Francfort étaient à l’ordre du jour. Ce fut aussi le cas de la question de l’immigration, aussi bien dans sa forme non traditionnelle (immigration extra-européenne) que des nouvelles formes (migrations de l’Est vers l’Ouest facilitées par la libre-circulation des personnes au sein de l’UE).
Retour de bâton en Europe de l’Est
Mais la manière dont ces questions ont trouvé une expression dépendait de l’acuité avec laquelle la crise et l’austérité avaient touché les différents pays ainsi que des forces politiques et sociales présentes. De plus, les 28 élections étaient aussi bien nationales qu’européennes, le mélange variant ; mais il est certain que les sujets nationaux prévalaient. On ne peut expliquer les résultats catastrophiques des Libéraux-Démocrates en Grande-Bretagne ou des partis socialistes en France, en Espagne, en Irlande ou aux Pays-Bas uniquement en invoquant des considérations d’ordre européen. Toutefois, il est possible d’identifier des tendances lourdes.
Avant les élections, le parlement européen étaient dominé par deux grands blocs : la droite avec le PPE (Parti populaire européen) avec 265 sièges et les socialistes (S&D) avec 183 sièges. Ils étaient suivis par les libéraux (ALDE) avec 84 sièges, les Verts avec 55 sièges et les eurosceptiques conservateurs (ECR) avec 54 sièges. A la limite, on peut considérer ces partis, avec quelques réserves concernant l’ECR, comme défendant une Europe néolibérale et antidémocratique. En-dehors de ces partis, l’on peut trouver l’EFD (nationalistes d’extrême-droite) avec 32 sièges et une série de députés indépendants se situant pour la plupart également à l’extrême-droite. Et finalement, la gauche, représentée par le groupe GUE-NGL disposait de 35 sièges.
Voici le tableau après les élections de 2014 : PPE 214 ; S&D 189 ; ALDE 65 ; Verts 52 ; GUE 45 ; ECR 46 ; EFD 38. En plus, 41 députés indépendants ont été réélus et 61 nouveaux députés dont l’affiliation n’est pas encore clarifiée ont fait leur entrée dans l’assemblée. La constitution des groupes peut ainsi encore changer. La GUE par exemple, pourrait encore croître davantage. Toutefois, la plupart des anciens et nouveaux indépendants devraient être situés à l’extrême-droite.
Les bérézinas socialistes
Les pertes de sièges du PPE et des libéraux peuvent raisonnablement être attribuées aux gains engrangés par des parties se trouvant à leur droite. Malgré le gain de quelques sièges supplémentaires, les socialistes n’ont pas réalisé un bon résultat. Ils ne sont arrivés en tête que dans quatre pays – en Italie, où l’effet Renzi a porté le PD à 40 %, en Suède, au Portugal et en Roumanie. En France, en Espagne et aux Pays-Bas, les résultat étaient de mauvais à catastrophiques, et un peu meilleurs au Danemark, en Allemagne et ailleurs.
Les deux « extrêmes », comme les centristes aiment à les présenter, ont réalisé des gains lors de ces élections. Mais malheureusement pas dans une mesure équivalente. Les informations dominantes de ces élections étaient la percée dans un certain nombre de pays par les forces à la droite de la droite traditionnelle. Elles sont arrivées premières en France (25% pour le Front national), au Danemark (26,5% pour le Parti populaire danois) et en Grande-Bretagne (26,8% pour UKIP).
Elles ont également réalisé de bons résultats en Suède, en Autriche, en Allemagne, en Hongrie et en Grèce. En Bulgarie, le vote d’extrême-droite pour Ataka a certes chuté, mais avec une nouvelle coalition nationaliste d’extrême-droite « Bulgarie sans censure » qui a engrangé 10,66%, l’extrême-droite y a totalisé presque 17%. En Flandre, le Vlaams Belang a perdu plus de la moitié de ses votes, mais ce fut à l’avantage de la droite nationaliste NVA qui a fait 27%.
De la droite de la droite traditionnelle…
Une des grandes surprises furent les résultats médiocres du PVV de Geert Wilders aux Pays-Bas qui sont passés de 17 à à peine 14%. Une des explications pourrait être que Wilders a négligé son discours traditionnellement anti-immigrés et islamophobe en faveur d’une attaque féroce contre l’UE, allant jusqu’à la décrire d’« Etat nazi », ce qui fut même un peu trop pour les Néerlandais plutôt eurosceptiques. Le terme « à la droite de la droite traditionnelle » semble être le plus approprié pour décrire l’arc des forces concernées.
Elles vont en effet de nationaux-conservateurs de droite (UKIP, Alternative für Deutschland et « Droit et Justice » en Pologne) à des néonazis confirmés (Aube dorée en Grèce, Jobbik en Hongrie et le NPD en Allemagne) en passant par des formations comme le Front national en France et le FPOe en Autriche. Il est incorrect de décrire ces partis simplement comme des partis fascistes, mais ils sont également plus que de simples nationalistes de droite. Le FN a toujours compté en son sein des tendances fascistes, pas uniquement aux marges, mais également à des postes-clés pas si éloignés de Marine Le Pen.
…aux forces ouvertement fascistes
Mais qu’il y a-t-il en commun entre un Nigel Farage avec sa pinte de bière, son costume-cravate et les troupes d’assaut en herbe de Jobbik et Aube dorée ? Il est clair que les électeurs de ces partis partagent un certain nombre de préoccupations de beaucoup d’autres électeurs, y compris à gauche : le chômage et l’insécurité de l’emploi, les conditions de vie décroissantes et la défiance envers l’UE. Mais aussi des thèmes propres à ces partis : la loi, l’ordre et l’immigration. Ces partis y répondent ouvertement par des réponses nationalo-centrées, racistes et xénophobes. Nous reviendrons là-dessus.
L’autre information importante était le progrès, dans certains pays plus que dans d’autres, de la gauche – la vraie gauche, celle qui lutte contre l’austérité et le démantèlement de l’Etat social, pour une Europe de la solidarité et de la coopération. Cela a mené la GUE-NGL de 34 à environ 50 eurodéputés. La plupart d’entre eux viennent de partis membres ou sympathisants du Parti de la gauche européenne (PGE).
Pendant la campagne, certains partis en-dehors du PGE (mais membres de la GUE-NGL) ont soutenu la candidature à la présidence de la Commission européenne d’Alexis Tsipras, parmi lesquels le Parti de gauche de Suède et le Parti socialiste néerlandais. Tsipras lui-même a fait preuve d’une étonnante énergie, parcourant l’Europe pour soutenir les campagnes dans les différents pays. Le plus important, c’était probablement son leadership de la campagne de la gauche unie en Italie. Bien que les résultats définitifs étaient légèrement en-deçà des espoirs de la gauche en général et du PGE en particulier, la GUE-NGL sera le cinquième groupe, juste derrière les Verts et de l’ALDE.
Rouge écarlate en Grèce et en Espagne
Les succès les plus frappants étaient en Grèce et en Espagne, où le niveau de lutte et de résistance contre l’austérité et les attaques contre l’Etat social était le plus élevé. Ce sont également les pays où le degré d’auto-organisation et l’apparition de mouvements sociaux qui ont pris en main des campagnes et développé des points de vue propres concernant la santé, l’éducation, le budget et la défense des immigrés.
En Grèce, Syriza a pu confirmer que ses résultats électoraux de mai et juin 2012 n’étaient pas un feu de paille et bien plus qu’un vote protestataire. Au-delà, en dépassant largement la droite de Nea Dimokratia (26,6% pour Syriza contre 22,73 pour ND), sa crédibilité pour la tenue d’élections anticipées a augmenté. Sa performance lors des élections régionales et locales qui se sont tenues le même jour était tout aussi importante.
Par définition, ce genre d’élection est encore plus difficile pour un parti qui a grandi si rapidement. Des partis comme ND et le Pasok sont enracinés, disposent de réseaux clientélistes et de figures locales bien établies – même si ces dernières ont souvent choisi de se présenter comme candidates « indépendants » afin de se distancier de leurs partis discrédités.
Le cliéntélisme ND et Pasok résiste en Grèce
Ce degré d’implantation vaut également pour le Parti communiste de Grèce (KKE), qui a récolté 6,9% des suffrages et a remporté Patras, la troisième ville du pays – avec le soutien de Syriza, ce qui n’a pas toujours été réciproque. Syriza a remporté deux régions, y compris la plus grande, l’Attique, qui compte à elle seule un tiers de la population du pays. Syriza a failli remporter Athènes et y est parvenu dans de nombreuses villes ouvrières. Ces conquêtes sont tout autant le reflet du soutien populaire de Syriza et les moyens dont le parti se dote pour structurer davantage ce soutien.
En Espagne aussi, la gauche a connu un succès majeur. Avec 10%, Izquierda Unida a triplé son pourcentage de 2009 et a remporté six sièges. Ce succès avait été anticipé et reflété dans les sondages d’opinion qui accréditaient à IU jusqu’à 14-15%. Mais la surprise était la percéed’une nouvelle formation, Podemos, qui a remporté presque 8% et cinq sièges, dépassant parfois IU, comme à Madrid.
Podemos semble avoir tiré profit du soutien du mouvement du 15 mai et de nouveaux mouvements comme Mareas, qui ont fait campagne sur la santé, l’éducation et le budget. Il semble impératif qu’IU et Podemos collaborent et forment une sorte d’alliance. Ensemble, ils ont récolté 18% des votes contre 23% pour les sociaux-démocrates du PSOE, qui ont vu leur score s’écrouler de 16% comparé à 2009.
Podemos (y) unidos?
En Espagne, les luttes contre l’austérité et la défense de l’Etat social ne sont pas les seules luttes. S’y ajoutent aussi la question des minorités nationales, une question de la transition post-franquiste irrésolue, ainsi que la crise de la monarchie, renforcée par l’abdication de Juan Carlos le 2 juin. La question centrale récente est celle du droit de la Catalogne à l’autodétermination, voire l’indépendance, qui a été concrétisé lors du référendum en novembre et dont Madrid refuse de reconnaître la légitimité.
Lors de ces élections, la gauche catalane indépendantiste (ECR – Gauche catalane républicaine) a émergé comme étant la première force pour la première fois avec 24%. L’équivalent catalan d’IU, ICV-EUiA, qui soutient le droit à l’autodétermination, a également progressé pour atteindre 10,3%. Le PSC (socialistes) a chuté à 14,3%. La perte de soutien du PSC n’était pas qu’une réaction contre l’austérité bipartisane due aux politiques centralistes de l’Etat espagnol imposées par la direction du PSOE à Madrid, ce qui pourrait faire briser en éclats dans les mois qui viennent dans la perspective du référendum et des élections municipales, régionales et nationales. Au Pays basque, la gauche nationaliste d’EH Bildu a également réalisé une belle performance et a gagné des sièges.
Regain rouge en Ex-Yougoslavie
Le succès le plus remarquable vient peut-être de Slovénie où la Gauche unie, une alliance entre l’Initiative pour le socialisme démocratique et deux plus petits partis a gagné 5,9% des votes, assez pour entrer au parlement national lors des élections à la fin de l’année. On assiste également à l’émergence de nouvelles forces de gauche dans d’autres pays de l’ancienne Yougoslavie, ce qui n’est pas étranger à l’expérience du socialisme yougoslave, qui, loin d’avoir été parfaite, était qualitativement très différent du reste de l’Europe orientale.
En Irlande, le Sinn Fein, qui a mené une campagne clairement anti-austérité a récolté 17%, 6 de plus qu’en 2009, et remporté trois sièges, en plus d’un autre dans le Nord. Une autre victoire significative fut en Italie où la liste conduite par Alexis Tsipras a réussi à franchir le socle des 4% et a remporté trois eurodéputés. Reste à voir en quelle mesure ce résultat pourra constituer le départ de la reconstruction de la gauche italienne, mais c’est un grand pas en avant. En Finlande, l’Alliance de gauche a remporté 9,3% et retrouvé son siège perdu en 2009.
L’espoir belge
Aux Pays-Bas, le Parti socialiste, avec ses 10%, a réussi à dépasser pour la première fois les sociaux-démocrates du PvdA dans une élection nationale. Et en Belgique, le PTB, en réunissant une partie significative de la gauche belge, a réalisé une véritable percée. Il n’a pas réussi à décrocher un siège au parlement européen, mais l’a fait pour les parlements régionaux et fédéral, dont le renouvellement a eu lieu le même jour. En Wallonie, il a atteint 5,48% des votes et obtenu des sièges dans les parlements fédéral, wallon et bruxellois.
Dans d’autres pays, les nouvelles sont moins bonnes. En République tchèque, le Parti communiste de Bohême et Moravie a perdu 3% et l’un de ses eurodéputés. Mais peut-être ne faudrait-il pas tirer trop de conclusions d’un score historiquement bas de 18%. Au Portugal, où le Parti socialiste qui se trouve dans l’opposition a progressé, les résultats combinés du Bloc de gauche et du Parti communiste portugais (PCP) a chuté de 4% par rapport à 2009. Mais le rapport de force entre les deux partis a considérablement bougé, le PCP passant de 10,66 à 12,7% et le Bloc de Gauche de 10,73 à 4,6%. La grande surprise fut la percée d’un parti vert, le Parti de la Terre, qui, avec ses 7%, a remporté 2 sièges.
Portugal: redistribution à gauche
En Allemagne, Die Linke, avec ses 7,4% a légèrement baissé par rapport à 2009 et en perdant un siège, mais a malgré tout obtenu 200.000 votes supplémentaires. En France, il est arrivé ce qui était attendu : le Front de gauche, avec ses 6,3%, n’est que légèrement au-dessus de 2009 et bien loin des 11% du premier tour de l’élection présidentielle de 2012. Pour cela, il y a une explication directe et une interrogation plus profonde.
L’explication directe se trouve dans les divergences entre le Parti communiste français et d’autres composantes du Front de gauche, en particulier du Parti de gauche de Jean-Luc Mélenchon, à propos des élections municipales du mois de mars, où le PCF a fait alliance avec le Parti socialistes dans de nombreuses villes. Ces divergences se sont aiguisées par la tonalité des attaques du PG. Derrière ces divergences évidentes, des problèmes plus profonds existent : la nature stérile du tête-à-tête entre le PCF et PG qui a accentué le caractère de cartel du Front de gauche.
Il n’existe pas d’affiliation individuelle, alors que la campagne de 2012 a été marquée par la mobilisation de milliers de supporters qui n’étaient affiliés à aucune des composantes du Front de gauche. Mais il reste aussi d’autres problèmes politiques : comment réunir les gens autour de revendications claires, concrètes et positives, plutôt que de constituer le front des « anti » ; comment tisser des liens avec les courants de la gauche des socialistes et des Verts. Dans une situation où le FN est à 25% et le PS au pouvoir à 14%, le Front de gauche est plus nécessaire que jamais ; mais il ne peut plus éviter certains débats et choix fondamentaux.
Le Front de gauche à la croisée des chemins
Revenons à l’aspect des élections qui a retenu le plus d’attention : la poussée de la droite nationaliste. Certains résultats sont clairement le résultat des politiques nationales. C’est le cas en France, où non seulement le PS au pouvoir est de plus en plus discrédité, mais aussi le parti de la droite traditionnelle, l’UMP, s’embourbe dans des guerres intestines et est miné par des scandales à répétition. Mais le résultat est aussi une succession du succès de Marine Le Pen à la présidentielle de 2012. Le FN est une constante de la politique française depuis 1984, avec des hauts et des bas, mais il se trouve sur une pente ascendante depuis que Marine Le Pen a repris le parti en 2011 et a commencé à changer l’image du parti.
On pourrait expliquer les résultats des autres partis par des situations nationales. Mais il y a une dimension européenne à leurs gains. Face à la crise de l’Europe et la crise en général, ces différentes formations montrent une réaction nationaliste, qu’il s’agisse de la réaffirmation de la centralité de la nation, de la sortie de l’euro ou de la sortie de l’UE tout court. La question est : quelle est la solution nationale proposée ? Le rejet de l’UE, du moins dans sa forme actuelle, n’est qu’un aspect pour les électeurs et sans aucun doute pas le plus important, même en Grande-Bretagne.
UKIP: pas seulement l’UE
Ce qui compte pour ces électeurs, c’est l’immigration, le chômage et l’insécurité. La réponse de la droite radicale est une réaffirmation de la nation mais dans son aspect exclusif, ethnique, qui en exclut les Musulmans, les Roms et tous les non-Européens en général. Les Européens de l’Est sont acceptées en petites doses et à condition qu’ils ne prennent pas « nos » emplois et qu’ils s’intègrent. En plus de la nation, il y a la réaffirmation de l’autorité de l’Etat. Pas uniquement en tant que garant de la loi et de l’ordre, mais aussi en tant qu’acteur économique qui reprendra ses pouvoir à Bruxelles et les utilisera au bénéfice de ses citoyens.
Il ne faudrait pas penser qu’ils soient en faveur de l’autarcie nationale. D’une manière générale, ils sont pour une Europe des nations, basée non sur la solidarité mais la compétition, sur les rapports de force et une hiérarchie où le plus fort domine.
Où cela va-t-il mener ? D’un point de vue réaliste, aucun de ces partis ne semble pouvoir prendre le pouvoir à lui seul. Mais ils peuvent jouer un rôle politique. Il est évident que sur l’immigration et sur d’autres questions, ils exercent une pression droitière sur le centre-droit. D’un point de vue superficiel, il y a une contradiction entre eux et les orientations des gouvernements européens, en y incluant le centre-droit, qui sont en faveur de la mondialisation en général et de l’Europe en particulier.
Mais regardons de plus près. Pendant une longue période, environ depuis la moitié des années 80, la période de la présidence de Jacques Delors, les institutions européennes étaient dominées par les « fédéralistes », qui croyaient sincèrement à l’ « union toujours plus étroite » évoquée dans le Traité de Rome. Mais tout le monde a remarqué le déplacement lors de ces dernières années vers l’intergouvernemental, caractérisé par le glissement des pouvoirs de la Commission vers le Conseil, constitué les chefs d’Etat et de gouvernement. Cela a été accentué fortement depuis le déclenchement de la crise.
Du fédéralisme à l’intergouvernemental
Autant pour la question fondamentale. Nous pourrions discuter de l’existence d’un peuple européen, s’il verra le jour où même s’il est souhaitable. Ce qui est plus important, c’est l’inexistence d’une classe capitaliste européenne, mais de 28, chacune avec son Etat-nation. Et ce de là que viennent les marchandages. Ainsi, lorsque la Grand-Bretagne envisage de quitter l’UE sous certaines conditions, elle agit d’une manière pragmatique. Elle ne fait pas partie de l’eurozone, elle n’en a pas l’intention, elle peut être marginalisée, des décisions la touchant peuvent être prises, en particulier le rôle de Londres comme centre financier.
La véritable bombe à retardement ne se trouve pas à Londres mais au sein de l’eurozone. L’euro bénéficie à l’Allemagne au détriment des autres pays. Ceci est la source de conflits potentiels et d’instabilité. Le plus bizarre, c’est ce que c’est l’Atlernative für Deutschland qui l’a bien compris, et qui entend désamorcer cette bombe en faisant sortir l’Allemagne de l’euro. Mais cela ne risque pas d’arriver de sitôt. Qu’arrivera-t-il si la France et/ou l’Italie pensaient qu’afin de défendre leurs intérêts nationaux, il leur faudrait défier les règles de l’eurozone ?
Eurozone: bombe à retardement
La distance entre la droite extrême et le reste de la droite n’est pas si insurmontable que cela. L’austérité peut bien aller et venir, mais les attaques contre l’Etat social, contre les droits des travailleurs vont continuer, ainsi que la chute des conditions de vie et l’augmentation de l’insécurité économique qui nécessiteront des formes de gouvernement plus autoritaires. Elles pourront prendre des formes plus « technocratiques », mais il est également envisageable qu’elles se basent sur des gouvernements démocratiquement élus d’alliance entre la droite et l’extrême droite.
Il est évidemment important de combattre la montée de ces forces, mais pour cela, les slogans anti-fascistes sont plus qu’insuffisants. Il faut les combattre concrètement, en opposant des arguments politiques aux leurs. Et parfois, face à des formations réellement fascistes et néo-nazies, il faut aussi les combattre physiquement.
Mais au-delà de tout, il faut offrir une alternative claire et crédible aux solutions qu’ils proposent, une alternative qui est anticapitaliste, démocratique et internationaliste. En réponse aux conceptions de nation ethniques, xénophobes et exclusive, il faut opposer une conception de la nation politique et inclusive : tous ceux qui vivent dans un pays en sont des citoyens.
Nation ethnique et exclusive vs. nation politique et inculsive
A l’heure actuelle, la gauche fait des progrès, mais de manière inégale, et pour chaque progression comme en Grèce ou en Espagne, il y a des cas de stagnation relative et même de reculs. Parfois, cela est dû à des facteurs objectifs, parfois à des erreurs politiques, et cela ne peut alors qu’être résolu dans des situations nationales concrètes. Mais il faut une vision globale, une vision alternative de l’Europe.
Cela ne veut pas dire qu’à chaque fois que l’extrême droite met en avant des solutions nationalistes, nous devrions répondre que la seule solution serait européenne. Cela est vrai à un certain niveau : l’avenir des peuples et nations d’Europe se trouve dans la solidarité et la coopération économique et sociale, et non pas dans la compétition entre nations. La manière de le concrétiser, c’est de mettre en avant des propositions pour le développement économique et la réindustrialisation accompagnées d’harmonisations de revenus et de droits vers le haut.
Les formes et articulations politiques entre les niveaux nationaux et européen restent à définir. C’est un grand pas en avant que le PGE parle désormais de refondation de l’Europe, en soulignant la rupture avec l’UE existante. Se contenter de dire qu’il faut une Europe plus sociale, plus démocratique et plus écologique aurait été largement insuffisant. De telles déclarations sont à un pouce du centre-gauche et parfois même du centre-droit.
Le changement de l’Europe passera par les Etats-nations
Surtout, il faut éviter de donner l’impression que rien ne serait possible au niveau national. En termes pratiques, la voie pour changer l’Europe passera par des changements aux niveaux nationaux : les Etats-nations sont les entités politiques fondamentales au sein desquels la politique se déroule. Concrètement, cela veut dire que si la gauche accède au pouvoir à un niveau national et entame la mise en place de politiques qui rompent avec le capitalisme néolibéral, mais qui ne seront durables qu’à condition que d’autres pays suivent la même voie.
La seule alternative serait un changement hautement hypothétique dans tous les pays de l’Union et ceci se heurte à la réalité que l’UE en tant qu’entité politique est largement artificielle et n’est pas reconnue en tant que telle par la plupart des Européens.
Ukraine: vérités et contre-vérités
Dans chaque guerre, un des fronts est celui de l’information et de la désinformation. Dans la crise que vit l’Ukraine actuellement, il y a un discours de l’Etat russe, exprimé par le ministère des affaires étrangères, relayé par le monde politique, diffusé par des médias qui sont de plus en plus aux ordres de l’Etat, ainsi que par les milices prorusses de l’Est de l’Ukraine. Son but est de délégitimer le gouvernement et l’Etat ukrainiens et de légitimer l’ingérence russe dans les affaires du pays. Ce discours a un impact sur des secteurs importants des populations de l’Est, méfiants à l’égard de Kiev et influencés par les médias russes. Il rencontre parfois même un certain écho dans les médias occidentaux et, ce qui est beaucoup plus grave, dans une partie de la gauche en Europe. Il semble important de contester la version russe des événements en Ukraine.
Résumons cette vision des événements. Victor Ianoukovitch était/est le président légitime d’Ukraine. Le mouvement de masse qui l’a renversé est réduit à des groupes manipulés et financés (le chiffre de 5 milliards de dollars est avancé) par l’Occident. Qui plus est, ces groupes étaient et sont toujours fascistes, néo-nazis, antisémites. Le renversement de Ianoukovitch relevait d’un coup d’Etat. Le gouvernement ukrainien actuel, caractérisé comme une junte fasciste/nazi est non-élu, illégitime et le produit de ce coup d’Etat.
Les forces armées ukrainiennes mènent dans l’Est du pays une guerre contre leur propre peuple. La Russie est, comme il y a 70 ans, un barrage contre le fascisme. Le but de la Russie est de combattre le fascisme et de favoriser une solution par la négociation, en protégeant les populations russophones supposées être discriminées. Ce discours est globalement faux. Il ne sert qu’à déstabiliser et affaiblir le gouvernement ukrainien pour maximiser l’influence russe sur le pays. Le discours, arme de l’Etat, est bien sûr modulable, il peut être durci ou adouci suivant les circonstances. Il convient de le décortiquer pour le combattre.
La Russie, rempart contre le fascisme?
Moscou propose une dialogue d’égal à égal entre le gouvernement et les insurgés de l’Est, avec comme préalable l’arrêt des opérations de l’armée ukrainienne. De son côté, le gouvernement ukrainien sera prêt à arrêter les opérations à condition que les rebelles se désarment et quittent les lieux qu’ils occupent. La différence entre les deux démarches est de taille. Car toute négociation est menée sur fond de rapports de forces, et ils ne seront pas les mêmes dans les deux cas.
Moscou veut une Ukraine fédérale. Mais les mots comme fédéral, fédéralisme, fédéralisation peuvent signifier des choses différentes. Les partisans d’une centralisation accrue de l’Union européenne se font appeler fédéralistes. Et puis des pays dits fédéraux recouvrent des réalités tout à fait différentes – Etats-Unis, Allemagne, Russie, Yougoslavie, URSS… Dans le cas ukrainien, ce que veut le gouvernement russe est une forme de fédéralisation/confédéralisation très poussée, avec le droit pour les régions de mener leur propre politique économique et de conclure des accords internationaux. Il veut en effet démembrer le pays pour pouvoir se tailler une sphère d’influence à l’Est et en même temps affaiblir le pouvoir central.
Nous allons considérer:
– la version russe des événements ;
– la réalité des insurgés à l’Est ;
– la prétention de la Russie d’être un bastion contre le fascisme ;
– les liens de Moscou avec l’extrême droite en Europe.
Commençons par la moindre des choses. Le gouvernement actuel de Kiev est décrit comme étant « non-élu » et illégitime. Mais qui élit un gouvernement ? Pas les citoyens directement, mais le Parlement, lequel est élu par les citoyens. Après la fuite de Ianoukovitch, le parlement ukrainien a nommé un président par intérim et un gouvernement. Ce Parlement avait été élu en 2012 : il est donc aussi « légitime » que le président déchu, qui avait été élu en 2010. En attendant de nouvelles élections, ce Parlement est la seule instance légitime, car issue du suffrage universel, au niveau national.
Le parlement élu en 2012 avait 450 membres, dont 33 étaient absents le jour de la nomination du gouvernement, le 27 février ; un certain nombre d’entre eux étaient sans doute en fuite avec Ianoukovitch. La nomination de Yatseniouk comme premier ministre a obtenu 371 voix, la composition du gouvernement 331. Ni putsch ni coup d’Etat, donc, et le vote n’a pas eu lieu sous la menace d’hommes armés, contrairement à ce qui s’est passé le lendemain en Crimée. En revanche, la composition du gouvernement avait été soumise la veille à l’approbation de l’assemblée sur le Maidan. La même assemblée qui avait rejeté au soir du 21 février le misérable « compromis » négocié et imposé par les ministres des affaires étrangères occidentaux, et qui aurait laissé Ianoukovitch au pouvoir jusqu’en décembre; c’est ce rejet qui a précipité la fuite de celui-ci dans la nuit qui suivait.
Ni putsch, ni coup d’Etat
Constater ces faits n’implique évidemment aucune approbation du gouvernement actuel, ni de sa politique. Comme l’écrit un militant de la gauche ukrainienne, Zakhar Popovych, dans cet article, « Nous n’avons jamais soutenu ce gouvernement. Nous pouvons le supporter temporairement mais pas le soutenir ». Il s’agit simplement de ne pas tomber dans le panier de ceux qui veulent à tout prix délégitimer le gouvernement, sans d’ailleurs proposer une alternative, dans le seul but de déstabiliser le pays. Cela n’implique pas non plus de banaliser la présence de ministres d’extrême droite, simplement de la mettre en perspective.
Ensuite, il y aurait à Kiev un « gouvernement/junte fasciste » (ou parfois nazi). Passons sur le terme « junte » qui est simplement utilisé pour faire plus sinistre et pour mieux coller au concept de « coup d’Etat ». Le parti qui domine très largement ce gouvernement est Batkivshchina, le parti de Ioulia Timochenko. Un parti qu’on peut caractériser comme étant de droite, nationaliste, libéral, mais ni fasciste ni nazi. Reste le parti Svoboda. Qu’on peut certainement caractériser comme parti fasciste, en attendant une analyse plus fine. Quel est le rôle de Svoboda dans le gouvernement? Il a l’un des trois vice-premiers ministres et dirige deux ministères, ceux de l’Ecologie et de l’Agriculture. En plus, le Procureur général par intérim est un membre de Svoboda.
Le poids de l’extrême droite est moins lourd qu’en Autriche en 2000, où le FPÖ avait la Justice, les Finances et la Défense. La présence de Svoboda au gouvernement est une réalité qu’il faut constater, mais sans l’exagérer. L’influence de l’extrême droite est nuisible et doit être combattue, mais c’est au peuple ukrainien de la faire. Sans recevoir de leçons d’une gauche occidentale dont la vision de la réalité ukrainienne est parfois superficielle et caricaturale. Et surtout pas avec « l’aide » de la Russie.
Une extrême-droite russophile
La réalité est que ce gouvernement est néolibéral, largement composé de vieux routiers de la classe politique, fortement lié aux oligarques. Et qu’il est prêt à appliquer tout ce qu’on (le FMI, l’Union européenne) lui demande en matière de mesures d’austérité et de réformes structurelles. C’est à partir de cette réalité qu’il doit être combattu, pas en se lançant contre les moulins d’une soi-disant junte fasciste. Or, il ne manque pas de méfiance à l’égard de ce gouvernement parmi ceux qui ont fait le mouvement qu’on appelle maintenant Maïdan. Quand un journaliste du Financial Times demandait récemment pourquoi les Maïdan étaient encore là, il a reçu la réponse : « Pour s’assurer que le nouveau gouvernement ne vole pas l’argent qui vient du FMI ». Ce que le journaliste trouvait « assez raisonnable ». C’est un sentiment qui pourrait être partagé par ceux de l’Est qui ont été majoritairement – mais pas unanimement – extérieurs à ce mouvement.
Car eux aussi sont contre la corruption et le régime des oligarques. Seulement, pour les partisans d’une Ukraine unie, il est difficile de se mobiliser contre le seul gouvernement qui existe quand le pays est confronté au danger d’une intervention russe et à la réalité des agissements des milices paramilitaires à l’Est. Et pour les populations de l’Est, il est aussi difficile de se mobiliser, prise entre les milices et la campagne « anti-terroriste » du gouvernement. C’est une des raisons pour lesquelles il faut démilitariser le conflit, laisser le champ libre à l’action politique, syndicale, associative. Une deuxième raison est qu’un tel conflit civil, au-delà des victimes immédiates, laisse toujours des traces longtemps après.
Place à la politique et aux travailleurs!
On entend aussi que le pays en général, et Kiev en particulier, serait sous le règne d’une terreur fasciste, nazi, antisémite. Pourtant, les premiers à réfuter cette caricature sont les organisations juives. Elles sont si nombreuses qu’il devient fastidieux de les énumérer, la dernière déclaration datant du 16 mai. La réaction de l’oligarque juif et gouverneur de Dnipropetrovsk, Ihor Kolomoïsky, fut assez succincte : «It’s bullshit». Et puis, il y a plein de témoignages de ceux et celles qui ont été à Kiev. Dont, notamment, Nadia Tolokonnikova des Pussy Riot.
Evidemment qu’il y a de l’antisémitisme en Ukraine. Il y en a partout en Europe. Evidemment qu’il y a des actes antisémites en Ukraine. Mais pas plus que les actes racistes et antisémites en Russie, et avec beaucoup moins de morts [1].
Un rôle de choix dans cette supposé vague d’antisémitisme est attribué au Pravy Sektor (Secteur de droite) qui est par ailleurs rendu responsable par les médias russes de tout méfait en Ukraine, à tel point que s’il n’existait pas il faudrait bien l’inventer. Comme l’a demandé l’écrivain russe Dimitri Glukovsky, « Qui a transformé le “Secteur de droite” d’une bande de désaxés de la rue, qui n’avait même pas un vrai nom auparavant, en force centrale du nationalisme ukrainien ? ». C’est surtout le gouvernement et les médias russes. Comme le dit Zakhar Popovych, « Le Pravy Sektor est un parti très petit qui existe principalement sur des chaînes de télé russes ». Pour chiffrer, pour le mois d’avril, le Secteur de droite a été cité dans les médias russes 18.895 fois, presque autant que la Russie unie, le parti de Poutine (19.050 fois), et presque quatre fois plus que Batkivshchina, le parti qui dirige le gouvernement à Kiev. Svoboda n’arrive même pas dans les sept premiers, donc avec moins de 2.700 mentions. Etrange pour la composante vraiment fasciste d’un gouvernement qui est censé l’être.
Pravy Sektor, une fabrication?
Au-delà de sa taille, quel est le caractère du Secteur de droite ? Presque inconnu jusque-là, il est monté en première ligne à partir de la mi-janvier quand le régime a fait le choix de la répression et que la question de l’auto-défense du Maïdan est devenue centrale. Il semble pourtant qu’il y a de nombreuses zones d’ombre concernant ses liens avec le régime Ianoukovitch, y compris dans les derniers jours avant sa chute. Il n’est pas impossible que le régime ait essayé de les utiliser comme provocateurs mais qu’ils s’en soient affranchis. Aujourd’hui, ils sont censés être partout, sans qu’on puisse toujours faire la différence entre leurs agissements réels et leur utilité comme épouvantail. Le Secteur de droite est habituellement décrit comme étant néo-nazi.
A l’origine, il s’agissait d’une fédération dont la colonne vertébrale était l’organisation VO Tryzub dont le dirigeant est Dimitri Yarosh. Parmi ceux qui s’y sont agrégés, il y avait en effet quelques groupuscules néo-nazis. Maintenant que le Secteur de droite est devenu un parti, la situation n’est pas claire. Mais il semble bien que Yarosh et Tryzub sont avant tout des nationalistes de la tendance la plus dure, tout à fait prêts à utiliser la violence dans la poursuite de leur révolution nationale. Mais pas forcément néo-nazi ou antisémite.
On a entend Lavrov, ministre des affaires étrangères russe, expliquer qu’il n’est pas normal de tenir les élections avec les combats qui se déroulent dans l’Est. Certes, on peut douter de l’efficacité du déploiement de l’armée contre les milices pro-russes, déploiement qui peut aliéner davantage les populations dans les zones de combats. Il s’agit quand même d’une réponse à des actions armées qui ont été soutenues et encouragées par le gouvernement auquel Lavrov appartient. En appelant l’Ukraine à retirer ses forces armées de l’Est, le Russie insiste beaucoup sur la notion de « guerre contre son propre peuple ». On aurait donc l’impression que les forces ukrainiennes tirent contre des civils.
« Guerre contre son propre peuple »
Il y a en effet eu quelques morts de civils. Mais on ne peut pas qualifier de civils des hommes en treillis militaire armés de Kalachnikov, de lance-roquettes et d’armes lourdes. Un des problèmes pour les forces ukrainiennes est précisément qu’elles essaient d’éviter au maximum des victimes civiles. Si elles n’avaient pas cette contrainte, elles auraient déjà pris Sloviansk, mais en faisant beaucoup de pertes parmi la population. De la même façon que les Russes quand ils ont pris Grozny.
Qu’est-ce qui se passe à l’Est ? D’après le gouvernement, il s’agit d’actions de terroristes et de séparatistes. Le gouvernement russe les caractérise comme fédéralistes et les prises de bâtiments comme étant le fait de simples citoyens qui refusent l’autorité d’un gouvernement de Kiev qu’ils jugent illégitime.
Parmi les insurgés, il y a le noyau dur qu’il n’est pas faux de caractériser comme terroriste, des nationalistes russes – qu’ils soient de nationalité russe ou ukrainienne – qui sont partisans du rattachement de ces régions à la Russie. Ce sont eux qui mènent la danse. Là dedans il y a des gens qui sont venus de Russie. On peut spéculer sur leur statut exact ; il y a certainement des agents des services russes, mais aussi des ex-militaires franc-tireurs et des mercenaires. Ce qui est sûr, c’est qu’il y a une aide de la Russie. Financier sans doute, mais aussi militaire. On ne trouve pas des armes lourdes dans les caves des commissariats occupés. Et ceux qui descendent des hélicoptères avec des missiles sont des professionnels. Il ne faut d’ailleurs pas un grand nombre d’agents russes : un certain nombre pour encadrer, des saboteurs, des provocateurs.
Lourdement armés
Au-delà du noyau dur, la plupart des miliciens sont des hommes de la région, souvent avec une certaine expérience militaire. Et puis il y a la partie de la population qui les soutient, ou qui a pour le moins de la sympathie pour eux. Les assimiler aux terroristes et décrire l’intervention de l’armée comme « Opération anti-terroriste » est pour le moins une maladresse.
La façon d’agir des milices paramilitaires semble très bien planifiée. Ils commencent, au moins dans les villes importantes, par ce qu’il faut bien appeler des actions de commando, des prises de mairies, de sièges régionaux, de commissariats, menées d’une manière très professionnelle. Une fois installés, ils s’autoproclament maires et gouverneurs « populaires ». Ensuite, là où il y a des émetteurs de télévision, ils cherchent à les prendre. S’ils réussissent, ils coupent tout de suite les chaînes ukrainiennes et branchent celles de la Russie, comme ce fut déjà le cas en Crimée. Ensuite, ils mènent une campagne d’intimidation, d’enlèvements, de tortures et d’assassinats dont les cibles sont les partisans d’une Ukraine unifiée, mais aussi des journalistes, de là-bas ou d’ailleurs, qui n’acceptent pas de censurer leurs reportages.
Un de leurs derniers faits d’armes était d’interpeller devant ses élèves et d’emmener menottée une directrice d’école qui avait refusé que son établissement soit utilisé pour leur référendum du 11 mai. Ils s’en sont pris aux fonctionnaires chargés d’organiser les élections du 25 mai, avec violences, menaces, saisies des listes électorales et de bulletins de vote. Les méthodes utilisées sont les mêmes partout – pour l’instant, après la Crimée, dans les oblasts de Donetsk et Louhansk. Ils aimeraient bien étendre leurs actions aux autres régions du Sud et de l’Est, mais ils y rencontrent davantage de résistance.
Mini-coups d’Etat
La propagande russe parle de coup d’Etat à Kiev. Mais ce que nous venons de décrire, c’est le déroulement de mini-coups d’Etat, ville par ville. Ecoutons encore Zakhar Popovych : « La junte n’est pas à Kiev, mais à Sloviansk. A Kiev, vous pouvez facilement manifester avec des drapeaux rouges et diffuser toutes sortes de tracts. Ceci a été montré clairement à l’occasion des manifestations du 1er mai. Toutes les libertés libérales existent à Kiev, mais pas dans la République populaire de Donetsk ». A Donetsk, le 28 avril, un millier de manifestants défilaient pour l’unité de l’Ukraine, pacifiquement, sans service d’ordre (ce qui était, par ailleurs, imprudent). Ils ont été attaqués et battus à terre par 300 miliciens armés de matraques et de barres de fer.
Ces méthodes rappellent celles des milices, serbes surtout, qui se formaient au début des années 1990 en Yougoslavie. Ou celles des milices protestantes en Irlande du Nord. Y compris dans le type de personnel dirigeant, un mélange d’aventuriers, de marginaux, de criminels, d’anciens militaires, de militants d’extrême droite et d’agents de l’Etat. Le personnage de Vyacheslav Ponomaryov, « maire populaire » de Sloviansk, est particulièrement intéressant. A la lecture de cette interview, il émerge comme un véritable psychopathe. Même le journaliste est manifestement interloqué. Quant à son comparse Strelkov/Girkin, ancien (ou pas…) militaire russe et chef militaire des milices de Donetsk, il serait, d’après Popovych, monarchiste et grand admirateur du général blanc Denikine.
Un soutien populaire difficile à juger
Il est difficile de juger du degré de soutien populaires pour le rattachement à la Russie ou pour les « républiques indépendantes ». Quant aux référendums du 11 mai, on ne peut pas prendre au sérieux les chiffres de participation dans les deux oblasts (81% et 75%). Le gouvernement et des observateurs russes indépendants avancent des chiffres nettement moins élevés. Mais ce sont des estimations, sans base empirique. En revanche, tous les sondages qui ont été menés depuis trois mois, de sources ukrainiens ou étrangers, donne une majorité nette pour l’unité ukrainienne, y compris dans les oblasts de Donetsk et Louhansk (autour de 70%).
On est frappé par le caractère squelettique des manifestations de soutien « populaire » aux milices. Il s’agit de manifestations d’un ou de deux milliers de personnes dans une ville comme Donetsk avec une population d’un million. Le 1er mai, ils étaient un millier de personnes à défiler dans cette ville en criant « Russie, Russie », « le Donbass avec la Russie », dans un faible écho des dizaines de milliers qui défilaient à Moscou sous des mots d’ordre chauvins. Une honte pour la fête internationale des travailleurs. A Donetsk, les syndicats de la ville ont boycotté la manifestation. Par ailleurs, le mouvement ouvrier organisé du Donbass (notamment les mineurs et les sidérurgistes) est assez peu intervenu en tant que tel. Il y a des exemples d’opposition aux séparatistes et de défense de l’unité ukrainienne et quelques-uns qui vont dans l’autre sens. Mais les choses ne sont pas encore claires. Sans doute, comme le reste de la population, les ouvriers sont en tout état de cause assez hostiles au gouvernement à Kiev.
Ouvriers hostiles à Kiev
Quant à l’idéologie et la composition du mouvement prorusse, c’est un mélange de tout ce qu’il y a de réactionnaire. « Admirateurs de Staline et fans du Tsar-père, nazis russes et cosaques ruritaniens, fanatiques orthodoxes et vielles dames nostalgiques du temps de Brejnev – plus ceux qui sont contre la justice pour enfants, le mariage gay et les vaccinations contre la grippe ». C’est ainsi que Sergueï, un militant de gauche qui a fait un des meilleurs comptes-rendu des événements du 2 mai à Odessa, les décrit.
Dans le monde que décrivent les partisans de la Russie, les partisans du gouvernement sont antisémites et sèment la terreur à Kiev. Dans le monde réel, le mémorial à l’Holocauste à Novomoskovsk a été profané pour la deuxième fois en six semaines, avec une inscription « Mort aux Juifs-Bandéristes » [2] et des grossièretés à l’égard du gouverneur juif Kolomoïsky. Et la terreur est à Donetsk et Louhansk et surtout à Sloviansk. On pensera au mot de Winston Churchill : « Les fascistes de l’avenir s’appelleront antifascistes ».
Au-delà de l’Ukraine, il y a la Russie. Poutine et ses acolytes et les médias à leur service dénoncent à volonté la « junte fasciste » et les néo-nazis en Ukraine, tout en utilisant en Ukraine des mercenaires qui viennent souvent des milieux d’extrême droite. Et en Russie, même l’extrême droite se porte bien. Passons sur l’idéologie eurasienne de Dougine. Et même sur le passé de certains membres du gouvernement. En Russie, les groupes néo-nazis agissent en plein jour et apparemment sans être inquiétés, comme le montrent ces photos du 1er mai à Moscou. De telles manifestations ont également eu lieu à Saint-Pétersbourg et dans une vingtaine d’autres villes.
Soutien de l’extrême-droite
Et ce n’est pas seulement en Russie et en Ukraine que l’extrême droite sert les intérêts de la Grande Russie. Car voici une chose intéressante. Vu que l’Ukraine est censée avoir un gouvernement fasciste et/ou est terrorisée par des bandes fascistes ou nazies, on aurait pu s’attendre à ce que l’extrême droite ukrainienne reçoit le soutien de ses pairs ailleurs en Europe. Mais pas du tout. Déjà au moment du référendum en Crimée, les résultats ont été vérifiés par des observateurs dont l’essentiel venait de l’extrême droite. Il y avait notamment des représentants du Front National (France), du FPÖ et BZ (Autriche), de Jobbik (Hongrie), du Vlaams Belang (Flandre), de la Ligue du Nord et de Fiamma Tricolore (Italie) et d’Ataka (Bulgarie) : le tout coordonné par le néo-nazi belge Luc Michiel. Il va sans dire que leur vérification ne vérifiait rien. En fait, il y a nombre d’analyses de la réalité de ce référendum, qui contestent les chiffres invraisemblables de participation (83,1%) et de « oui » (96,77%).
Le chiffre sans doute le plus impressionnant vient du très officiel Conseil pour les droits humains en Russie, qui estime que si dans la ville de Sébastopol la majorité écrasante de votants était pour rejoindre la Russie (avec un taux de participation d’entre 50 et 80%), en Crimée propre, le taux de participation était entre 30 et 50% et seulement entre 50 et 60% ont voté pour. Ces chiffres ont été rapidement enlevés du site du Conseil.
Mais les liens entre le régime russe et l’extrême droite européenne vont bien au-delà de tels services ponctuels. Ce sont des liens réguliers et structurés. Marine Le Pen, qui vient de se féliciter des « valeurs communes » défendues par Poutine est elle-même un visiteur régulier à Moscou. Elle y était en août 2013 et avril 2014 et a été reçue par le vice-premier ministre Dimitri Rogozine (ancien du parti d’extrême droite Rodina) et par le président de la Douma, Sergueï Narychkine. Un rôle clé dans les rapports entre le FN et le régime russe est joué par Aymeric Chauprade, conseiller auprès de Marine Le Pen sur les questions géopolitiques et tête de liste pour le FN en Île-de France aux élections européennes venant d’être élu au parlement européen.
Le dirigeant de Jobbik, Gabor Vona, a tenu une conférence à l’Université d’Etat e Moscou, à l’invitation de l’idéologue d’extrême droite Aleksandr Dougine. Le leader du parti d’extrême droite bulgare Ataka, Volen Sidorov, a lancé la campagne européenne de son parti à Moscou. Beaucoup plus de détails concernant les liens entre l’extrême droite européenne et Moscou sont donnés par cet article en anglais. Dans ce dernier texte, on trouve une liste des partis d’extrême droite en Europe. Parmi eux, 13 sont considérés comme « engagés » avec Moscou (dont, à part ceux déjà cités, Aube dorée de Grèce, le BNP britannique et le NPD allemand), quatre comme « ouverts » (dont le PVV de Wilders aux Pays-Bas), deux comme « neutres » et trois comme « hostiles ». Ces derniers sont des partis finlandais, letton et roumain.
Ethniquement russe
Le soutien de l’extrême droite en Europe à Poutine n’a en fait rien de surprenant. D’abord, sur le plan idéologique, qu’est-ce qu’il y a à ne pas aimer ? Il y a le culte de la nation, et pas n’importe quelle nation : il s’agit clairement d’un nationalisme ethnique, de sang. En langue russe, il y a deux mots pour russe. Rossiyane qui signifie citoyen ou sujet russe. Russkiye signifie „ethniquement russe“. On peut par exemple être citoyen de la Fédération russe, mais pas russkiye, et se faire massacrer en Tchétchénie ou lyncher par une meute raciste à Moscou. On peut être résident d’Ukraine, de Lettonie ou du Kazakhstan et même citoyen de ces pays et être considéré come russkiye, donc susceptible d’être « protégé » par Poutine, ou plutôt instrumentalisés pour ses projets géopolitiques. Le parti néo-nazi hongrois Jobbik apprécie particulièrement cette vision de la nation.
Car en Hongrie aussi, le gouvernement Orban donne volontiers des passeports aux Hongrois des pays voisins, qui peuvent maintenant même voter en Hongrie. Derrière cette générosité se profile l’ombre de la Grande Hongrie d’avant 1920. Jobbik dit clairement d’ailleurs que la Crimée est russe et la Carpatho-Ukraine hongroise, comme avant 1920 et de 1939 à 1945. Jobbik se réclame ouvertement de cette Grande Hongrie et ce que Jobbik dit tout haut, Orban pense tout bas. Au fait, pas si bas que ça. Lui, il exige maintenant que l’Ukraine autorise la double nationalité et accorde des « droits communautaires » et le « droit à l’auto-administration » à la minorité hongroise d’Ukraine. De manière prévisible, cette « doctrine Poutine » commence déjà à faire des émules. C’est une vraie boîte de Pandore que Poutine a ouverte.
La famille, la nation, le divin
A la conception ethnique de la nation on peut ajouter la sacralisation de l’autorité de l’Etat, la notion d’une idéologie nationale imposée, la répression de toute dissidence, le contrôle des média, le culte du leader autoritaire, le droit des pays forts à dominer les faibles et une idéologie globalement réactionnaire qui vante les valeurs chrétiennes et le rôle central de l’Eglise orthodoxe, les lois homophobes. Cela fait penser au « Travail, famille, patrie »du régime de Vichy. Ou comme le dit Aymeric Chauprade, « la famille, la nation et le divin ». Le régime russe et ses amis de l’extrême droite en Europe partagent beaucoup de ces idées. Ils ont même pu s’indigner ensemble après la victoire de Conchita Wurst à l’Eurovision.
En plus de l’idéologie, il y a un aspect géopolitique. De manière générale, l’extrême droite européenne est anti-américaine et anti-UE. Il faut une alternative autre que l’autarcie. La notion d’un axe Paris-Berlin-Moscou n’est pas exclusive à l’extrême droite, mais elle y est très présente. Marine Le Pen s’en réclame notamment.
On ne peut évidemment pas exclure un soutien financier de la Russie, sans qu’il y en ait des preuves pour l’instant. Mais les autorités hongroises commencent une enquête concernant le financement de Jobbik. Elles ont par ailleurs demandé la levée de l’immunité parlementaire du député européenne de Jobbik, Béla Kovacs, soupçonné d’espionnage au profit de la Russie.
Du côté russe, les avantages sont évidents. Contrairement à son antifascisme affirmé, Poutine n’a absolument aucun problème à travailler avec des partis d’extrême droite, à partir du moment où ils qui sont prêts à défendre sa politique. Ce qu’ils font, très activement pour certains, sur la question ukrainienne et plus largement, en défense de son projet d’Union eurasienne. Et comme nous le savons, l’extrême droite dispose d’un bloc désormais plus important au parlement européen. C’est une bonne nouvelle pour Poutine.
[1] D’après l’ONG russe SOVA, il y a eu entre 2004 et 2012 en Russie, 509 morts à la suite d’agressions à caractère raciste.
[2] Du nom de Stepan Bandera, personnage controversé du nationalisme ukrainien, qui avait à un moment collaboré avec les Nazis. Les prorusses ont tendance à libeller tous les partisans de l’Ukraine unie de « Bandéristes ».