Crise du logement : la solidarité, quand et comment s’est-elle éteinte et comment pouvons-nous la réactiver ?
Comment avons-nous pu en arriver à la réalité actuelle que certains ménages voient leurs budgets mensuels dévorés à raison de 40, 50, 60 et même 70% pour payer le loyer et les charges ?
Au-delà des explications plus systémiques de la spéculation effrénée, de l’utilisation du logement comme investissement financier avec un meilleur rendement que tout autre produit financier, de l’absence de la notion de droit au logement dans la constitution de notre pays, le manque flagrant de logements sociaux au niveau national et communal, je constate tout simplement un manque de solidarité.
Nous observons une augmentation des injustices sociales qui est parallèle à la crise du logement. Le droit à la propriété au Luxembourg est bien inscrit dans la Constitution. Le pouvoir des propriétaires est énorme : ils parviennent à annuler la pratique du droit de préemption par jugement au Tribunal administratif et par une Circulaire de la Ministre de l’Intérieur. Le président de l’Association des Propriétaires ne voit pas de besoin d’expression de solidarité pour une annulation des loyers pour les commerces pendant le shutdown durant la crise Covid 19(*). La force des propriétaires à faire valoir leurs droits se reflète aussi dans l’interprétation des lois comme celle sur le bail à loyer. Alors que la loi sur le bail à loyer de 2006 prévoit la réduction du rendement locatif à 5% du capital investi, cette loi n’a pas vraiment connu une application dans ce sens. Au contraire : le jugement de l’affaire du locataire du Limpertsberg nous a fait découvrir la notion de capital investi fictif et s’est appuyé sur la notion de valeur comparable du marché, prévue dans la loi, pour garantir au propriétaire le bien-fondé du montant du loyer, alors qu’il n’a à aucun moment dû démontrer le capital investi dans le logement ni lors de la construction, ni lors d’améliorations éventuelles durant les dernières décennies, qui en vérité n’ont pas eu lieu.
La réalité est devenue telle qu’il y a des marchands de sommeil qui se sentent tellement en sécurité en dehors de la loi comme ils peuvent tout se permettre sans être pénalisés et disent aux locataires en leur sous-louant des petites chambres en co-location pour 850 € que c’est comme ça au Luxembourg. Même les services sociaux, faute d’autres solutions, leur envoient des gens dans le besoin ou expliquent aux nécessiteux qu’ils ne peuvent pas se déclarer à l’adresse où ils vont habiter, mais qu’ils devraient voir s’ils ne connaissent personne qui veut bien les déclarer chez eux. Fait est que les autorités ont laissé les assistant.e.s sociaux.ales les mains vides en matière de logement social face à des listes d’attente de 3-4 ans.
Mentalité de solidarité
J’aimerais parler ici de la mentalité, de l’attitude de la population luxembourgeoise ; la méconnaissance de ceux qui se portent bien financièrement de la réalité des autres, de ceux qui ne possèdent rien et qui vivent d’un petit salaire ou autre revenu. Au lieu de développer une mentalité de solidarité, il s’est développé une mentalité de droit au revenu financier en matière de logement : la question que je me pose est s’il est éthiquement correct de vouloir gagner 5% ou plus du capital investi (pour les vieux logements) et de se fâcher parce qu’on n’arrive plus qu’à 2-3 % de bénéfice sur la location de nouveaux logements en voyant que le taux d’intérêt sur les produits d’épargne en banque frôle le 0 % ?
Je me suis rendu compte de cela dernièrement en écoutant les réfugiés qui ont de grandes difficultés à trouver un chez soi. Obligé de rester au Luxemburg ils n’ont pas le droit d’aller voir de l’autre côté de la frontière où les logements sont moins chers et où beaucoup de personnes ne trouvant rien au pays se relogent, tout en acceptant de longs trajets d’accès au travail.
Un exemple est cette mère monoparentale de 3 enfants qui travaille à plein temps et gagne 1850 € nets, s’y ajoutent 300 € de pension alimentaire si le père de ses enfants est enclin de les payer ce qui n’est pas le cas tous les mois ainsi que les allocations familiales de 1.100 €. Elle paye 1500 € de loyer sans charges pour une petite maisonnette en mauvais état (moisissure au living et à la cuisine) avec 3 chambres. L’assistante sociale lui fait la pression comme la grande fille a sa chambre à elle, comme son copain dort souvent chez eux. La petite soeur et son frère partagent une chambre, ce qui est un souci, comme la fille a 14 ans maintenant et son frère 11, et qu’ils devraient dormir séparément. Cette maman a finalement trouvé un logement abordable et adapté aux besoins de sa famille de l’autre côté de la frontière luxembourgeoise.
Dans un article récent dans le Wort, Antoine Paccoud, chercheur au Liser, a pose la question pourquoi la population luxembourgeoise semble être prête à défendre de manière implicite les droits d’une minorité de grands propriétaires à profiter à l’extrême de la situation actuelle de l’immobilier (**). Car environ 90% des terrains disponibles se trouvent entre les mains de personnes privées. Il faut savoir d’après les recherches du Liser ce sont moins de 1000 propriétaires qui détiennent vraiment les terrains constructibles. En regardant en face l’évolution du prix des logements de 11% annuellement, un appel aux responsables politiques d’intervenir par des mesures comme l’impôt foncier et l’exercice du droit de préemption semble s’imposer.
L’influence de la spéculation
Vu historiquement, la mentalité du profit financier par l’immobilier n’était pas toujours comme ça. Quand nous jetons un regard sur l’argumentation de la Commission parlementaire spéciale « Bail à loyer » sur le projet de loi du bail à loyer de 1987 (***), le législateur a évalué différentes valeurs référantes comme la valeur marchande, la valeur dite « réelle », la valeur locative. Finalement la notion du capital investi de 5% réévalué au moment de la signature du contrat de bail a été retenue, afin de limiter l’influence de la spéculation et encourager le propriétaire à investir et procéder à des travaux d’amélioration. La réforme de loi de 2006 a maintenu le même principe. Mais malheureusement, comme décrit plus haut, il n’est guère appliqué.
Le projet de loi actuel pose plusieurs soucis, qui laissent douter de l’esprit de solidarité des plus aisés envers les plus pauvres : dans les paragraphes sur la colocation, nous retrouvons la notion de solidarité, mais il s’agit de la solidarité exigée par les colocataires, donc des plus fragilisés, entre eux vis-à-vis du propriétaire qui se voit garanti son loyer. En fait ce seront les colocataires qui devront garantir le payement d’un loyer manquant.
Une autre trouvaille non négligeable dans le projet de loi est le fait qu’en cas de donation ou de succession d’une propriété, celle-ci va prendre automatiquement la valeur actuelle du marché sans besoin d’investissement aucun (ni d’assainissement énergétique, qui serait tout de même un point d’intérêt dans la situation actuelle de protection du climat qui s’impose). Il faudrait dans notre pays oser le débat sur l’impôt de succession face à la réalité du fait que le travail est imposé bien plus sévèrement que le capital, et qu’une raison de l’injustice sociale toujours croissante est constituée par la richesse de ceux qui reçoivent sans effort (****).
Devant ce constat de la solidarité qui nous a quittés sournoisement, nous aurons besoin de la réveiller à grand bruit. Ce qui va, je l’espère, passer par une campagne logement de ‘déi lénk’ et la mobilisation dans les rues à Esch-sur-Alzette et en ville en automne 2020.
Nathalie Reuland 30/08/2020
* « Le brin de flexibilité de l’Union des propriétaires » par Anne-Sophie de Nanteuil, Luxemburger Wort, 27.03.2020
** « Si google parvient vite à acquérir 33 hectares… » par Jean-Michel Hennebert, Luxemburger Wort, 30.06.2020
*** Rapport de la commission spéciale « Bail à loyer » du 26 juin 1987, doc. parl. n° 29615, p. 5.
**** „Wir erben“ par Pol Schock, Lëtzebuerger Land, 14.08.2020