20-09-2018
Both the left and the far right make advances in Swedish elections
The Swedish left advances in the elections but as a whole Parliament swings more to the right.
The Swedish elections last Sunday turned out to be an extremely even affair, giving the two blocs of traditional political forces, the four party strong right wing group, ”the Alliance” and the social democratic and Green government and its supporting force, the Left Party, almost exactly the same number of seats.
Jonas Sjöstedt, leader of Vänsterpartiet (the Left Party), declared on election night that the elections represented a great success for the left. He explained that it was only due to the increased votes of the left that the Swedish progressives have the remotest chance of staying in power, since both the social democrats and the Greens took heavy tolls. For a while it even looked as if the Greens would not make it over the 4% barrier that is necessary to get any seats at all. In the end they got 4.3%, a mere 20,000 votes above the barrier.
Vänterpartiet conducted a very strong election campaign and ended up with 7.9% of the votes, gaining 2.2% compared to the previous elections. Perhaps even more positive is a huge influx of new members, making the party reach 25,000 members for the first time in its history. An astonishing 428 new members joined on a single day, according to the Party secretary Aron Etler. The party also performed very well in the three major cities.
Swedish politics have been a strange affair for the last four years. Despite a strong right-wing majority in parliament the country has had a Social-democratic and Green government. The reason for this was that the traditional right has managed, or as some may say, been forced, to keep the doors closed to the nationalists of the Swedish Democrats party, refusing to cooperate with them at all. This went to the point where they would even rather lose votes in Parliament than accept support from the far right. This very remarkable and positive policy might however now be at end, since at least two of the four parties of the traditional right have declared themselves willing to open a dialogue with the far right.
The results show a new situation in Swedish politics, where we can begin to determine three political blocs instead of the traditional two. To the right a neoconservative block with the traditional conservatives, the Christian Democrats and the far right, in the middle the two liberal parties and to the left Vänsterpartiet, the social democrats and the Greens. Which road the country now takes depends on whether the two liberal parties are willing to stay in their alliance with the right, despite influence from the far right, or whether this is a deal breaker for them and they decide to give their support to the left instead. If they do there is a good chance of a new social democratic government, but unfortunately, with less influence for the left, despite the good election result.
20-09-2018
Luxemburgs Zukunftsfähigkeit aufbauen
Unser Land steht, wie der Rest der Welt, an einem Scheideweg, und es erscheint uns angebracht, endlich eine Bilanz des jahrzehntelangen dogmatischen Liberalismus zu ziehen, der kurzfristig unsere Wirtschaft und genereller unseren Lebensstil gefährdet.
Der Rome Club, die Meadows-Berichte, der Aufruf der 1500 Wissenschaftler, erinnern uns alle an unsere Pflicht als Gesellschaft, die physikalischen Grenzen unserer Umwelt zu berücksichtigen. Es liegt an uns, unsere Widerstandsfähigkeit zu pflegen, d.h. unsere Fähigkeit, externen Schocks (Klimawandel, steigende Energiepreise, Bodenverarmung, Wirtschafts- und Migrationskrisen) zu widerstehen und uns ihnen anzupassen.
Wir begrüßen die Tatsache, dass unser Land bis 2020 zu denen gehören wird, die ihre Kyoto-Verpflichtungen erfüllen, aber das reicht nicht aus. Luxemburg wird gezeigt haben, dass es in der Lage ist, seine Treibhausgasemissionen zu reduzieren. Es ist jetzt an der Zeit, uns auf die Welt von morgen vorzubereiten. Erneuerbare Energien, ökologischer Landbau, Ökomobilität und umweltverträglicher Tourismus sind Quellen für qualifizierte Arbeitsplätze und Wertschöpfung, bei denen wir Vorreiter sein müssen.
Dazu müssen wir radikal mit den alten Denkweisen brechen. Kurzfristigkeit darf nicht länger unser Horizont sein. Es ist an der Zeit, die Zukunft zu erfinden, unseren Zeitgenossen den Wunsch zu geben, sich in sie hinein zu projizieren und den Wind aus den populistischen Bewegungen zu nehmen, die sich um uns herum über unsere Immobilität freuen.
Als fortschrittliche Partei, in enger Zusammenarbeit mit den Akteuren der Zivilgesellschaft, ist unser Ziel eine nachhaltige und ökologisch verantwortliche Gesellschaft, basierend auf nicht verhandelbarer sozialer Gerechtigkeit und einer Zukunftsvision ohne unangemessenen, unkonstruktiven Pessimismus.
Es ist unsere historische Verantwortung, in Synergie mit unseren europäischen Partnern unsere Anstrengungen zu bündeln, um unsere Gemeingüter (Wasser, Luft, Nahrung, Lebewesen) und unsere Demokratien zu schützen.
Um dies zu erreichen, müssen wir auf allen Ebenen (lokal, national, international) durch öffentliche Beihilfen und Steueranreize, aber auch durch eine erneuerte und verlagerte Agrar- und Industriepolitik unter Berücksichtigung unserer Ökosysteme handeln.
Heute müssen wir uns darauf vorbereiten und unseren Bedarf an Ausbildung und Erziehung von Jugendlichen und Erwachsenen für die Berufe, die der von uns geforderten wesentlichen ökologischen Verzweigung entsprechen, zu antizipieren. Auch heute müssen wir wieder ein effizientes Netz lokaler öffentlicher Dienste aufbauen. Heute müssen wir diese Fragen endlich in die Öffentlichkeit und in die politische Debatte bringen, damit Untätigkeit und Fatalismus endlich überwunden werden.
20-09-2018
Macron/Bettel. L’Europe En Marche met les pieds au Luxembourg.
« Dans d’autres pays vous seriez déjà en prison depuis 10 minutes ». Matthieu est encore ébahi par cette remarque alors qu’il relate son intervention à la consultation citoyenne Macron/Bettel à Luxembourg le 6 septembre dernier. « J’aurais peut-être dû leur rappeler que c’était une consultation citoyenne et qu’une consultation sans opposition c’est un meeting du parti » souffle-t-il à la fin de son histoire.
C’est une formule choc, mais la question mérite d’être posée. Quelle était la nature de l’évènement qui se déroulait ce jour-là sur la place de l’Europe ? Meeting du futur mouvement « l’Europe En Marche » ou consultation citoyenne ? Avant même l’entrée des deux protagonistes dans une salle pleine à craquer, la question projetée sur un écran géant en fond de salle invitait à une réflexion à plusieurs niveaux : A quoi ressemble ton Europe ?
A quoi pouvait bien ressembler l’Europe ce jour-là à part à celle qu’Emmanuel Macron et Xavier Bettel défendent puisqu’il n’y avait qu’eux deux dans la salle pour répondre aux questions des citoyen.ne.s ? Devant l’entrée déi Lénk, Déi Gréng, le mouvement écologique ou Greenpeace s’étaient rassemblés pour confronter les positions, mais les deux intervenants du soir ont prudemment évité de rentrer par la grande porte, privant la petite centaine de militant.e.s d’un échange.
A l’intérieur la situation fut bien pire. Dès leur entrée les deux hommes furent accueillis par une clameur aussi tonitruante que ravie. La mise en scène était simple, deux pupitres, des citoyens et des citoyennes entourant les rôles principaux de tous côtés, et des membres de l’opposition assis en contrebas, condamnés à être simple spectateur de ce qui allait suivre. En l’absence de toute autre couleur politique que la leur sous les projecteurs, les deux complices ont pu se livrer à un jeu de question/réponse sous les applaudissements enchantés d’un public quasi-unanimement acquis à leur cause, les clins d’œil, plaisanteries et tapes sur l’épaule achevant de donner à cette consultation citoyenne les airs d’un meeting de campagne dans un swing-state américain.
Les questions, même les plus compliquées, recevaient une réponse bienveillante, les deux acteurs se repassant les interventions selon le rapport qu’ils entretenaient au sujet abordé. Une lycéenne lança la machine. Le président français en fait-il assez pour contrer le changement climatique ? Ce dernier répondit avec un sourire charmeur sur la fermeture des centrales thermiques en France, qu’importe que la plus grosse source d’émission de gaz à effet de serre du pays en question soit les transports et que l’on condamne le rail. L’Europe allait-elle enfin avoir un vrai programme spatial ? Ce sujet capital fut traité avec une plaisanterie par le ministre luxembourgeois, qu’importe si privatiser un espace de ressources quasi infini peut mener à des inégalités impossibles à imaginer. Qu’importe car le public n’avait le droit que de poser des questions, offrant au duo d’orateurs toute la latitude pour proposer leurs solutions sans crainte d’être contesté. « Je vous aime Monsieur Macron » lança une femme et le public aux anges renchérissait par de nouvelles salves d’applaudissements, allant même parfois jusqu’à se mettre debout.
Jusqu’au grain de sable.
Ce grain de sable s’appelait Matthieu, militant du Printemps Européen, qui, au milieu de la neutralité idéologique du débat, osa employer les gros mots de « capitalisme sauvage » et « Europe des marchés » pour définir le projet politique des deux hommes d’Etat. La modératrice ne s’y est pas trompée, puisqu’elle lui coupa la parole pour le presser d’accélérer. La salle ne s’y trompa pas non plus, les deux stars étaient contestées de front ce qui était inacceptable. Elle entreprit donc d’accabler ce seul représentant d’une autre Europe de sifflets, huées et plaisanteries.
Aucune autre opposition politique ne se manifesta jusqu’à la fin. Des demandes, des exigences parfois apparurent, mais la seule voix qui s’était élevée pour défendre une Europe qui se soucierait plus de la lutte contre le changement climatique que de la lutte contre les déficits avait été réduite au silence. La salle put reprendre son ronronnement tranquille d’acclamations et personne d’autre n’eut à subir ses foudres jusqu’au terme de la « consultation citoyenne ».
Quelle conclusion en tirer ? Quelle consultation y avait-il pour les citoyen.ne.s dans la salle quand seuls les représentants du pouvoir étaient là pour leur répondre ? Qu’avait-elle de citoyenne cette consultation, quand seules les deux personnes sur scène avaient le droit de développer une réflexion nuancée ? N’est-il pas légitime de se poser des questions sur la nature réelle de ces événements ?
A ceux qui en doutaient, la campagne européenne a bel et bien déjà démarré. Sous le prétexte de consultations citoyennes, Emmanuel Macron s’offre des meetings dans toute l’Europe pour tisser le récit de son futur mouvement comme unique alternative aux nationalistes. Que l’on ne se méprenne pas, lui et les membres de son futur mouvement sont tout à fait en droit de vouloir faire campagne de manière ambitieuse. Mais que l’on ne se méprenne pas non plus, les citoyen.ne.s sont aussi en droit de savoir ce que sont réellement ces événements afin d’y prendre part , ou non, en toute connaissance de cause.
La salle comble ce jeudi 6 septembre pourrait nous laisser croire que tout est déjà perdu pour une Europe citoyenne, soucieuse de progrès écologique et social. Mais rien n’est plus faux, car sur le parvis de la philharmonie une foule bariolée avait la tête sans doute pleine de ces idéaux-là. Rien n’est plus faux car à l’intérieur de la salle, au milieu de la galaxie Macron-Betteliene une étoile a brillé d’une couleur différente de toutes celles qui l’entouraient. Rien n’est plus faux car le même jour en Italie, Yanis Varoufakis faisait salle comble aussi, apportant sans le savoir un soutien à distance à ce militant solitaire, qui, à la Philharmonie de Luxembourg, au milieu des sifflets et de l’hostilité, s’est dressé contre le discours hégémonique du capitalisme. L’espoir revient.
04-09-2018
Solidaresch géint de Faschichsmus !
Ween wierklech mengt dass Antifaschisten och Faschiste sinn, soll mol schnell seng Geschichtsbicher opschloen oder nach besser ee KZ besiche goen!
Wann Nazien duerch eng däitsch Stad marschéieren, Juegd of Flüchtlingen an Immigrante maachen, ëffentlech den „Hitlergruß“ weisen, d’Police net amstand ass, d’Lag ënner Kontroll ze kréien an d’Politik an Däitschland an Europa sou stomm si wéi scho laang net méi, dann ass et eng onerhéierte Frechheet ze probéieren Antifaschisten an Nazie gläichzestellen. Sou ee Verhale vun der Bild-Zeitung an der FDP Berlin mat hirem grandiosen Tweet „Antifaschisten sind auch Faschisten“, ass net nëmmen ee Spill mam Feier fir rietst Gedankegutt ze legitiméieren, mee ee risegen Affront géigeniwwer antifaschistesch Demonstrante an doriwwer eraus géigeniwwer all Affer vu rietser Gewalt, Faschismus an Nazi-Däitschland. Ween wierklech mengt dass Antifaschisten och Faschiste sinn, soll mol schnell seng Geschichtsbicher opschloen oder nach besser ee KZ besiche goen! Dass iwwerhaapt probéiert gëtt an Europa, vun etabléierte Parteien a Medienhaiser, Antifaschismus ze delegitimiséieren ass een Zeugnis vu moraleschem Versoen a Perfiditéit. Dass ugesiichts vun sou Aussoe Regierungen an Zivilgesellschaft net méi revoltéiert sinn, ass nach een zousätzleche Beweis dass déi regéierend Klass de Kampf géint den europäesche Rietsruck am Begrëff ass ze verléieren an iwwerdeems eis Gesellschaft an ee Stadium vun zynescher Apathie féiert. Eng nei politesch Féierung ass dringend néideg.
Dëse Phänomen mëscht och kee Bou ëm Lëtzebuerg. Et ass, ënnert anerem, dokumentéiert dass den Tom Weidig, President vum Wee2050, dee fir d’ADR an d’Wahle geet, online d’Verbrieche vun Nazi-Däitschland relativéiert huet, een Holocaust-Leugner verdeedegt huet an d’Benotzung vum biologesche „Rassen“ Therme bei Mënsche gerechtfäerdegt huet. De Wee2050 seng Verdeedegung besteet doranner de Maxime Weber, de Blogger deen dës Posts enthüllt huet, als Lénksterrorist ofzestempelen an ze delegitimiséieren. Vun der Wahllëscht vun der ADR ass hien net gestrach ginn. D’politesch a gesellschaftlech Reaktioune ware kuerz a flüchteg, haut schwätzt erëm kee méi dovunner. Et ass erschreckend wéi fill Zoustëmmung esou Entwécklungen an eiser Gesellschaft hunn.
Ween kloeren, Europa-wäite Widderstand leescht sinn AntifaschistInnen. Et stëmmt, dass d’Antifa net onëmstridden ass, och am lénke Spektrum vun der Politik. Ma dobäi muss een och wëssen, dass et net déi eng grouss Antifa gëtt, mee divers onofhängeg Gruppéierungen déi aus de verschiddenste Membere bestinn – wouwéinst een se net als een Organ ka gesinn oder beuerteelen. An och wann een sech, wéi ech, e bëssen onwuel fillt mat de muskuléise Methode vu verschiddenen Antifaschisten, muss een sech dorun erënneren, wien ob der anerer Säit steet. Do sti gewaltbereet a staark vernetze Leit, déi dat gréisste Massaker vun der moderner Mënschheetsgeschicht verherrlechen an sech esou Verhältnisser zréckwënschen. An Zäite vu politescher, staatlecher a gesellschaftlecher Inkompetenz sech dem Rietsruck an Nazien entgéint ze stellen, hunn AntifaschistInnen, déi hier Gesondheet op d’Spill setzen am Kampf géint Nazien, eis komplett an total Solidaritéit verdéngt! Wiem d’Antifa net passt, soll selwer géint Nazien op d’Strooss goen, wien sech dat, aus verständleche Grënn net traut, soll frou sinn, dass et nach Leit ginn déi dee Courage hunn.
An deem Sënn: Siamo tutti Antifascisti!
(cliquez ici pour accéder à version française de l’article)
15-12-2017
Vers la révolution d’octobre
Les effets négatifs de la défaite dans les Journées de juillet furent de courte durée. Certes, dans les jours qui suivaient, quelques secteurs ont tenu les bolcheviks comme responsables de l’échec d’un soulèvement prématuré. Mais les leçons tirées, surtout par les ouvriers les plus politiquement conscients, ont été plus profondes et plus durables.
D’abord, l’idée qu’il suffirait de mettre suffisamment de pression sur les dirigeants mencheviks et SR pour qu’ils rompent avec le Gouvernement provisoire et assument le pouvoir s’est révélée inopérante. Les dirigeants du Soviet avaient refusé le pouvoir qu’on leur offrait, ils avaient refusé de rompre avec la bourgeoisie. Pire encore, ils ont partagé la responsabilité pour l’appel à des troupes loyales au gouvernement et pour la répression qui s’en est suivie. Il subsistait une aspiration à l’unité de la « démocratie révolutionnaire » (1) qui se manifestera fortement encore à certains moments. Mais pour la masse des ouvriers qui voulait tout le pouvoir aux soviets, il devenait de plus en plus clair que le seul parti qui allait se battre pour cela était le Parti bolchevik, dont les forces et l’influence recommençaient à croître dès le mois d’août.
Le coup de Kornilov
Un moment clef dans le déroulement du processus révolutionnaire et la montée de l’influence bolchevique était le coup manqué de Kornilov. Lavr Kornilov était un officier tsariste qui, comme beaucoup d’autres, s’était mis au service du Gouvernement provisoire après la révolution de février, sans changer d’idées. Il a été nommé commandant en chef des armées russes en juillet. Farouche partisan du rétablissement de l’ordre, il avait déjà voulu utiliser la force contre les manifestations d’ouvriers et de soldats en avril. Au mois d’août, les idées de Kornilov convenaient parfaitement aux attentes des cercles bourgeois, le Parti Kadet, les patrons et la caste d’officiers, qui voulaient tous un pouvoir fort.
Du 12 au 14 août il s’est déroulé à Moscou une Conférence d’Etat, qui n’avait aucune fonction législative. Appelée à l’initiative de Kerensky, son objectif était de mobiliser les soutiens pour l’action de son gouvernement. La Conférence rassemblait la fine fleur de la haute société russe : les industriels, les banquiers, la caste militaire, le personnel politique bourgeois ; et, dans un rôle subordonné, les représentants des Comités exécutifs des congrès panrusses des ouvriers et soldats et des paysans, ainsi que les syndicats. Les bolcheviks avaient décidé de boycotter l’évènement. Mais ceux de Moscou ont appelé à la grève pour bien accueillir les 2.500 participants. L’appel était tellement réussi que même les serveurs à la Conférence ont cessé le travail : les dignitaires ont dû se servir eux-mêmes.
Kornilov était reçu comme un héros, celui qui allait établir une dictature et sauver la Russie de la pagaille révolutionnaire. Il était clair que la grande majorité de cette assemblée était prête à soutenir un coup d’état mené par lui. Il était donc sûr d’avoir le soutien des militaires, des milieux d’affaires et des partis de droite. De ce point de vue-là, le rapport de forces lui était très favorable et Kerensky commençait à craindre pour sa propre position. Il est probable que dans la tête de Kornilov, dans sa vision du monde, le soutien des ailes militaire et civile des classes dirigeantes suffisait pour garantir le succès de son entreprise. Il semble ne s’être jamais posé la question de l’attitude et des réactions possibles des ouvriers, des soldats et des marins. Cette erreur se révèlera fatale.
Le 27 août Kornilov a ordonné à ses troupes d’avancer sur Petrograd. Auparavant il y avait eu des rapports plus qu’ambigus entre lui et Kerensky. Kornilov a pu penser à un moment, que Kerensky lui laissera faire son coup. Ce dernier n‘avait aucun problème avec un gouvernement autoritaire, simplement il préférait qu’il soit à ses ordres et pas à ceux de Kornilov. Il s’est donc retourné au dernier moment. Il a ainsi perdu sur tous les tableaux. Les ouvriers lui reprochaient sa collaboration avec Kornilov, la bourgeoisie sa rupture de dernière minute avec le général.
Le Soviet mobilise contre Kornilov
En recevant les premières informations sur le progrès de Kornilov, le Soviet et les partis qui le composaient commençaient à discuter de leur riposte. Après quelques hésitations, les partis majoritaires continuaient à soutenir Kerensky. Les bolcheviks, tout en déclarant que « le gouvernement provisoire a créé les conditions pour la contre-révolution », laissaient faire. En partie, parce que l’essentiel était de réaliser la plus grande unité des forces démocratiques pour battre Kornilov. Dans ce but le Soviet a créé un Comité de lutte contre la contre-révolution. Mais aussi parce que les bolcheviks étaient eux-mêmes divisés, comme depuis le début de la révolution. A chaque étape jusqu’à et, comme on verra, au-delà de la prise du pouvoir en octobre, une aile droite dont le représentant le plus actif était Kamenev cherchait à chaque tournant des compromis avec les défensistes (2).
A ce moment, l’essentiel était pourtant ailleurs. La contre-révolution ne sera pas battue par des résolutions du Soviet, ni par Kerensky, mais par la mobilisation des ouvriers et soldats. Et dans cette mobilisation les bolcheviks ont joué un rôle de premier plan. La résistance se déroulait sur plusieurs plans. Militaire, avec le dispositif défensif mis en place autour de Petrograd par les gardes rouges des usines et les soldats de la garnison. Syndicale, avec notamment le rôle central des cheminots, qui empêchaient les trains transportant les troupes de Kornilov d’avancer, y compris en arrachant les rails. Et last but not least, par une agitation politique visant à démobiliser les troupes de Kornilov.
Alors que les soldats étaient bloqués dans leurs trains qui ne bougeaient pas, les agitateurs bolcheviques descendaient pour s’adresser à eux. La démarche était fructueuse. En premier lieu les troupes n‘étaient pas enthousiastes pour la relance des offensives militaires, ce qui aurait été un résultat d’une victoire de Kornilov. Ensuite Kornilov ne leur avait pas expliqué que son but était de dissoudre le Soviet, de renverser le gouvernement Kerensky et d’instaurer une dictature militaire. Une composante clef des forces de Kornilov était constituée par l’élite Division sauvage, composée de combattants musulmans, tchétchènes et autres, venant du Caucase du Nord. Ces troupes ont été entourées d’ouvriers venus de Petrograd, mais aussi par une centaine de marins de la flotte de la Baltique, qui avaient précédemment été attachés à la division comme mitrailleurs. Parallèlement, la division a reçu la visite d’une délégation de l’Union des soviets musulmans. Parmi les délégués, le petit-fils du légendaire Shamil, qui avait dirigé la résistance tchétchène contre les Russes au 19e siècle, avec le soutien enthousiaste d’un certain Karl Marx. La Division sauvage a fini par hisser un drapeau rouge sur lequel était inscrit « Terre et liberté ». Quand le représentant de l’état-major a protesté, il était mis aux arrêts.
Du fait de l’efficacité de cette agitation politique, qui avait permis de désarticuler les forces de Kornilov, il n’y avait en fait quasiment pas de combats. Le coup contre-révolutionnaire s’est effondré.
Les bolcheviks deviennent majoritaires dans les soviets
La défaite de Kornilov et le rôle joué par les bolcheviks renforçaient davantage la position de ces derniers. Au cours du mois de septembre, ils ont gagné la majorité dans les soviets de Petrograd et Moscou et dans de nombreuses autres villes. Les mencheviks et les SR ont dû constater le départ d’un nombre considérable de leurs militants, qui ont rejoint les bolcheviks. Parallèlement une opposition se développait dans le Parti socialiste-révolutionnaire, et son aile gauche, qui deviendra bientôt un parti séparé, convergeait avec les bolcheviks sur de nombreux points. Pourtant sur la route vers l’insurrection du 25 octobre il y avait encore des obstacles à surmonter. Les plus importants venaient de l’intérieur du Parti bolchevique lui-même. Mais avant d’en arriver là, regardons la situation et les préoccupations de la classe ouvrière de Petrograd.
Dans un processus révolutionnaire qui se déroule sur huit mois, il y a des phases qui se suivent et ne se ressemblent pas. La révolution de février était le produit de manifestations et grèves ouvrières spontanées et du passage des soldats du côté du peuple. Elle n’était dirigée par aucun parti, même si les militants des partis y ont joué un rôle très actif. Pendant une période de deux mois, la masse des ouvriers et soldats acceptait la situation de double pouvoir entre le Soviet et le Gouvernement provisoire. Tout le monde baignait dans la joie d’avoir renversé le tsarisme.
En juin-juillet le climat était tout autre. Une grande partie des ouvriers et des soldats de Petrograd n’avait déjà plus aucune confiance dans le Gouvernement provisoire et faisait leur le mot d’ordre des bolcheviks « Tout le pouvoir aux soviets ». Cette poussée, qui avait commencé parmi les soldats, débordait tous les partis, y compris et surtout les bolcheviks. La direction du parti essayait de freiner le mouvement, mais beaucoup de ses militants de base et ses structures intermédiaires y participaient.
La Révolution d’octobre
La révolution d’octobre était tout à fait autre chose. On peut dire les choses ainsi : en février, les bolcheviks ont dû courir pour attraper les masses. En juillet, ils ont dû les freiner pour éviter une grave défaite. Dans les deux cas, le parti n’était pas à l’initiative. En octobre il l’était.
Cela ne veut pas dire que l’insurrection d’octobre était l’œuvre des seuls bolcheviks. Parmi les milliers de participants à l’insurrection il y avait les gardes rouges des usines, des marins de la flotte de la Baltique, surtout ceux de Kronstadt, des soldats de la garnison de Petrograd, parmi eux les SR de gauche et une partie des anarchistes. Mais l’insurrection fut dirigée par le Parti bolchevique. En dernier ressort par son Comité central, au niveau opérationnel par le Comité militaire révolutionnaire du Soviet de Petrograd. Le président du CMR était un SR de gauche, mais la plupart de ses membres étaient bolcheviks et son vrai chef était Trotsky.
A la différence de celle de février, la révolution d’octobre n’était pas l’aboutissement d’un déferlement irrésistible des masses. Elle était la réponse nécessaire à une situation catastrophique. Le titre de la brochure écrite par Lénine en Septembre 1917 est éloquent : « La Catastrophe imminente et les moyens de la conjurer ». Le premier sous-titre de cette brochure était «La Famine menace». Il n’y avait là aucune exagération. A Petrograd, en automne 1917, la famine menaçait vraiment. Et pas seulement la famine, mais un chômage de masse. Le transport ferroviaire était complètement désorganisé et les usines avaient du mal à tourner.
Les patrons en rajoutaient en sabotant la production afin de pouvoir fermer les usines, licencier en masse, déménager leur production dans l’Oural, se débarrasser de la classe ouvrière révolutionnaire de Petrograd. Les ouvriers, avec leurs comités d’usine, se battaient tous les jours pour garder leurs emplois, empêcher la fermeture des usines, nourrir leurs familles. La classe ouvrière de Petrograd était pour le pouvoir des soviets, elle soutenait les bolcheviks. Mais elle était sur la défensive. Dans cette situation, les bolcheviks furent ni débordés ni poussés en avant par la masse. C’était à eux de prendre l’initiative. Et c’est cette question qui dominait les débats dans le parti et surtout dans sa direction. Fallait-il, oui ou non, que le parti prenne l’initiative pour renverser le Gouvernement provisoire et instaurer le pouvoir des soviets ?
Deux courants dans le Parti bolchevique
Revenons un peu en arrière. Suite aux Journées de juillet les bolcheviks ont tenu leur congrès. Lénine, passé dans la clandestinité, était physiquement absent mais politiquement présent. D’autres dirigeants comme Trotsky et Kamenev étaient en prison. Le congrès témoignait, d’une manière plutôt voilée, de l’existence de deux courants dans le parti. Lénine considérait que le mot d’ordre « Tout le pouvoir aux soviets » était dépassé, relevant d’une période où un passage pacifique au pouvoir des soviets était possible, alors que maintenant il faudrait prendre le pouvoir par la force. Suite au congrès, le mot d’ordre «Tout le pouvoir aux soviets » disparaissait de la presse bolchevique pendant tout le mois d’aout, pour revenir après le coup de Kornilov. Il est clair que Lénine se trompait : sans soutenir forcément les dirigeants actuels des soviets, la classe ouvrière gardait confiance dans ces structures d’auto-organisation. D’ailleurs, une grande partie des cadres du parti le comprenait. Mais le vrai débat était centré sur la nécessité de prendre le pouvoir.
Suite à l’épisode Kornilov et la résistance commune avec les mencheviks et les SR, Lénine a brièvement envisagé un retour à la perspective d’un transfert pacifique du pouvoir aux soviets, déboussolant certains de ses camarades les plus proches. Mais le ralliement de ces partis à un nouveau gouvernement Kerensky, un « directoire » responsable devant personne, donc une dictature en herbe, a mis fin à cette idée.
Dès lors, Lénine a mené un combat inlassable dans le parti en faveur d’une insurrection. Devant le refus du CC de publier ses articles, il est revenu à Petrograd sans son autorisation. A partir du début octobre, il a commencé à s’adresser aux instances intermédiaires du parti, tels le Comité de Pétersbourg, le Bureau régional de Moscou et les directions des organisations bolcheviques parmi les marins et les soldats. Il a fini par avoir gain de cause, à travers deux réunions du CC, les 10 et 16 octobre.
Pourquoi a-t-il pu gagner ? Pas simplement parce qu’il jouissait d’une grande autorité dans le parti, bien que cela soit vrai, ni parce qu’il était têtu. Il était profondément convaincu de deux choses. D’abord que la situation matérielle des ouvriers, qui se dégradait, rendait urgente une prise de pouvoir. Ensuite, que si la situation actuelle continuait, il y aurait des mouvements de résistance spontanés et éclatés, permettant à un gouvernement même aussi faible que celui de Kerensky de les réprimer les unes après les autres et imposer une vraie dictature contre-révolutionnaire. Le point de vue de Lénine trouvait un écho plus important dans les instances intermédiaires du parti et à sa base que dans son comité central. C’est pourquoi à chaque fois qu’il rencontrait une forte opposition au sommet il était prêt à s’appuyer sur les cadres et militants de son parti et l’opinion des ouvriers, soldats et marins les plus combatifs.
Lénine insistait, presque seul, qu’il fallait prendre le pouvoir avant l’ouverture du deuxième congrès des soviets, qui était fixé pour le 25 octobre. Il avait raison: on n’organise pas une insurrection après un débat dans une assemblée de plusieurs centaines de personnes, dont une partie soutenait le gouvernement. En continuant à insister sur le rôle du parti, Lénine n’avait pas tort. Mais il n’a pas compris que l’insurrection n’aurait suffisamment de légitimité si elle était faite au nom d’un parti, même le Parti bolchevique. Ceux qui étaient sur place et qui partageaient la position de Lénine sur le fond, notamment Trotsky, insistaient qu’il fallait prendre le pouvoir au nom du Soviet de Petrograd. Dans cette perspective, le 9 octobre le Comité militaire révolutionnaire du Soviet – a été établi un jour avant le premier vote du CC bolchevique en faveur de l’insurrection…
L’insurrection et le nouveau pouvoir
Le principe de l’insurrection avait été décidé, mais pas la date. A partir du 21 octobre, le CMR commençait à systématiquement affirmer son autorité sur les unités de la garnison et à mettre la main sur l’essentiel des stocks d’armes et munitions de la ville. Kerensky a compris le danger et s’est résolu à prendre des contre-mesures. Sa première mesure, au matin du 24 octobre, était d’envoyer des troupes à l’imprimerie de la presse bolchevique, qui a été fermée. Peu de temps, après elle a été rouverte par des soldats du régiment Litovsky agissant aux ordres du CMR. C’était en effet le premier pas de l’insurrection. Avec pas mal d’hésitations et de faux pas, elle s’affirmait dans la journée du 24 et la nuit suivante, en s’emparant des gares, centres de télécommunications, casernes et forteresses, du réseau d’électricité. Les ponts sur le fleuve Neva et les principales artères furent mis sous contrôle du CMR. Quand le congrès des Soviets s’est réuni le 25, le seul verrou qu’il restait à faire sauter était le Palais d’Hiver, où s’était retranché le Gouvernement provisoire. Ce sera fait le soir même et les ministres furent arrêtés – sauf leur chef, Kerensky, qui avait réussi à s’échapper.
Pendant que Trotsky faisait un rapport sur le progrès de l’insurrection, Lénine est entré dans la salle, faisant sa première apparition publique depuis presque quatre mois. Devant un tonnerre d’applaudissements il a fait une brève allocution qui se terminait ; « En Russie nous devons maintenant nous consacrer à la construction d’un Etat socialiste prolétarien. Vive la révolution socialiste mondiale ». Plus tard, il présentera des projets de décrets sur les questions clefs de la paix, la terre, la légalisation du contrôle ouvrier dans les usines, qui furent adoptés par le congrès et constitueront le programme du nouveau pouvoir.
L’insurrection avait été effectuée par les secteurs les plus décidés parmi les ouvriers, soldats et marins. Mais elle a été accueillie avec enthousiasme dans les usines. D’abord, pour le fait que le pouvoir des soviets avait été établi, ensuite pour ses premiers décrets. Sans ce soutien, qui était massif, soit l’insurrection n’aurait pas eu lieu, soit le nouveau pouvoir ne serait pas resté longtemps en place.
Sur 670 délégués au congrès, 300 étaient bolcheviks. Avec l’apport des SR de gauche, qui avaient participé à l’insurrection, ils étaient majoritaires. Et encore plus majoritaire après le départ des mencheviks et des SR, qui ont quitté la salle, en apparence pour protester contre « le coup d’Etat bolchevique », en réalité parce qu’ils étaient farouchement opposés au pouvoir des soviets.
La gauche menchevique, les mencheviks internationalistes, dirigés par Martov, sont restés un peu plus longtemps, condamnant eux aussi le « coup d’état » et exigeant un gouvernement de toute la démocratie, avant de quitter la salle. Ce gouvernement de « toute la démocratie », devait aller des socialistes les plus à droite aux bolcheviks, de ceux qui soutenaient le Gouvernement provisoire et ceux qui venaient de le renverser, de ceux qui étaient pour la guerre et ceux qui se battaient contre. Un tel attelage semble a priori absurde. Il l’était, pour ceux qui soutenaient le pouvoir des soviets dans une perspective de révolution socialiste. Pour ceux qui pensaient, comme les mencheviks, même de gauche, et de fait la minorité droitière du Parti bolchevik, qu’il fallait une période prolongée de développement capitaliste et de démocratie avant de pouvoir parler de socialisme, il ne l’était pas. Et la confrontation entre ces deux allait dominer la première semaine du nouveau régime. Pour l’instant, le premier gouvernement des soviets (le Conseil des commissaires du peuple) était entièrement bolchevique, les SR de gauche préférant attendre pour voir si un gouvernement plus large était possible.
Le Comité militaire révolutionnaire du Soviet de Petrograd, sous la direction bolchevique, avait mené l’insurrection pour transférer le pouvoir au deuxième congrès des soviets. Il n’y avait en principe aucun problème avec la participation au gouvernement de partis qui reconnaissaient le pouvoir des soviets. Et c’était bien là la ligne de division. Pour la droite de la démocratie révolutionnaire, les mencheviks et les SR, la réponse coulait de source : ils n’allaient pas rompre leur alliance avec la bourgeoisie et leur soutien à Kerensky, ils n’allaient pas reconnaître le pouvoir des soviets. Pour Martov et son courant il y avait un choix à faire. Ils auraient pu pour le moins choisir de rester au congrès comme « opposition loyale ». Plus tard, ils ont fait ce choix. Mais au moment où l’avenir du pouvoir de soviets était en jeu, ils ont quitté le congrès.
Un gouvernement de « toute la démocratie » ?
Pour comprendre comment la question d’un « gouvernement de toute la démocratie » a pu prendre tellement d’importance, il faut regarder la situation au lendemain de l’insurrection. A Petrograd, l’insurrection avait triomphé et le Gouvernement provisoire avait été renversé Mais ce qui se passait dans le reste du pays était loin d’être clair. Et ensuite, le danger d’une contre-attaque par les forces loyales à Kerensky subsistait à Petrograd même.
Parmi les bolcheviks donc, même et peut-être surtout au Comité central, la peur de l’isolement et d’une victoire de la contre révolution était réelle. Dans cette situation, deux choses se passaient en parallèle. D’un côté, des pourparlers pour la formation d’un gouvernement large, de l’autre le combat contre les forces de Kerensky.
Les pourparlers ont eu lieu sous l’égide du Vikzhel, le syndicat des cheminots, lié aux mencheviks, bien que beaucoup de cheminots de base soutinssent les bolcheviks. Parmi les défensistes, on considérait que le gouvernement bolchevique était dans une situation de grande faiblesse et risquait d’être renversé par les forces de Kerensky. Ils ont donc adopté une attitude extrêmement dure, agressive et arrogante. D’abord, il n’était pas question que le gouvernement soit responsable devant le congrès des soviets. Ensuite, il y avait une surreprésentation des mencheviks et SR, directement et par l’intermédiaire d’une représentation du Comité exécutif qui avait été élu par le premier congrès des soviets en juin, de conseils municipaux, coopératives etc. Enfin, la participation des bolcheviks au gouvernement devait être par principe minoritaire et dans aucun cas Lénine ou Trotsky ne devraient en faire partie. C’est dans ce cadre que le comité central bolchevique a accepté de négocier. Pourquoi ? Pour la plupart d’entre eux, pour gagner du temps, le temps de voir ce qui se passait sur le terrain, ou pour faire la démonstration qu’un tel gouvernement était impossible. Pour Kamenev et ses partisans, parce qu’ils avaient toujours été opposés à l’insurrection, à l’idée d’une révolution socialiste, et qu’ils étaient vraiment prêts à accepter le type de gouvernement qui était proposé.
Le vent tourne
Cet épisode fut pourtant de courte durée. D’abord Lénine et Trotsky, qui n’ont pas participé à cette mascarade de négociations, se sont occupés de la défense de Petrograd. D’abord une révolte des cadets militaires à Petrograd même a dû être maîtrisée. Ensuite des milliers de gardes rouges et de soldats ont réussi à disperser, dans les environs de la ville, une force de cosaques mobilisés par Kerensky, qui d’ailleurs ne voulaient pas vraiment se battre pour lui et abandonnaient vite. Enfin, après une semaine de combats, l’insurrection a triomphé à Moscou et on recevait des nouvelles de la prise de pouvoir par les soviets un peu partout. Cela mettait les négociations dans un autre rapport de forces : en réalité cela les rendait caduques.
Ensuite, quand le contenu des négociations était connu par les ouvriers et soldats, le soutien pour un gouvernement large s’est évaporé. Le gouvernement large qu’avaient voulu beaucoup d’entre eux devrait être un gouvernement responsable devant le congrès des soviets, pas autre chose. Ce n’est pas par hasard que le seul parti qui a ensuite accepté de participer au gouvernement avec les bolcheviks était le Parti SR de gauche, lequel avait aussi participé à l’insurrection et reconnaissait l’autorité du congrès des soviets.
Une semaine après l’insurrection, Lénine avait repris le dessus. L’évolution des rapports de forces sur le terrain avait coupé l’herbe sous les pieds des partisans d’un gouvernement large, y compris la droite bolchevique. Sommés à cesser leurs actions fractionnelles ou sortir du parti, ils ont choisi de se soumettre, en démissionnant du gouvernement et du CC. Aucune action disciplinaire n’a été prise contre eux et ils ont assez rapidement repris des positions de responsabilité.
Révolution socialiste
La question que Lénine avait commencé à poser dès son retour à Petrograd en avril, celle d’une révolution qui sera socialiste et pas simplement bourgeoise-démocratique, avait trouvé sa réponse dans les faits. Qu’est-ce que cela veut dire ? Simplement que pour répondre aux problèmes concrets de la classe ouvrière, du peuple, de la société russe, il fallait aller au-delà du capitalisme. Lénine l’avait bien expliqué dans « La Catastrophe imminente ». L’étape bourgeoise de la révolution, si on peut même parler ainsi, n’avait été rien d’autre qu’une démonstration étalée sur huit mois de l’incapacité totale de la bourgeoisie russe. Non seulement à remplir les tâches qu’on attribue à une révolution bourgeoise (démocratie, résolution de la question agraire…),mais même à faire tourner l’économie et nourrir la population. Parce que cette bourgeoisie ne pouvait pas rompre avec la classe de propriétaires fonciers et donner la terre aux paysans et il ne pouvait pas sortir de la guerre et commencer à reconstruire le pays à cause de sa subordination aux impérialismes français et britannique.
Il ne s’agissait pas pour les bolcheviks d’avoir l’illusion de pouvoir construire une société socialiste dans la seule Russie. Lénine parlait de « pas vers le socialisme », en comptant sur la victoire de révolutions socialistes dans les pays plus avancés d’Europe, avant tout l’Allemagne, pour venir à l’aide de la Russie. C’est la défaite de toutes les tentatives de révolution en Europe et l’isolement de la Russie soviétique qui a préparé le terrain pour la dégénérescence de la révolution russe et le stalinisme.
Y avait-il une alternative démocratique à la prise du pouvoir par les soviets? Rien ne permet de l’affirmer. La tendance du Gouvernement provisoire au fil des mois entre février et octobre était vers la dictature, pas la démocratie. Et la bourgeoisie russe était convaincue que seule une dictature pouvait consolider son pouvoir. Le choix dans la Russie de 1917 était soit Kornilov-Kerensky, soit Lénine et les bolcheviks. Tertium non datur. Il n’y avait pas de troisième choix.
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(1) « La démocratie révolutionnaire » ou simplement « la démocratie » désignait la gauche socialiste dans son ensemble.
(2) Le terme « défensistes » décrivait ceux qui soutenaient la guerre impérialiste, contre les « internationalistes » qui y étaient opposés.
01-12-2017
Alexandra Kollontai – révolutionnaire et féministe
En Russie, le 8 mars 1917, Journée internationale des femmes (23 février 1917 selon le calendrier grégorien), des ouvrières du textile déclenchent la révolution russe. Après un hiver de misère insupportable, ouvrières et ménagères défilent dans les rues de Petrograd pour réclamer du pain, le retour de leurs maris partis au front, la paix et… la république. Cela malgré des consignes du parti bolchévique de ne pas manifester. Un grand nombre d’ouvriers des usines se joignent à la grève et participent à leur cortège. Ce fut « le premier jour de la Révolution » comme le reconnaît Trotski dans son Histoire de la révolution russe. Du textile, la grève s’étend rapidement à tout le prolétariat de Petrograd. Les manifestantEs scandent « du pain », suivi de « paix immédiate », puis « à bas le tsar ». La grève de masse se transforme en insurrection, lorsque la garnison rejoint les insurgés, les soldats se rangent du côté des manifestants et en cinq jours le régime autocratique est balayé.
Les femmes ont donc joué un rôle important dans la chute du régime tsariste et ont également été protagonistes dans les premières années de l’élan révolutionnaire où tout semblait possible. Aujourd’hui, si on parle de révolution russe on y associe surtout des hommes, comme Lénine, Trotski, Kamenev, Kerenski et j’en passe. Rarement, ou entre parenthèses, on mentionne Krupskaja, Inessa Armand et Alexandra Kollontai. Ce fut la dernière qui avait les idées les plus avancées sur la libération des femmes, notamment en ce qui concerne la libération sexuelle.
Kollontai et la révolution de 1905
Alexandra Domontowitsch est née à Saint Petersbourg en 1872, fille d’un général russe, elle était mariée à Vladimir Kollontai, dont elle porta le nom, mais s’éloignait de lui comme elle s’intéressait de plus en plus aux idées révolutionnaires. Elle étudiait la psychologie de l’enfance et les théories d’éducation (Froebel). Une expérience clef pour elle fut la grève de 1896 des ouvrières du textile. Elle partit étudier l’économie politique à Zurich et écrivait une « Histoire du mouvement des femmes ouvrières »[1] où elle décrivit le militantisme des femmes de St. Pétersbourg dans les années 1890. Dans un texte de 1920 « Pour une histoire du mouvement ouvrier féminin de Russie »[2] elle reprend ses idées de l’époque :
« Il convient de noter que les vagues spontanées de grèves qui, dans les années 1870 et au début des années 1880, poussèrent le prolétariat russe à l’action, touchèrent en particulier l’industrie textile, où une force de travail féminin à bon marché était invariablement employée …/… Il n’en était pas moins extraordinaire que la jeune travailleuse, politiquement naïve et ployant désespérément sous le poids de rudes, d’insupportables conditions de travail, méprisée par tous (même par la moitié féminine de la petite-bourgeoisie urbaine dont elle différait par sa ferme fidélité aux vieilles traditions paysannes) soit à l’avant-garde, combattant pour les droits de la classe ouvrière et pour l’émancipation des femmes ».
En 1905, après le dimanche rouge, où des centaines d’ouvriers et d’ouvrières manifestant paisiblement furent massacrés par les forces tsaristes, l’exclusion des femmes des élections des députés ouvriers de la commission Chidlovsky, instaurée par le tsar pour examiner les raisons de ce massacre (sic !), fut la source d’un profond mécontentement entre elles.
« Les députées ouvrières ne sont pas autorisées à siéger à la commission dont vous avez la présidence. Cette décision est injuste. Dans les usines et fabriques de Saint-Pétersbourg, il y a plus de femmes que d’hommes. Le nombre de femmes employées dans les usines textiles augmente chaque année. Les hommes se dirigent vers les usines offrant de meilleurs salaires. La charge de travail des femmes est plus lourde. Les employeurs profitent de notre impuissance et de notre absence de droits. Nous sommes plus mal traitées que les hommes et payées moins qu’eux. Quand cette commission a été annoncée, nos cœurs se sont remplis d’espoirs ; enfin, avons-nous pensé, le moment approche où l’ouvrière de Saint-Pétersbourg pourra s’adresser à la Russie entière et, au nom de toutes ses sœurs ouvrières, révéler l’oppression, les insultes et les humiliations dont nous souffrons et auxquelles les ouvriers hommes ne connaissent rien. Et alors que nous avions déjà choisi nos représentantes, nous avons été informées que seuls des hommes pouvaient être élus députés »
Le droit de vote et les féministes « bourgeoises »
La question du droit de vote pour les femmes demeurait un sujet d’actualité, en Europe comme en Russie, où des organisations de « femmes bourgeoises » collectaient des signatures y compris dans les milieux ouvriers où la pétition fut massivement signée.
Kollontai explique cela par le fait que « les ouvrières commençaient à prendre conscience de leur statut politique inférieur en tant que femme, mais étaient encore incapables de mettre cela en relation avec la lutte générale de leur classe. Elles avaient encore à trouver le chemin qui mènerait à la libération des femmes prolétaires. Elles s’accrochaient encore aux jupons des féministes bourgeoises. Les féministes usaient de tous les moyens possibles pour établir des contacts avec les ouvrières et les gagner à leur cause. Elles essayèrent de recueillir leur soutien et de les organiser au sein d’unions prétendument situées « au-delà des classes », mais qui étaient en fait bourgeoises de part en part. Cependant, un sain instinct de classe et une profonde méfiance à l’égard des « dames » préservèrent les ouvrières du féminisme et empêcha toute relation durable et solide avec les féministes bourgeoises. »
Même si, à l’époque, il est vrai qu’un gouffre séparait les intérêts des femmes de la bourgeoisie de ceux des ouvrières, il n’en reste pas moins qu’il y avait des revendications qui les unissaient, ce que Kollontai n’admettait pas, elle défendait la suprématie absolue des intérêts de classe et se moquait du « féminisme » bourgeois. L’aspiration à l’« action indépendante » formulée par les féministes bourgeoises était selon elle secondaire. Leurs préoccupations étaient étroites et elles formulaient « des « revendications féminines » exclusivement. Les féministes ne pouvaient pas comprendre la dimension de classe du mouvement embryonnaire des ouvrières. » Elle ne voyait pas que la naissance d’un mouvement féministe même dans les classes bourgeoises était elle-même le fruit d’une époque révolutionnaire, et que les revendications féministes allaient aussi à l’encontre du régime autocratique tsariste. Par ailleurs, elle se souciait que même des sociales-démocrates, des menchéviks et… quelques bolchéviques sympathisaient avec les nouvelles organisations féministes créées après 1906. « À cette époque, la position à présent acceptée par tous – que, dans une société fondée sur les contradictions de classes, il n’y a pas de place pour un mouvement des femmes embrassant sans distinction toutes les femmes – devait être conquise de haute lutte. Le monde des femmes est divisé, comme celui des hommes, en deux camps : l’un est, en termes d’idées, d’objectifs et d’intérêts, proche de la bourgeoisie, l’autre du prolétariat, dont les aspirations à la liberté renferment l’entière solution de la question féminine. Ainsi, les deux groupes, bien qu’ils partagent le slogan général de la « libération des femmes », ont des objectifs différents, des intérêts différents et des méthodes de lutte différentes. »
Entretemps, les revendications sur les droits civiques faisaient tâche d’huile chez les ouvrières qui se les appropriaient tout naturellement.
Lettre à la première Douma en 1906 : « En ce grand moment de lutte pour les droits, nous, les paysannes du village de Nagatkino, saluons les représentants élus qui expriment leurs suspicions à l’égard du gouvernement en réclamant la démission du ministère. Nous espérons que les représentants soutiendront les membres du peuple, leur donneront des terres et la liberté et ouvriront les portes des prisons pour libérer ceux qui combattent pour la liberté et le bonheur du peuple. Nous espérons que les représentants obtiendront les droits civiques et politiques pour eux-mêmes et pour nous, les femmes russes, qui sommes traitées avec injustice et privées de droits, y compris au sein de nos familles. Souvenez-vous qu’une esclave ne peut être la mère d’un citoyen libre. » (Soixante-quinze femmes de Nagatkino.)
Kollontai est d’avis que « les femmes du prolétariat …/… ne considèrent certainement pas les hommes comme des ennemis ou des oppresseurs. Pour elles, les hommes de la classe ouvrière sont des camarades qui partagent la même triste existence ; ce sont de fidèles combattants dans la lutte pour un avenir meilleur. Les mêmes conditions sociales accablent les femmes et leurs camarades masculins, les mêmes chaînes du capitalisme pèsent sur eux et assombrissent leur vie. Il est vrai que certaines spécificités de la situation présente engendrent un double fardeau pour la femme, et les conditions d’emploi de la main-d’œuvre font que, parfois, la femme est perçue comme l’ennemi plutôt que comme l’ami des hommes. La classe ouvrière comprend néanmoins cette situation. »[3]
A cause de la répression farouche contre les révolutionnaires, Kollontai dut quitter la Russie durant les années 1907-1917. Elle visita l’Allemagne, y participa au Congrès international de l’Internationale socialiste, précédée d’une conférence des femmes socialistes, où justement la question du droit de vote fut vivement débattue. En Autriche, où le droit de vote pour les ouvriers masculins n’était pas encore acquis, les hommes socialistes argumentaient de revendiquer d’abord le droit de vote pour les hommes et puis celui pour les femmes. Clara Zetkin, Kollontai et les autres femmes présentes étaient strictement contre cette attitude. Le militarisme et la guerre étaient les autres sujets principaux de ce congrès. Les divergences en cette manière mèneront plus tard à la destruction de la Deuxième Internationale. [4]
Ces discussions influençaient aussi l’effondrement du mouvement de femmes pour le droit de vote où les courants pour ou contre la guerre, le nationalisme et le militarisme ne rendaient plus une action unitaire possible (p.ex. le mouvement des suffragettes en GB). La vision de Kollontai sur les intérêts divergents de classe dans le mouvement des femmes avait donc une part de vérité. Mais elle ignorait aussi les différents courants des suffragettes, comme le groupe de Sylvia Pankhurst qui ne se limitait pas à la revendication du droit de vote, mais exigeait le salaire égal, luttait contre l’arrestation de femmes comme prostituées, parce qu’elles se promenaient seules, gérait une crèche et une fabrique de jouets.
Pendant ses années d’exile elle séjournait également aux Etats Unis, en Angleterre et devenait l’amie de Rosa Luxemburg et de Karl Liebknecht, les deux révolutionnaires allemands, qui plus tard se prononçaient contre la guerre, en opposition avec la majorité des socialistEs allemandEs.
La révolution
En 1917, Kollontai rentre en Russie après la révolution de février. En avril, elle soutenait les thèses de Lénine sur la prise de pouvoir immédiate par les soviets, la conquête de la majorité pour les bolchéviques dans les soviets et la fin de la guerre etc… Elle devenait la première femme membre du Comité central et après la révolution, Ministre des Affaires sociales et plus tard responsable pour l’éducation. Ses idées pour la libération des femmes en Russie et surtout pendant les premières années révolutionnaires sont indéniables. Dès la prise de pouvoir, les bolchéviques ont introduit des changements majeurs pour la condition des femmes, au travail et dans la vie quotidienne. Assurance-maladie gratuite, création d’un Département pour la protection de la maternité et de l’enfance. En six mois, la dominance de l’Eglise sur le contrôle des mariages fut balayée par l’introduction du divorce par consentement mutuel, et l’égalité des femmes devant la loi dans tous ses domaines fut établie. Un véritable exploit dans un pays rétrograde soumis à une répression féroce tel qu’était la Russie de l’époque avant la révolution. Des équipements collectifs étaient créés pour permettre aux femmes de se libérer des tâches domestiques ingrates en vue d’une socialisation du travail domestique. Mais les femmes de la campagne opposaient parfois une grande résistance aux tentatives d’en haut pour abolir les divisions sexuelles du travail. Dans les villes, les ouvrières étaient plus enclines à envisager un changement dans les relations familiales et à accepter des cantines et des crèches, étant donné que par les conditions de travail difficiles la famille de toute façon se désagrégeait, mais sans qu’une alternative valable de la vie en commun ne se pointe à l’horizon.
La guerre civile faisait rage, beaucoup de révolutionnaires de la première heure avaient disparu, la Russie était isolée, la famine et la pauvreté s’installaient. Kollontai, dans un élan d’enthousiasme sous-estimait la persévérance des attitudes et de la culture anciennes, à l’extérieur comme à l’intérieur du parti. A cause des changements majeurs dans les premières années de la révolution, elle imaginait déjà la disparition de la famille et du travail domestique. Mais la famille redevint le seul havre de paix et de sécurité après les épreuves terribles vécues par la population.
Ses idées sur le marxisme et la libération sexuelle allaient à l’encontre de la morale réactionnaire de beaucoup de ses camarades du parti, à plus forte raison lorsqu’elle faisait partie de l’opposition. En outre, à une époque où une contraception sûre n’était pas accessible, les conséquences de l’amour libre ne pouvaient mener qu’à des situations de détresse pour les femmes. Ses idées dans ce domaine étaient d’avant-garde et non reprises par les masses de femmes russes.
L’avortement ne fut légalisé qu’en 1920. Il était justifié par la « survivance de la morale du passé et des conditions économiques difficiles du présent, qui contraignent de nombreuses femmes à recourir à cette intervention », mais c’était un fléau qu’il fallait faire disparaître. La question de la contraception et du contrôle de la fécondité par les femmes n’était pas posée.[5]
Lors de la discussion sur la marche que devait emprunter la révolution, Kollontai faisait partie de l’Opposition ouvrière et se confrontait avec Trotzki e.a. sur la gestion des entreprises par les ouvriers eux-mêmes ou par une instance centrale, l’Etat. Il s’agissait de la question combien d’autonomie donner aux différents groupes sans mettre en question la révolution elle-même. Lorsque l’Opposition ouvrière fut qualifiée de fraction, ses idées opprimées et que progressivement les purges staliniennes annihilaient physiquement toute opposition, les possibilités d’expérimenter des idées nouvelles, de créer une nouvelle culture s’arrêtaient. Kollontai était mutée au Ministère des Affaires Etrangères et partait en mission en Norvège, au Mexique et en Suède. Elle fut épargnée des purges, parce qu’elle cessait de poser des questions dérangeantes. Elle mourut en 1952 à l’âge de 80 ans.
« Ses arguments pour l’organisation spécifique des femmes, son insistance non seulement sur l’émancipation politique mais aussi sur la situation dans la famille et les effets psychologiques de centaines d’années d’oppression sur la conscience des femmes nous concernent encore maintenant. Son importance pour le contrôle d’en bas, son emphase pour comprendre la création d’une culture nouvelle et la reconnaissance d’une relation entre expérience personnelle et conscience politique sont intéressants pour le mouvement révolutionnaire en général. »[6]
Résistance à l’organisation des femmes par les socialistes
Dans les années 1905-1907, la tentative d’organiser les femmes ouvrières dans des organisations indépendantes ne rencontrait pas mal de résistance dans les partis ouvriers. Kollontai était membre du parti menchévik, mais se dirigeait politiquement vers les bolchéviks. « La direction du parti était absorbée dans des tâches sérieuses et urgentes et, bien qu’elle ait reconnu sur le principe l’utilité de ce type de travail, elle ne fit rien pour aider ou soutenir le travail du groupe. Les camarades de base ne saisissaient souvent pas le sens de ce que nous faisions et identifiaient nos activités à celles du « féminisme abhorré ». Ils ne prodiguaient aucun encouragement et allaient même jusqu’à essayer d’entraver les activités du groupe. » Kollontai essaye de trouver une excuse à cette attitude sans comprendre entièrement qu’avec ses attaques des féministes « bourgeoises », elle avait livré elle-même l’argument contre l’organisation indépendante des femmes ouvrières : « Une telle attitude était fondée sur la peur, aisément compréhensible, que les ouvrières puissent quitter le mouvement de classe auquel elles appartenaient et tomber dans le piège du féminisme. » (sic !)
Néanmoins, les activistes (féministes dirait-on aujourd’hui) socialistes continuaient leur travail d’organisation chez les ouvrières et des clubs foisonnaient partout. Ainsi, en 1908, au Congrès panrusse de femmes, convoqué par les organisations de femmes bourgeoises, 45 femmes des 700 participantes furent des socialistes et 30 d’entre elles furent des ouvrières d’usine.
Reconnaissance du droit d’organisation des femmes jusqu’à sa négation
Le principe d’organisation spécifique des femmes au sein du parti fut graduellement acquis, mais la discussion fut cantonnée à l’organisation à l’intérieur du parti. On n’envisageait pas la possibilité d’un mouvement à l’extérieur du parti, considéré automatiquement comme bourgeois. Cependant, des organisations de femmes social-démocrates avaient existé dans les pays scandinaves dans les années 20, jusqu’à ce que le mouvement communiste international leur ordonne de fusionner avec les organisations du parti. [7]
En Russie, après la révolution, en 1918, au Congrès des ouvrières et paysannes on relevait un réseau national d’organisations de femmes, les « départements » qui recevaient de plus en plus de pouvoir d’initiative. Les Genotdel, comme on les appelait étaient représentées à toutes les instances du parti, elles avaient leurs locaux, éditaient des journaux et défendaient les intérêts des femmes dans le parti, dans les syndicats et dans les soviets.
Avec l’introduction de la NEP, la réduction draconienne des dépenses publiques et la suspension des crédits pour les équipements collectifs, on s’appuyait sur l’impossibilité momentanée de prendre des mesures pour la libération des femmes pour grignoter les droits des départements de femmes. Peu à peu et surtout avec la contre-révolution stalinienne, les genotdel disparaissaient pour finalement être déclarées « superflues », leur journal « Kommunitska » ne paraissait plus et la libération de la femme fut déclarée acquise !
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[1] Non traduit du russe
[2] Les citations en lettres cursives proviennent de ce texte
[3] Souligné par nous
[4] Alexandra Kollontai
Women Workers Struggle for their Rights
Extrait de l’introduction de Sheila Rowbotham (traduit par nos soins)
[5] Femmes et mouvement ouvrier éditions la brèche, article d’Alix Holt p.109-114
[6] Idem Alexandra Kollontai…
[7] Femmes et mouvement ouvrier … p.126
26-06-2017
Une crise politique rampante
Moins de deux semaines après les élections législatives au Royaume-Uni, les choses ne s’arrangent pas pour le gouvernement conservateur. En perdant sa majorité, Theresa May a beaucoup perdu de son autorité. Le gouvernement engage les négociations de sortie de l’Union européenne dans une situation très défavorable. Les divisions dans son propre parti que May avait réussi à colmater depuis le référendum du 23 juin 2016 resurgissent, y compris au sein du gouvernement. Le Parti travailliste rajeuni est à l’offensive et Jeremy Corbyn réussit à faire taire – provisoirement – la majorité de ses propres opposants.
En convoquant des élections, May avait cherché à élargir sa majorité. Un raz-de-marée aurait été le bienvenu, mais une majorité de 50 ou 60 aurait suffi pour affermir son autorité et éviter des votes à risques. En fait, son calcul n’était pas si faux que cela. Elle a augmenté le pourcentage de son parti de 5,5%, arrivant à 42,4%; il faut revenir à 1983, à l’époque de Margaret Thatcher, pour retrouver un tel score. Mais son calcul a été basé aussi sur le fait que le Parti travailliste resterait bien derrière. C’est là où elle s’est trompée – avec, il faut dire, la quasi-totalité des commentateurs politiques. Et il faut bien comprendre pourquoi. Certes, les faiblesses et incohérences de sa campagne ont joué un rôle. Mais fondamentalement Corbyn a réussi sa percée à cause de son programme socio-économique radical. Tant que le Parti travailliste vivotait à moins de 30% dans les sondages les élites ne se souciaient pas trop de son programme, sinon pour s’en moquer. Par ailleurs, ils ont cru à leur propre propagande, qu’on ne pouvait pas se faire élire avec un tel programme. Corbyn a démontré le contraire.
Maintenait les conservateurs sont confrontés à plusieurs dilemmes. May dépend du soutien des dix députés du DUP, parti des protestants fondamentalistes d’Irlande du Nord, ce qui n’est pas encore acquis. Dans une situation moins compliquée, un gouvernement minoritaire avec le soutien d’un petit parti pourrait survivre au moins deux ou trois ans, même peut-être cinq. Mais la situation est compliquée par le Brexit. Il est difficile d’imaginer ce gouvernement naviguer une série de votes d’ici 2019. Dans le Discours de la reine, qui présente les priorités du gouvernement à l’ouverture du nouveau Parlement, il n’y a donc pas moins que huit projets de loi concernant le Brexit. Il faudrait un gouvernement fort, face à l’UE et à l’opposition interne. Comment y arriver ? Dans certains pays la solution pourrait être une grande coalition. Mais chaque pays a sa propre culture politique et le Royaume-Uni ne fait pas de grandes coalitions. La seule et unique exception était en 1940.
Une nouvelle élection? Ce serait plus logique. Le problème, c’est qu’on ne peut pas garantir le résultat. On peut espérer une victoire conservatrice sous un nouveau dirigeant, mais on peut aussi se retrouver avec le statu quo. Et encore pire, une victoire de Corbyn. Ce qui serait inacceptable pour les classes dirigeantes et au lieu d’offrir une solution au Brexit, cela compliquerait le problème. Le Financial Times cite un ex-responsable de la campagne pour sortir de l’UE: «Si 38% [en fait, 40%] des électeurs optent vraiment pour Corbyn, [qui est] pro-IRA, antinucléaire, pro nationalisation, alors les électeurs du Royaume-Uni ne sont plus assez muris pour la démocratie. Nous ferions mieux de rester à l’UE si on va élire Corbyn». Les propos sont extrêmes. Mais le sentiment d’inquiétude à la perspective d’un gouvernement Corbyn est largement partagé dans les cercles dirigeants.
La référence à l’Union européenne est révélatrice. Les divergences entre les partisans du Brexit et les dirigeants de l’UE sont bien réelles. Mais face à la menace d’un vrai gouvernement de gauche la classe politique britannique, pro- et anti Brexit confondus, ferait front commun avec les institutions européennes.
Corbyn a réussi à faire la campagne électorale en parlant peu du Brexit, indiquant simplement qu’il acceptait le verdict du 23 juin et qu’il ferait le meilleur accord possible, donnant juste l’impression qu’il sera moins rigide que May. Mais s’il est confronté à de nouvelles élections, il aura intérêt à être plus clair. Son programme le mettrait sur une course de collision avec les institutions européennes. Il ferait mieux de l’assumer et expliquer comment il voit l’avenir de la Grande-Bretagne après le Brexit, quels rapports avec l’Europe.
Le gouvernement britannique a sa vision du Brexit. Loin du protectionnisme prôné par Trump ou celui, européen, que Macron semble défendre, il veut un Royaume-Uni libre-échangiste et dérèglementé, mieux équipé pour affronter les défis la mondialisation.
Corbyn a intérêt à développer un contre-narratif. Au fait, il le développe largement en ce qui concerne le pays, mais la question de l’Union européenne est moins abordée. Trois jours après les élections, John McDonnell, ministre des Finances dans le cabinet fantôme et bras droit de Corbyn, répondait à des questions concernant l’attitude des travaillistes à l’égard du marché unique. Il a dit qu’il ne voyait pas comment le parti pourrait être favorable à rester dans le marché unique, parce son programme donnait la priorité à l’emploi. Il ajoutait que son parti respectait le résultat du référendum, ce qui n’était pas compatible avec le maintien dans le marché unique. L’explication est un peu courte. Mais il est parfaitement possible d’expliquer qu’une grande partie du programme travailliste est contradictoire avec les principes des échanges libres et sans entraves, l’opposition aux aides de l’État, etc. Dans un article sur le site du journal Politico, un ancien ministre portugais s’exprime ainsi : «Le débat fondamental n’est plus un combat entre ceux qui s’opposent à ce que la Grande-Bretagne quitte le bloc et ceux qui veulent arracher le sparadrap. La tension réside dans les visions différentes d’où se dirige le pays» (http://www.politico.eu/article/how-a-socialist-brexit-could-reshape-uk-and-europe/ ). C’est une vision un peu optimiste; ce n’est pas encore le débat fondamental pour des millions de gens, mais c’est le débat qu’il faut mener et qui est déjà là en filigrane. Corbyn devrait expliquer comment son programme est contradictoire avec le marché unique et avec son ambition affichée de gouverner «pour le plus grand nombre, pas pour la minorité [des riches]». Cela permettrait aussi de s’adresser aux peuples d’Europe. Ce que le gouvernement britannique est strictement incapable de faire.
L’urgence d’une attitude offensive par Corbyn est soulignée par le fait que 50 de ses propres députés viennent de lancer un appel à rester dans le marché unique. Pour l’instant Corbyn est obligé de vivre avec sa fraction parlementaire. Mais il semble qu’il s’apprête, fort du résultat du 8 juin, à faire du nettoyage dans l’appareil du parti et de renforcer sa position au sein de son Comité exécutif. Il se peut quand même qu’avant qu’il ne puisse le faire, il soit confronté à une élection, si le gouvernement perd des votes sur le Discours de la reine, ou même se trouvait à la tête d’un gouvernement minoritaire.
Le débat sur l’avenir du pays qu’il faut n’a rien à voir avec l’affrontement caricatural entre hard et soft Brexit. «Soft Brexit» est un mot de code pour un Brexit sans Brexit, mis en avant par ceux qui ne voudraient pas de Brexit, mais n’osent pas aller directement contre le vote populaire. Donc ils proposent un «Brexit» tout en restant dans le marché unique. Pour le gouvernement britannique, dans les négociations qui viennent de débuter il ne s’agit pas de soft ou de hard, mais d’un Brexit plus ou moins favorable aux exportateurs britanniques, au flux des capitaux financiers, etc. Le résultat dépendra du rapport de forces, qui s’est brusquement dégradé depuis le 8 juin.
Depuis le 8 juin au Royaume-Uni on assiste à un barrage médiatico-politique visant à présenter le vote du 8 juin comme un vote contre un hard Brexit. Avec peu de preuves. Rappelons que le Brexit était la préoccupation principale pour 48% des électeurs conservateurs (qui soutenaient May), mais seulement 8% de ceux des travaillistes, qui avaient d’autres soucis. Parler du hard et soft, c’est déformer la réalité et essayer de faire oublier la leçon primaire de la campagne électorale: ce sont les questions sociales et économiques qui ont été mises au centre par la campagne du Parti travailliste.
Malgré les meilleurs efforts des anti-Brexit, les lignes ont remarquablement peu bougé depuis le 8 juin. Depuis son limogeage par May en juillet 2016, George Osborne, numéro deux du gouvernement Cameron et putatif successeur de ce dernier, s’est recyclé comme rédacteur-en-chef du journal de soir de Londres Evening Standard, d’où il a mené la vie dure à May pendant la campagne électorale. Mais c’est dans son journal qu’on apprend, le 15 juin, que 70% soutiennent toujours le Brexit (44 % par conviction, 26% parce que le peuple a voté ainsi) et que 52% soutiennent la ligne définie par May en janvier (ni union douanière ni marché unique). En revanche, moins de gens pensent que May est capable de réaliser ses objectifs (37% contre 48% avant les élections). Ce qui est assez logique.
Pour résumer : si les conservateurs continuent à gouverner avec le Parlement actuel, avec ou sans May, ils seront dans une situation de faiblesse, en générale et surtout vis-à-vis de l’UE ; s’ils risquent une élection, le résultat est imprévisible, la porte de sortie n’est pas garantie. On assiste à une crise politique rampante.
Après le 8 juin, on pouvait se demander ce qui pourrait arriver de pire aux conservateurs. La réponse est venue le 14 juin sous la forme de l’incendie d’une tour dans l’ouest de Londres. Les dernières estimations parlent de 79 morts, chiffre qui risque d’augmenter. Il s’agit donc d’une tragédie humaine qui a entraîné la mort de dizaines de personnes, dont de nombreux enfants. Mais cette tragédie jette une lumière crue sur le Royaume-Uni d’aujourd’hui. D’abord, elle a eu lieu dans la commune la plus riche du pays, Kensington and Chelsea. Ensuite, la circonscription qui couvre une grande partie de la commune a pour la première fois été gagnée, de justesse, par une candidate travailliste, qui a centré sa campagne sur les inégalités. Car dans cette commune il y a des gens très riches et des pauvres. Et ce sont les pauvres qui habitaient la tour en question, Grenfell Tower.
Last but not least, l’incendie a mis l‘accent sur la dérèglementation et les coupes budgétaires. La tour consiste de logements sociaux qui appartiennent à la commune, mais qui sont gérés, comme la totalité des logements sociaux de la commune, par un organisme dont la gestion et la volonté de réduire les dépenses ont été beaucoup critiqué. Il semble que l’incendie a s’est répandue à une vitesse fulgurante parce les panneaux extérieurs étaient faits d’une matière combustible. Il paraît que cela coûtait moins cher… Plus largement sont en cause non seulement la question de savoir si les règles sécuritaires ont été bien suivies, mais si ces règles elles-mêmes étaient suffisantes. Des poursuites criminelles restent possibles.
La réaction du gouvernement et de la commune (de droite) pour aider les survivants n’a pas été à la hauteur. May en particulier a été critiquée parce qu’elle a été voir la police et les pompiers, mais pas les résidents survivants. Il y a eu de gros problèmes de relogement des survivants; certains se sont fait proposer des logements loin de Londres, d’autres dorment dans leurs voitures ou dans les parcs. Corbyn est intervenu pour rappeler que les logements existent à Londres. Il y a en effet presque 20,000 logements qui sont vides depuis au moins six mois. Les personnes aisées et les sociétés immobilières les achètent comme un investissement. Cela s’appelle le «land banking». Corbyn a expliqué que ces logements pourraient être occupés, expropriés ou sujets à un achat obligatoire («compulsory purchase»). Il a encouragé les gens à occuper de logements vides.
Ni les conditions dans lesquelles vivaient les locataires, ni la question des normes de sécurité, ni la gestion où l’argent prime sur les besoins humains ne sont un hasard. C’est le reflet parfait de la société britannique après 40 ans de néolibéralisme. Dans un discours du 5 janvier 2012, David Cameron déclarait que sa résolution pour la nouvelle année était de «tuer la culture de santé et sécurité une bonne fois pour toutes», car cela représentait «un albatros autour du cou des entreprises britanniques». Pour inverser un vieux slogan de la gauche radicale: «Nos profits valent mieux que vos vies».
26-06-2017
Après les élections, le combat contre Macron
Les élections en France se suivent et ne se ressemblent pas. À la suite d’une longue et passionnante campagne, plus de 36 millions d’électeurs ont voté le 23 avril, en sachant pour qui et pourquoi. Ils étaient 31 millions pour le deuxième tour et on comprend le nombre de votes blancs et nuls et le niveau d’abstention élevée comme un refus politique de choisir entre Macron et Le Pen.
Les législatives qui viennent d’avoir lieu ont été une tout autre affaire. Seuls 22.65 millions ont fait le déplacement pour le premier tour, le11 juin. Une semaine plus tard, ils étaient un peu plus de 18 millions à voter. Entre les deux tours, le taux d’abstention est passé de 51,3 à 57,36%. Donc moins de 43% des électeurs ont voté au deuxième tour. Du jamais vu, mais cela se comprend. Quand la Constitution a été modifiée pour raccourcir le mandat présidentiel de sept à cinq ans il a aussi été décidé que les législatives suivraient directement les présidentielles. Du coup ces élections ont commencé à se vider de leur sens. Elles étaient là pour confirmer le vote des présidentielles. Cela tendait à faire de l’Assemblée un simple appendice de la Présidence de la République. Face à ce type d’élections, ceux qui voulaient que le président ait une majorité parlementaire votaient pour son parti, ceux qui étaient vraiment motivés à l’en empêcher ont voté autrement. Et de plus en plus nombreux, les gens n’ont pas voté du tout. Le taux d’abstention a augmenté à chaque élection, passant de 32% en 2002 à 57% en 2017.
C’est la première raison, structurelle, qu’il faut prendre en compte pour expliquer le taux d’abstention. Mais il y a une raison spécifique à cette élection, que nous avons citée dans des articles précédents: la victoire d’Emmanuel Macron a des pieds d’argile. Nous l’avons déjà vu au deuxième tour de l’élection présidentielle: ce qui a fait élire Macron, ce sont ceux qui ne voulaient pas voter pour lui, mais contre Le Pen. Mais dans les élections législatives, le parti de Macron, REM, avec ces alliés centristes du MoDem, ont obtenu 32,3% des voix exprimées, c’est-à-dire moins de 16 % des inscrits. Pour le programme antisocial ambitieux du nouveau président, c’est une base extrêmement faible. Et autant on comprenait ceux qui ont refusé de choisir le 7 mai, autant on ne sait pas ce que pensent ceux qui n’ont pas voté aux législatives. Ils n’ont pas voulu voter pour Macron, ni contre. Pourtant, ils existent. Ils travaillent, ils sont au chômage, ils font des études, ils sont à la retraite. Mais ils existent, ils pensent, ils seront touchés par les mesures du nouveau gouvernement, ils peuvent agir. Et leur apathie apparente peut se transformer en colère. Ce que Jean-Luc Mélenchon a bien compris dans son discours à Marseille le soir du 18 juin.
Le système électoral français est particulièrement cruel à l’égard de minorités, encore pire que celui d’outre-Manche. Le rapport entre le nombre de voix et le nombre de sièges varie énormément. Ainsi avec un peu plus de 7 millions de voix au premier tour, le bloc REM-MoDem a 350 sièges. La France insoumise, avec 2, 5 millions de voix, a 17 sièges; le PCF, avec un peu plus de 600,000 voix, 11 sièges; et avec 1,68 million, le PS et ses alliés en ont 44.
Il s’est passé quand même quelque chose entre le premier et deuxième tour. Sur la base du premier tour, les estimations allaient jusqu’à 450 à 475 sièges pour le bloc présidentiel. La gauche radicale n’était pas sure d’avoir un groupe, même en additionnant les forces de LFI et du PCF. Et le Front national n’était pas sûr de dépasser ses deux sièges dans l’Assemblée sortante. Les résultats du 11 juin ont infirmé ces prévisions. La gauche aussi bien que le Front national ont fait mieux que prévu, le bloc macroniste moins. On peut supposer qu’au deuxième tour il y a des électeurs macronistes qui n’ont pas voté, pensant peut-être que l’affaire était déjà dans le sac. Et que des électeurs FN qui s’étaient abstenus au premier se sont mobilisés au second. Et qu’à gauche la mobilisation des électeurs et les reports de voix ont était suffisants pour éviter le pire et même en sortir la tête haute.
À l’arrivée le Front national a eu huit élus, avec un triomphe personnel pour Marine Le Pen à Hénin-Beaumont. Cela lui donne un peu de marge de manœuvre et le met dans une meilleure situation pour aborder le débat sur le bilan des présidentielles et surtout celui, inéluctable, sur la stratégie future du FN.
À gauche, LFI avec ses 17 élus était tout de suite capable de former un groupe. Le PCF en a onze. En fait, c’est plus compliqué que simplement LFI ou PCF. Il y a sept élus strictement PCF, plus trois PCF soutenus par LFI, dont Marie-George Buffet. Il y a deux avec la double investiture, Clémentine Autain et François Ruffin. Cinq des nouveaux députés appartenant à d’autres partis ont signé la Charte de LFI: deux PCF, une Ensemble, deux Réunionnais. Enfin, il y a douze députés purement LFI. Le chiffre de 17 avancé pour un groupe LFI à l’Assemblée comprend les trois dernières catégories. Quand le PCF donne un chiffre de onze élus, il compte manifestement sur l’un de ceux qui ont signé la Charte. Il semblait possible et souhaitable qu’il y ait un seul groupe LCI-PCF. Du côté du PCF, on aurait pu penser que la décision serait prise par le Conseil national de ce parti qui aura lieu les 23 et 24 juin. Mais on vient d’annoncer par la voix d’André Chassaigne qu’il n’y aurait pas de groupe commun avec LFI, mais un groupe PCF avec les quatre députés d’outremer qui s’étaient déjà alliés avec lui au dernier Parlement.
Au-delà des questions d’alliances il faut apprécier les succès de LFI et du PCF. LFI a pris les deux sièges du département de l’Ariège, où Mélenchon était arrivé en tête le 23 avril. Il a remporté six des 12 sièges pour le département emblématique de Seine-Saint-Denis, auxquels il faut ajouter celui de Marie-George Buffet. LFI a aussi pris un siège tenu historiquement pas le PCF en Val-de-Marne et Elsa Faucillon récupère pour le PCF le siège de Gennevilliers-Colombes, perdu en 2012. Dans le Nord il y a deux députés PCF et deux LFI. En Meurthe-et-Moselle Caroline Fiat remporte le seul duel LFI-FN. André Chassaigne du PCF est réélu avec 63% de voix dans le Puy-de-Dôme. Jean-Luc Mélenchon remporte un siège à Marseille avec presque 60% des suffrages. Pour LFI, mouvement qui a été créé en février 2016 ses résultats sont, dans les circonstances difficiles de ces élections, un triomphe. Aux 17 élus il faut ajouter de très bons résultats aux premier et deuxième tours. Au premier tour LFI a distancé le PCF dans la grande majorité de circonscriptions, y compris dans certains de ses anciens bastions. Pour le PCF le résultat est un soulagement par rapport aux prévisions. Le débat sur le bilan des deux campagnes électorales et les perspectives devrait être moins tendu.
Un des axes de campagne d’Emmanuel Macron était la promesse de rompre avec la corruption et les scandales qui ont éclaboussé aussi bien la droite que le PS, de moraliser la vie publique et d’avoir un gouvernement exemplaire à cet égard. Il semble que ce n’est pas si facile. Nous avons déjà parlé du cas de Richard Ferrand, qui va maintenant quitter le gouvernement, apparemment à la demande de Macron, et qui est préconisé pour être président du groupe REM à l’Assemblée. Ensuite, trois représentants du MoDem, dont son chef de file, François Bayrou, vont aussi se retirer du gouvernement; leur parti est accusé d’avoir créé des emplois fictifs. Potentiellement plus grave, le 20 juin la police anticorruption a fait une perquisition au siège du groupe publicitaire Havas, concernant un voyage de Macron à Las Vegas en 2016, quand il était ministre de l’Économie. Aussi impliquée est l’actuelle ministre du Travail, Muriel Pénicaud, qui avait organisé le voyage. Au niveau du groupe parlementaire du REM on commence à voir les conséquences d’avoir fabriqué un instrument politique de toutes pièces. Il y a maintenant plusieurs nouveaux députés qui se révèlent être embrouillés dans des affaires judiciaires.
Les deux grandes forces traditionnelles, la droite et le PS, ont aussi fait mieux que prévu. Les Républicains (LR) ont 112 sièges, auxquels il faut ajouter 18 pour les centristes de l’UDI. Mais la force d’attraction du macronisme se fait encore sentir. Il y a un nouveau groupe, regroupant l’UDI et une partie de LR, qui serait plus Macron-compatible. Le PS a lui-même 30 sièges plus 14 pour ses alliés divers. Le Bureau national du parti vient de décider que le PS sera dans l’opposition. Reste à voir ce que feront les députés. Le débat sur l’avenir du parti commence et devrait en principe durer jusqu’au prochain congrès, au printemps 2018. Mais les partisans de Benoît Hamon vont se réunir le 1er juillet pour décider s’ils vont rester au PS ou partir pour travailler avec la gauche radicale, notamment LFI. Et d’autres encore seront attirés par Macron.
Pour revenir à la gauche radicale, il ne faut pas se laisser entraîner dans les querelles entre LFI et le PCF. Il semble qu’il y aura maintenant deux groupes. Il y a des raisons à cela. Peut-être cela peut changer à l’avenir. Deux choses semblent essentielles. D’abord, il ne faut pas laisser les arbres des divergences LFI-PCF cacher la forêt. Et la forêt, c’est cette remarquable campagne politique qui, partant de pas grande chose, a su construire un mouvement original, gagner le soutien de 7 millions d’électeurs et qui a raté le deuxième tour de quelques centaines de voix. En cours de route LFI a pu attirer le soutien de forces politiques qui au départ avaient d’autres projets. De cette expérience d’une campagne politique de masse, il faut apprendre. Tout en gardant des rapports fraternels avec d’autres forces politiques et notamment le PCF.
Ensuite, il y aura des batailles à mener contre la politique de Macron, en premier lieu pour résister à son offensive contre le Code du travail. L’unité la plus importante est celle qu’il faut construire au cours de cette lutte et d’autres encore. Le discours de Mélenchon le 18 juin était tout axé sur les luttes et la résistance, avec l’appel à un «nouveau front populaire politique, social et culturel». Ce qui comprendra forcément le PCF, les autres forces de gauche vives, les syndicats, les associations. Le terrain électoral a donné ce qu’il a pu, et c’était beaucoup. Maintenant il faut faire la suite dans la rue, dans les quartiers, sur les lieux de travail.
15-05-2017
France: Les législatives seront le troisième tour
On peut attribuer l’ampleur de la victoire à une deuxième semaine de campagne assez catastrophique pour Marine Le Pen. En particulier pendant le débat en face à face avec Macron: elle a été coriace, agressive et elle a marqué quelques points sur le thème de Macron candidat de la finance, de la continuité, etc. Mais sur l’économie et en particulier sur l’euro, sa prestation était mauvaise jusqu’à frôler l’incohérence. Macron n’avait pas besoin d’être très bon pour apparaître plus crédible.
L’élection présidentielle terminée, se profilent les législatives des 11 et 18 juin. L’enjeu est de taille: Macron n’est pas certain de rassembler majorité sans laquelle sa capacité à appliquer son programme sera limitée. Ainsi, tous les états-majors préparent la campagne: le parti du président, qui s’appelle maintenant « La République en Marche » (LRM), évidemment; mais aussi les autres partis, qui cherchent à se remettre en selle après la campagne présidentielle et à refuser sa majorité à Macron. Pour certains il s’agit de pouvoir ensuite marchander leur soutien, pour d’autres et notamment la gauche radicale, de mener une opposition conséquente à sa politique antisociale.
Déception pour le Front national
La candidate battue a obtenu 33,9% et 10,6 millions de voix; c’est encore beaucoup. Mais c’est nettement en-deçà des espoirs des cadres du Front national. Suffisamment pour que des critiques de la ligne «sociale» et le projet de sortie de la monnaie unique de Marine Le Pen et Florian Philippot, et plus largement la tentative de s’adresser aux couches populaires et aux électeurs de gauche, ont commencé à se faire entendre. De nombreux cadres du FN, peut-être la majorité, n’ont jamais vraiment été d’accord avec la ligne de Marine : ils l’ont acceptée tant qu’elle remportait des victoires, dans la séquence électorale de 2012 à 2015. Mais l’échec relatif du 7 mai a changé la donne. Personne ne lui reproche de ne pas avoir gagné, mais une meilleure fin de campagne aurait pu franchir la barre symbolique des 40%. L’analyse de la composition du vote le Pen au deuxième tour apporte quelques éclaircissements. Elle montre que malgré ses appels aux électeurs de gauche, seulement 7% des électeurs de Mélenchon et 2% de ceux d’Hamon ont voté Le Pen. A droite, 20% des électeurs de Fillon et seulement 30% de ceux de Nicolas Dupont d’Aignon, candidat souverainiste de Debout la France, qui avait pourtant apporté son soutien à Le Pen entre les deux tours et était prévu comme premier ministre. Des chiffres qui confortent l’analyse d’un élu FN du sud de la France «C’est une catastrophe. On paye un programme qui a fait fuir la droite», en lançant «des appels à la gauche, alors que la gauche ne votera jamais pour nous». Dans un de ces coups de théâtre qui ont tellement marqué cette campagne Marion Maréchal-Le Pen, qui aurait pu être le porte-voix de ces critiques a annoncé sa retraite de la vie politique pour des raisons personnelles, en précisant que ce n’était pas définitive. Certains pensent qu’il s’agit d’une fine manœuvre: partir pour revenir en force au moment choisi. Quoi qu’il en soit, le Front national rentre dans une zone de turbulences qui peut aboutir à une vraie crise. Les critiques, mises en sourdine pour l’instant, ne le seront plus après les législatives.
A gauche, on aurait pourtant tort de se réjouir trop tôt. Le FN est déjà passé par d’autres crises et a toujours rebondi. Le score de Marine Le Pen est quand même le plus élevé de l’histoire du parti. Et cinq ans de Macron, s’il arrive à trouver une majorité à l’Assemblée nationale reproduira les conditions qui alimentent le Front.
Macron : une victoire ambiguë
Si la défaite de Marine Le Pen a été amère, la victoire de Macron a été ambiguë. Avec 24% au premier tour et 66% au deuxième, il doit sa victoire à la volonté de battre Le Pen. Parmi les 52% des électeurs de Mélenchon, les 48% de ceux de Fillon, les 71% d’Hamon, et les 27 % de Debout la France qui ont voté Macron au deuxième tour, il est difficile de décerner un vote d’adhésion. D’ailleurs, parmi les votants pour Macron au deuxième tour, 43% cite l’opposition à Marine Le Pen comme leur motivation. Un tiers ont voté Macron pour le renouvellement qu’il prétend représenter; seulement 16% approuve son programme et 8% ont voté pour sa personnalité. Sa base est donc fragile et instable et par ailleurs fortement biaisée vers les couches aisées. Il peut compter sur une certaine dynamique dans le sillage des présidentielles, mais il est difficile d’en estimer l’ampleur. Un sondage quelques jours avant le deuxième tour donne 22% pour LRM, 20% chacun pour le FN et les Républicains, 16% pour la France insoumise. Un autre sondage entre le 9 et le 11 mai voit Macron à 29%, LR et le FN toujours sur 20% la France insoumise à 14% et le PS à 7%.
Tout en espérant un grand succès pour LRM, Macron ne peut pas tout miser là-dessus. Donc on le voit négocier avec des députés sortants qui ont un pied dans le PS et un pied dehors. Il semble qu’en fin de compte il y aura quelques dizaines de ces girouettes qui seront soit candidats LRM, soit laissés sans candidat LRM face à eux. En ce qui concerne les Républicains, dont les tensions internes sont d’un autre ordre que la crise existentielle que vit le PS, il semble qu’un nombre plus restreint de ses députés n’auront pas un candidat LRM en face. Il semble aussi qu’il y aurait un accord avec le MoDem de François Bayrou, mais comme tout ce qui entoure la campagne de Macron ces derniers jours, il y a des déclarations, des contre-déclarations et des démentis.
Ceux qui ont refusé de choisir
L’autre fait marquant du deuxième tour de cette élection présidentielle a été le niveau extrêmement élevé d’abstentions et de votes nuls ou blancs, sans précédent depuis 1969. Il y a eu 25,38% d’abstentions et 11,49% de votes blancs et nuls. C’est d’encore plus remarquable que le danger d’une victoire de Le Pen, bien qu’improbable, était loin d’être inexistant. Il y a deux façons d’aborder ce phénomène. D’abord, on peut critiquer ou dénoncer ceux qui n’ont pas voulu utiliser le bulletin de vote Macron pour bloquer la route à Le Pen. Il fallait certainement essayer de les convaincre avant le 7 mai. Mais en rester là, où faire de cette question un point de clivage, ne sert à rien. Il vaut mieux essayer de comprendre. Le phénomène est loin d’être totalement négatif, au contraire. Parmi ceux qui ont choisi de ne pas choisir le 7 mai, un très grand nombre ont fait leur geste pour signaler leur opposition totale à Macron, qui découlait d’un rejet de son programme et la compréhension que le jeune énarque représentait la continuité, probablement en pire, des politiques de ses prédécesseurs. Cette compréhension était par ailleurs partagée par un grand nombre de ceux qui ont voté pour Macron.
Jean-Luc Mélenchon a refusé de se joindre à ce qu’on appelle le «Front républicain» contre Le Pen le soir du premier tour, dont une bonne partie consiste d’antifascistes d’un jour tous les cinq ans. La France insoumise a organisé une consultation à laquelle 240,000 personnes ont participé – ce qui est en soi un camouflet pour ceux qui mettent en doute la réalité militante du mouvement – avec trois choix: voter Macron, voter blanc, s’abstenir. Le résultat était partagé, aucune position n’étant majoritaire. FI n’a pas pris position et Mélenchon a refusé de dire comment il avait voté. Cette démarche, très critiquée, était sans doute la seule qui garantissait l’unité de la France insoumise ;
Ce degré d’opposition à un président nouvellement élu est sans précédent. Il laisse présager non seulement des mobilisations dans la rue. Celles-ci auront lieu, et bientôt ; surtout si Macron persiste avec son intention de s’attaquer davantage au Code de travail par décret. Mais l’ampleur du refus de la politique de Macron doit aussi trouver son reflet aux législatives.
Où en sont les partis traditionnels?
Malgré la différence d’échelle, on voit des processus parallèles dans LR et le PS. Les plateformes «extrêmes» de leurs candidats présidentiels ont été recentrées. Benoît Hamon a pu constater, sans paraît-il avoir été consulté, que des pans entiers de son programme avait disparu, notamment le revenu minimum garanti et les questions écologiques. Il y a eu aussi un recentrage à droite, où la campagne législative de LR sera dirigée par François Baroin.
Dans le Parti socialiste, on peut identifier plusieurs cas de figure et plusieurs courants. Il y a ceux qui sont passés avec armes et bagages chez Macron, en claquant la porte du PS, à l’image de Richard Ferrand, aujourd’hui secrétaire-général de LRM. Il y en a qui tout en gardant leur carte du PS penchent vers Macron. Il y a l’appareil représenté par le secrétaire national, Jean-Christophe Cambadélis, qui essaie de maintenir le PS plus au moins debout, au moins jusqu’au lendemain des législatives. Et il y a des courants qui se forment, de gauche comme celui de Benoît Hamon ou du centre comme celui emmené par les maires de Lille et Paris, Martine Aubry et Anne Hidalgo et l’ancien Garde des sceaux Christiane Taubira. Où tout cela mène dépendra du score du PS aux législatives et des manoeuvres et reclassements autour de Macron.
Il n’est pas facile de prédire l’issue des législatives. Pour plusieurs raisons. D’abord, les sondages ont été faits avant que les différentes forces politiques ne soient en état de marche, n’ayant même pas clos leurs listes ou commencé leur campagne. Ensuite, une élection avec plusieurs forces politiques n’est pas la même chose que le duel classique gauche-droite. Déjà en 2012 nous avons assisté à un certain nombre de triangulaires (en général PS-droite-FN). Cette fois-ci ce sera encore plus compliqué. Le 23 avril, Macron était en tête dans 240 circonscriptions, Le Pen dans 216, Mélenchon dans 67, Fillon dans 54. A supposer, ce qui est loin d’être sûr, que ces résultats se reproduisent le 11 juin, cela nous dira pas grande chose sur le résultat. Non seulement parce que cela dépend du report de voix du premier tour, mais parce que tout candidat avec les suffrages de plus de 12,5% des inscrits au premier tour peut se maintenir au deuxième. Ce qui peut donner non seulement des triangulaires mais des quadrangulaires. Et dans ces cas-là c’est le candidat en tête qui est élu, même sans avoir 50% des voix. Ce qui peut aider le Front national, mais aussi la France insoumise.
Vu le nombre d’impondérables, et même à supposer que les sondages soient fiables, comme ils l’ont été grosso modo pour les présidentielles, il est particulièrement inutile de spéculer. Surtout, beaucoup de choses peuvent changer au cours de la campagne, comme la campagne présidentielle vient de le démontrer.
La campagne de la France insoumise
Jean-Luc Mélenchon et la France insoumise ont lancé leur campagne le 13 mai. Ils avaient annoncé qu’ils auraient des candidats dans toutes les 577 circonscriptions. Au 13 mai, seule une dizaine n’étaient pas encore couvertes. La grande majorité des candidats n’appartient à aucun parti (la double appartenance est autorisée). Mais un certain nombre, peut-être un quart, sont membres du Parti de Gauche, d’EELV, du PCF et même quelques-uns du PS. Il semble que dans tous ces cas il s’agit de gens qui ont soutenu la campagne présidentielle. Ces derniers jours il y a eu des négociations avec le PCF en vue d’un accord pour les législatives. Les rapports entre la France insoumis et le PCF ont été particulièrement compliquées au cours de cette campagne. Le PCF n’a pas apprécié que Mélenchon lance sa campagne début 2016 et a cherché pendant des mois à trouver un candidat unitaire. Dès le printemps 2016 de nombreux militants et cadres du PCF avaient rejoint la campagne de Mélenchon. Il fallait attendre novembre avant que le parti en tant que tel, après un débat difficile, apporte son soutien. A partir de là au niveau central le PCF a mené une campagne active de soutien à Mélenchon. Mais c’était son propre campagne, avec son propre programme, affiches, etc. Dès le mois de janvier, il y a eu des négociations pour une campagne commune aux législatives, qui n’ont pas abouti. Celles qui ont suivi le premier tour ont été tout aussi infructueuses. Mais il y aura des candidates PCF qui font partie des listes de la France insoumise, surtout ceux qui ont soutenu Mélenchon dès le début. D’autres n’auront pas de candidat FI en face. Il y a un certain nombre d’accords locaux et le 13 mai FI a annoncé qu’elle ne présenterait de candidats contre ceux du PCF qui avaient parrainé Mélenchon. Il faut sans doute attendre la date limite du dépôt de listes le 19 mai pour avoir une idée exacte.
Les conditions de la France insoumise dans ses rapports avec d’autres forces visaient à avoir une campagne nationale unique et pas un patchwork d’accords locaux, ni de campagnes parallèles. Elle a mis comme conditions qu’il y aura un programme unique (que personne n’était obligé de signer), une charte de conduite (que tous les candidats doivent signer) un financement commun et une discipline de vote dans la future fraction parlementaire. Cette démarche découlait de son but, qui était de devenir la première force de gauche et dans ses projections optimistes, d’avoir une majorité de gauche à l’Assemble nationale. Jean-Luc Mélenchon a annoncé sa candidature à Marseille face à un dirigeant socialiste de la ville. A l’accusation qu’il voulait affaiblir le PS (qui par ailleurs s’affaiblit tout seul) il a répondu que son but n’était pas de l’affaiblir, mais de le remplacer. Ce qui a le mérite d’être clair et logique. Cela ne veut pas dire que FI ne peut pas travailler ensemble à l’avenir avec des socialistes ou des Verts qui adoptent une position d’opposition claire à Macron.
Le résultat des élections législatives et surtout la force de la gauche radicale déterminerait la marge de manoeuvre de Macron. Mais en attendant il sera quand même président. Et même avant de s’installer à l’Elysée il a eu deux douches froides. Pendant la campagne il avait eu le soutien indéfectible de toute l’Europe libérale. Une fois élu on l’a rappelé à l’ordre. Jean-Claude Juncker a déclaré que les Français dépensaient trop et mal – entendre, sur les services publics. Et Merkel a fait comprendre qu’il n’y aurait pas de changement des règles pour l’aider et que son premier devoir était de «réformer» la France. De manière hautement symbolique, le premier voyage à l’étranger du nouveau président, le 15 mai, sera à Berlin.
15-05-2017
Algérie, l’autre 8 mai 1945
Ce jour là, dans toute l’Algérie, des manifestations sont organisées pour fêter la victoire des alliés mais aussi pour rendre hommage aux nombreux soldats algériens engagés dans la guerre en Europe. Marseille et Toulon ont été libéré par des régiments de tirailleurs algériens et plusieurs milliers d’entre eux trouveront la mort en France, en Allemagne ou en Italie.
La revendication nationale ayant pris de l’ampleur en Algérie pendant la guerre, le Parti du peuple Algérien donne aux défilés une forte connotation indépendantiste.
A Sétif, c’est le drapeau algérien qui met le feu aux poudres. Le préfet ayant ordonné aux forces de police de «tirer sur tous ceux qui arborent le drapeau algérien», le commissaire ne se fait pas prier: il fait tirer sur les manifestants. Le premier manifestant tué est un jeune scout, Bouzid Saâl. Pacifiques, les manifestations dégénèrent en émeutes et 102 européens sont tués. La répression de l’armée française intervient brutalement dans toute la région. Manifestants fusillés sommairement par centaines, femmes violées… L’aviation mitraille et bombarde les villages de montagne. Les navires de la marine bombardent les douars de la montagne kabyle. Et les colons, organisés en milices, participent aux massacres. Le général Tubert, membre de la commission d’enquête chargée de faire la lumière sur ces événements, avance le chiffre d’environ 1000 morts, mais les historiens s’accordent à parler de 20 000 à 30 000 victimes… De par la radicalisation que ces massacres ont engendrés, certains historiens les considèrent comme le véritable début de la guerre d’Algérie. L’écrivain algérien Kateb Yacine, lycéen à Sétif à cette époque l’exprime ainsi: «C’est en 1945 que mon humanitarisme fut confronté pour la première fois au plus atroce des spectacles. J’avais vingt ans. Le choc que je ressentis devant l’impitoyable boucherie qui provoqua la mort de plusieurs milliers de musulmans, je ne l’ai jamais oublié. Là se cimente mon nationalisme.»
Reconnaissance tardive par la France
La France n’a jamais reconnu officiellement les massacres jusqu’en mars 2005, soit plus de 40 ans après l’indépendance, quand l’ambassadeur de France en Algérie, Hubert Colin de Verdière parla des massacres de Sétif comme d’une «tragédie inexcusable». Et c’est François Hollande qui fut le premier chef de l’État à reconnaître les massacres et de déclarer, lors d’une visite à Alger en décembre 2012: «Pendant cent trente-deux ans, l’Algérie a été soumise à un système profondément injuste et brutal. Je reconnais ici les souffrances que la colonisation a infligées au peuple algérien. Parmi ces souffrances, il y a les massacres de Sétif, Guelma et Kherrata.»
Malgrè cette reconnaissance symbolique importante vu le contexte, la France reste enfermée dans une logique néo-coloniale vis-à-vis de ses anciennes colonies et la droite et l’extrême droite semble toujours décidée à imposer son Histoire officielle et continuer à vanter le «rôle positif de la présence française outre-mer»…