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Dix thèses sur les conflits en Ukraine

 

 

1. Un pays divisé

L’Ukraine est un pays profondément divisé à tout point de vue: historique, culturel, linguistique, religieux, économique. Des évolutions historiques remontant à plusieurs siècles ont mené à la situation telle qu’elle se présente aujourd’hui en Ukraine: l’Ouest et le Centre avec la capitale Kiev sont plutôt orientés vers l’Occident; l’Est et le Sud ont tendance à tourner les regards en direction du grand voisin russe. Un récent sondage d’opinion réalisé par l’institut états-unien Gallup vérifie entièrement cette constatation.

D’une région de l’Ukraine à l’autre, d’énormes disparités apparaissent dans les façons d’aborder les grands sujets politiques d’actualité. La division de l’Ukraine se reflète également au niveau de la mémoire collective relative à l’histoire récente: tandis qu’à l’Est et au Sud les populations ont continué, après l’indépendance de l’Ukraine en l’année 1991, à s’identifier avec le combat héroïque de l’Armée Rouge contre l’envahisseur nazi, à l’Ouest et au Centre renaissaient les idéologies nationalistes et fascistes. À cet égard, la réhabilitation de Stepan Bandera, dirigeant de l’Organisation des nationalistes ukrainiens (OUN) et antisémite notoire qui avait collaboré avec l’Allemagne hitlérienne en début de la Seconde Guerre mondiale avant de tomber en disgrâce, est emblématique.

Ces développements à l’Ouest et au Centre de l’Ukraine après l’indépendance étaient malheureusement favorisés par une politique des nationalités menée en ex-URSS, qui souvent contredisait les principes développés par Lénine. Évidemment, la réapparition du fascisme en Ukraine, sous la forme extrême des milices du Pravy Sektor et sous la forme plus «modérée» du parti gouvernemental Svoboda, est principalement liée à la restauration du capitalisme. Tous les secteurs de l’oligarchie ukrainienne, tant le pro-russe que le pro-occidental, instrumentalisent le fascisme afin de maintenir leur domination sur la société.

2. D’une oligarchie à l’autre

Un authentique soulèvement populaire provoqué par le refus du président Viktor Ianoukovytch, en novembre 2013, de signer un accord d’association avec l’Union européenne a mené à la destitution de ce dernier par le Parlement ukrainien. La forme dans laquelle s’est opéré le changement de régime n’était pas conforme à la Constitution du pays. Le mouvement populaire, connu sous le nom de Maïdan, était dirigé contre un capitalisme ukrainien se caractérisant par la subsistance d’éléments de féodalisme.

Pouvoir des oligarques et corruption en portent témoignage. Évidemment, une révolte populaire dirigée contre une caste d’oligarques usurpant le pouvoir d’État est toujours légitime. Cependant, l’aboutissement du Maïdan est plus que décevant: le pouvoir d’État n’a fait que passer des mains d’un secteur de l’oligarchie ukrainienne à un autre et le fascisme a réussi à s’incruster dans l’appareil d’État.

3. L’hégémonie politico-culturelle du Maïdan

Un mouvement populaire spontané occupant des espaces publics ne garantit pas, à lui seul, une orientation vers le progrès démocratique et social. Tout comme pour la société civile prise dans son ensemble, c’est la conquête et l’exercice de l’hégémonie politico-culturelle qui sont déterminants – c’est précisément cette «théorie de l’hégémonie» qui tient un rôle central dans l’œuvre d’Antonio Gramsci, un des principaux penseurs marxistes du siècle dernier. Au sein du Maïdan, les idées socialistes au sens large n’ont jamais réussi à s’imposer. Au fur et à mesure que les événements se développaient à Kiev, les militants et militantes de gauche étaient de plus en plus acculés à la défensive.

C’est l’idéologie de couches moyennes citadines attirées par la version occidentale du capitalisme développé, qui a marqué le mouvement de son empreinte. Pire, à mesure que la confrontation avec l’appareil d’État s’intensifiait, l’influence de groupes nationalistes extrêmes et fascistes devenait prépondérante. L’orientation de plus en plus droitière du Maïdan a rendu possible l’instrumentalisation du mouvement populaire par le secteur pro-occidental des oligarques ukrainiens, qui voyait son heure arriver. Aussi est-il tout à fait logique que cette séquence de l’histoire récente se soit terminée par l’élection à la présidence de l’État du milliardaire Petro Porochenko, archétype des oligarques ukrainiens.

4. A l’Est, des possibilités anticapitalistes

Les soulèvements populaires dans le sud-est de l’Ukraine dits anti-Maïdan sont au moins aussi légitimes que l’antonyme de Kiev. Ils s’opposent à la caste pro-occidentale des oligarques ukrainiens qui, de manière non constitutionnelle, s’est emparée du pouvoir d’État le 22 février 2014. Des revendications tant culturelles et linguistiques (statut de la langue russe) que sociales sont avancées par ce mouvement populaire.

Évidemment, à l’image de tout mouvement révolutionnaire spontané, les acteurs ne véhiculent pas uniquement des valeurs socialistes et humanistes. Idées progressistes et rétrogrades y coexistent. Mais, au contraire du Maïdan, tant la nature de classe du mouvement – implication de la puissante classe ouvrière de la région du Donbass – que le rôle joué par les forces politiques de la gauche radicale et transformatrice (Parti communiste ukrainien, Union Borotba, …) au sein du mouvement, peuvent enclencher une vraie dynamique anticapitaliste.

Les élites bourgeoises russes s’en rendent d’ailleurs bien compte. Le peu d’empressement montré par la Fédération russe à accepter comme nouveaux sujets les républiques populaires autoproclamées de Donetsk et de Lougansk en témoigne. Il est vrai que les populations rebelles de ces régions pourraient contribuer à remettre en cause les rapports de production capitalistes en Russie.

5. L’OTAN agressive

La plus grande part de responsabilité dans la dégradation de la situation politique en Ukraine incombe incontestablement aux États-Unis et à l’Union européenne. Depuis la fin de la «Guerre froide», ces deux impérialismes – celui des États-Unis et celui confédéré de l’Union européenne – n’ont cessé d’étendre leurs zones d’influence économiques et militaires en direction de l’Europe de l’Est. Contrairement aux assurances données au dernier dirigeant de l’ex-URSS, Mikhaïl Gorbatchev, douze pays de l’Europe de l’Est ont entre-temps été intégrés dans l’OTAN, de sorte que celle-ci a été rapprochée de plus en plus des frontières russes. Les projets d’installation d’un système de défense antimissile en Pologne et en Roumanie s’inscrivent dans la même stratégie.

Les dirigeants russes ont parfaitement raison de réfuter les affirmations des États-Unis et de l’OTAN selon lesquelles un tel bouclier serait destiné à protéger l’Europe contre d’éventuels missiles iraniens, que Téhéran n’a d’ailleurs nullement l’intention de développer. Car c’est bien leur pays qui est ciblé par la stratégie de doter l’OTAN d’une capacité de première frappe, en développant un système capable d’intercepter les missiles intercontinentaux russes.

À mesure que le cordon sanitaire se resserrât autour de la Russie, une réaction de ses dirigeants est devenue inéluctable. Les projets d’intégrer l’Ukraine dans l’OTAN n’ont été que la goutte qui a fait déborder le vase. Qu’en fin de compte, l’OTAN n’ait pas réussi à faire main basse sur Sébastopol, le port d’attache de la flotte russe de la mer Noire situé dans la péninsule de Crimée, tout progressiste devrait s’en réjouir!

6. Une Crimée majoritairement rattachiste

Indéniablement, toute modification des frontières en Europe, à l’instar de ce qui s’est passé récemment en Crimée, est un acte d’une grande portée qui risque toujours d’avoir des conséquences imprévisibles. En Crimée, comme auparavant déjà au Kosovo, deux principes du droit international se sont opposés: d’une part, le droit à l’intégrité territoriale d’un État souverain et, d’autre part, le droit à l’autodétermination des peuples. Ce dilemme, qui risque de se poser à l’avenir dans d’autres régions européennes, devrait obliger toutes les parties impliquées à ne prendre des décisions qu’avec un grand sens des responsabilités.

Dans le cas concret de la Crimée, il y a lieu de constater que cette région a joui d’un statut spécial depuis l’indépendance de l’Ukraine en l’année 1991. Elle n’avait été rattachée à la République socialiste soviétique d’Ukraine qu’en 1954, suite à une décision, que l’on ne peut qualifier que d’arbitraire, du dirigeant soviétique d’alors Nikita Khrouchtchev et de ses pairs de la direction du parti et de l’État. En outre, l’on ne peut pas ignorer le référendum du 16 mars 2014 portant sur le rattachement de la péninsule de Crimée et de la ville de Sébastopol à la Fédération russe.

Même s’il est légitime de s’interroger sur la fiabilité des résultats officiels de ce référendum, il faut cependant tenir compte de la volonté exprimée par la grande majorité des habitants de la péninsule pour rejoindre la Russie. Le sondage d’opinion réalisé par l’institut états-unien Gallup, dont il était déjà question plus haut, constate que 73,9 % des Criméens et Criméennes voient leur avenir dans l’union avec la Russie. Cette opinion est d’ailleurs majoritaire tant dans la catégorie des résidents russes que dans celle des résidents ukrainiens.

En tout état de cause, la responsabilité de la sécession de la Crimée incombe principalement aux nouvelles autorités de Kiev, qui, après s’être emparées du pouvoir en février 2014 de manière non conforme à la Constitution, ont continué d’agir de manière irresponsable, notamment en ne prenant nullement en considération les intérêts et les aspirations des populations du sud-est du pays. Le gouvernement russe, quant à lui, est tenu, dans la mesure où il exerce maintenant la souveraineté sur la Crimée, à y assurer les droits de toutes les minorités nationales, à commencer par ceux des Tatars qui dans le passé ont été victimes des pires répressions staliniennes.

7. Pour un monde multipolaire

Nonobstant le fait que la Russie moderne soit un pays capitaliste, les puissants à Washington cherchent à la cantonner dans un rôle subalterne. Empêcher l’irruption sur la scène internationale de nouvelles puissances, même si les rapports de production y sont capitalistes, est un principe essentiel de la doctrine de politique étrangère des États-Unis. Ne serait-ce que pour assurer sa pleine souveraineté, la Russie sera obligée à l’avenir d’explorer des voies de développement non capitalistes.

En matière de relations internationales, elle devra, d’une part, mener à bien les projets d’intégration eurasienne et, d’autre part, développer des coopérations multiples, notamment avec les pays BRICS et l’Amérique latine, sans négliger les relations économiques mutuellement profitables avec les pays capitalistes développés. Dans la mesure où la Fédération russe contribuera à l’émergence d’un monde multipolaire, des convergences d’intérêts avec les peuples luttant pour leur émancipation nationale et sociale se construiront.

Les prises de position de la gauche latino-américaine sur les événements en Ukraine – non seulement partis politiques et mouvements sociaux, mais également gouvernements progressistes – en portent amplement témoignage!

8. Une table ronde pour une nouvelle Constitution

Afin de préserver l’intégrité territoriale de l’Ukraine et d’y assurer une convivance démocratique au niveau du pays tout entier, quelques principes simples devraient s’imposer aux nouvelles autorités de Kiev et à leurs conseillers occidentaux. La première mesure à prendre – également la plus urgente – devrait consister à démilitariser les conflits en Ukraine et à instaurer un dialogue avec les représentants de toutes les régions du pays, sans exclusive et sans préconditions.

Une telle «table ronde» devrait élaborer une nouvelle Constitution prenant en compte les grandes disparités politiques, économiques, culturelles et idéologiques entre les différentes régions de l’Ukraine. Ces dernières devraient jouir à l’avenir d’une large autonomie, y compris en matière de relations économiques avec les partenaires étrangers. Outre le principe fédéraliste, le statut de pays «non aligné» devrait également être inscrit dans la nouvelle Constitution ukrainienne. À force de vouloir imposer au pays un choix tranché entre l’Occident et la Russie, on finira par le déchirer.

Tout au contraire, les politiciens ukrainiens de tous bords devraient convenir qu’un grand projet d’avenir pour l’Ukraine consiste à assumer pleinement une fonction de pont entre l’Occident et la Russie. Évidemment, dans la perspective de telles évolutions souhaitables pour l’Ukraine, tous les représentants des partis fascistes et nationalistes extrêmes devraient être tenus à l’écart des postes de responsabilité au sein du gouvernement et de l’appareil d’État. Il revient aux opinions publiques occidentales de faire pression sur leurs gouvernements afin qu’ils interviennent dans ce sens auprès de leurs homologues ukrainiens!

9. Parti communiste et Union Borotba

Une solidarité active avec toutes les forces de gauche en Ukraine, qui sont confrontées actuellement à une répression revêtant de plus en plus des traits fascistes, s’impose à la gauche radicale européenne. Cela d’autant plus qu’en ce moment, dans bien des cas, même l’intégrité physique des militants et militantes de gauche ne se trouve plus assurée. La solidarité de la gauche radicale européenne devrait s’adresser notamment à deux organisations, qui sont en train de lutter activement contre toutes formes de pouvoir oligarchique en Ukraine: Parti communiste ukrainien et Union Borotba.

Au niveau extra-parlementaire, l’Union Borotba, une organisation marxiste et léniniste composée surtout de jeunes militants et militantes, agit activement au sein des soulèvements populaires dans le sud-est de l’Ukraine, afin d’y élever la conscience de classe et d’y répandre les idées socialistes et communistes. Auparavant, l’Union Borotba avait essayé de défendre une orientation anticapitaliste et internationaliste au sein du Maïdan, avant d’en être chassée par les groupes fascistes, qui s’imposaient de plus en plus au sein de ce mouvement. Incontestablement, parmi les forces d’opposition de gauche, le Parti communiste ukrainien occupe aujourd’hui la première place.

Cette position est due à sa forte présence à la Rada, le Parlement unicaméral de l’Ukraine. Lors des élections législatives du 28 octobre 2012, le Parti communiste avait obtenu plus de 13 % des voix. Qu’il soit actuellement sous la menace d’une interdiction pure et simple, est d’autant plus scandaleux. Cette aberration inadmissible dans l’Europe du XXIe siècle en dit long sur les nouveaux maîtres de Kiev. S’ils agissaient de façon un tant soit peu rationnelle, ils devraient se rendre compte que mettre hors la loi le Parti communiste ukrainien était contre-productif pour eux-mêmes. En effet, dans la perspective d’un nouveau projet démocratique évitant la division de l’Ukraine, un important rôle d’intégration des populations du sud-est du pays pourrait revenir au Parti communiste.

10. Le Sud-est – une autre Histoire

À l’avenir, la construction d’une gauche radicale et transformatrice au niveau de l’Ukraine tout entière exigera la prise en compte de la nature éclatée du pays et des situations d’hégémonies très variées d’une région à l’autre. Il se révélera probablement nécessaire de construire dans les régions de l’Ouest et du Centre une nouvelle gauche prenant racine dans le mouvement ouvrier révolutionnaire ukrainien, qui au cours des années 20 et 30 du siècle dernier luttait en Pologne orientale et en Ukraine occidentale simultanément pour la libération nationale et sociale du peuple.

Au sud-est de l’Ukraine, une situation beaucoup plus favorable se présente à la gauche. La conscience de classe y est beaucoup plus développée. Pour des raisons historiques, notamment le fait de n’avoir jamais vécu une oppression nationale liée à une expérience de construction du socialisme, les idées révolutionnaires se diffusent beaucoup plus aisément dans les populations d’origine et de culture russe. Parmi ces populations, le danger est infiniment moins grand que le fascisme ne puisse apparaître comme instrument de libération nationale. En outre, ce dernier est lié très étroitement, dans la mémoire historique collective des Russes, à l’expérience traumatisante de l’invasion nazie avec son cortège d’horreurs et de crimes de guerre.

Le grand défi qui se présentera à l’avenir aux gauches dans les différentes régions ukrainiennes sera celui d’arriver à une unité dans la diversité comme préalable pour briser l’hégémonie bourgeoise au niveau du pays tout entier. Si les forces de gauche réussissaient à relever ce défi avec succès, un grand pas serait franchi en direction de la constitution d’une nation ukrainienne moderne. Le pays deviendrait apte à s’engager dans une voie de développement socialiste conforme aux exigences démocratiques, sociales et écologiques des temps modernes.