Hongrie : printemps en décembre
Viktor Orban se réclame aujourd’hui de la « démocratie illibérale ». Mais le terme illibéral s’applique surtout sur les plans politique et sociétal. Il s’exprime par les discriminations contre les minorités, notamment les Roms, un antisémitisme qui ne dit pas son nom. mais qui existe bel et bien, la fermeture des frontières contre les réfugiés, la mise sous tutelle du système judiciaire, la concentration des media entre les mains des proches d’Orban.
Mais sur le plan économique Orban est bien libéral. En 2012 le Code du travail était modifié dans un sens défavorable aux droits des travailleurs. Le résultat était une stagnation des salaires et une accélération des tendances, déjà présentes, à l’émigration (600,000 départs depuis 2010), créant à terme une pénurie de la force de travail. Pour des raisons idéologiques, Orban ne voulait pas recourir à l’immigration. Il fallait donc faire travailler encore davantage la force de travail existante. C’était la motivation d’un amendement au Code du travail voté par le Parlement le 12 décembre et signé par le Président le 20. Vite nommée « loi esclavagiste », le résultat en est que les employeurs ont le droit d’exiger 400 heures supplémentaires par an (au lieu de 250) en accordant aux entreprises un délai de paiement maximum de 36 mois (au lieu de 12). Un rêve pour le patronat, bien accueilli par l’industrie automobile, qui représente 30 % de la production industrielle en Hongrie et 15% du PIB, et qui est dominée par les grandes multinationales allemandes. Il existe déjà des usines Mercedes, Audi et Opel, et BMW est en train de s’installer à Debrecen. Elles font partie des chaînes de production qui couvrent aussi d’autres pays d’Europe centrale, notamment en Slovaquie et en République tchèque. L’industrie automobile en Hongrie emploie 120,000 personnes directement, 250,000 en comptant les fournisseurs.
Dès le vote du Parlement un mouvement de contestation est apparu, d’une ampleur et d’une combativité qui constituent un élément nouveau en Hongrie, où Viktor Orban et son parti FIDESZ, au pouvoir depuis 2010 et ayant remporté leur troisième victoire électorale de suite en 2018, semblaient tout-puissants. Mais l’annonce de cette loi a provoqué une levée de boucliers. Un sondage a montré que 85% des salariés s’y opposent. Dimanche 16 décembre il y avait 15,000 manifestants devant le Parlement. Le lendemain a vu une manifestation devant le siège de la télévision publique, MTVA, qui est aux ordres d’Orban.
Le mouvement n’est pas né à l’appel des partis ou syndicats, mais il a vite reçu leur soutien. Politiquement l’éventail allait du Parti socialiste, MSZP, jusqu’à Jobbik, qui cherche en ce moment à évoluer de l’extrême droite vers le centre, un exercice délicat et plein de contradictions, c’est le moins qu’on puisse dire.
La Confédération des syndicats hongrois a adopté une déclaration condamnant sans appel la loi esclavagiste et menace d’appeler à une grève générale. C’est d’autant plus remarquable que les syndicats hongrois, comme leurs homologues dans la région, sont relativement faibles. Ils fonctionnent surtout au niveau des entreprises, où ils ont quand même récemment marqué des points. La dernière grève générale a eu lieu pendant la révolution de 1956.
Un autre élément qui témoigne de l’originalité de ce mouvement est le rôle important joué par les femmes (ce qu’on voit aussi avec le mouvement des gilets jaunes en France et dans la nouvelle gauche nord-américaine). La contestation de la loi au Parlement a été surtout dirigée par de jeunes députées (dans un parlement ou les femmes ne représentent que 10%), qui ont encore été aux premiers rangs des manifestations. Et cela se passe non seulement au sommet, mais aussi à la base, et sans ambages. Ainsi, dans une manifestation à Kecskemet, ville de 100.000 habitants, une lycéenne a pris la parole pour traiter le gouvernement de « bande de voleurs dégueulasses » en conseillant à « toutes les bites moustachues d’aller se faire foutre ».
Justement, une autre caractéristique de ce mouvement est qu’il ne se limite pas à Budapest. Dans la capitale, aux élections de 2018, une liste de centre gauche avait remporté les deux tiers des suffrages. La base d’Orban se trouve plutôt dans les villes de province et les campagnes. Or, il y a eu des manifestations d’entre 1000 et 2000 personnes dans les grandes villes de province et de quelques centaines dans les villes plus petites.
Parti de l’opposition à la loi esclavagiste, le mouvement ne s’y limite pas. Il met en avant cinq revendications. La première exige le retrait de la loi esclavagiste. Ensuite, il y a une revendication de réduction des heures de travail des policiers, l’exigence que la Hongrie adhère au Parquet européen, histoire de pouvoir contrôler l’utilisation des fonds européens, et un appel à la neutralité des media publics.
Last but not least, une revendication qui est aussi importante peut-être que celle sur la loi esclavagiste : La même semaine que l’adoption de celle-ci, le gouvernement a fait passer une réforme judiciaire créant un nouveau tribunal sous le contrôle du ministère de la justice, avec des juges nommés par le ministre. Ce tribunal est sensé traiter d’affaires sensibles. Cela peut concerner des charcutages électoraux, la corruption, des affaires obscures diverses. Le mouvement demande aussi le retrait de cette loi.
On voit bien que le mouvement né en décembre n’est pas sectoriel – des gens qui ne sont pas concernés par la loi esclavagiste manifestent contre celle-ci ; et en ne se limitant pas à cette seule question et en incorporant d’autres revendications, c’est tout le système d’Orban qui est contesté, tout à fait consciemment en ce qui concerne de nombreux participants.
Le mouvement continue, moins fort en janvier qu’en décembre. Le soutien des partis et syndicats est certainement un facteur de défense contre le régime. Mais il faut être conscient que, parmi les partis qui soutiennent le mouvement, ni les sociaux-démocrates ni les libéraux ne contestent le néolibéralisme sur le fond. Pourtant, que le mouvement continue, se ralentit ou reprend son souffle, quelque chose a changé dans la société hongroise. Une démonstration de force a été faite, et la contestation peut aussi se manifester sur d’autres questions. A noter la forte participation d’étudiants, qui ont été très actifs depuis plusieurs années contre la privatisation des universités et pour la gratuité des cours.
Un élément nouveau et prometteur est l’entrée en jeu de la classe ouvrière en tant que telle. Le 21 décembre, 4.000 ouvriers (sur13.000) de l’usine Audi à Györ ont débrayé contre la loi esclavagiste. En janvier, l’usine a fait grève sur des revendications salariales. Celles-ci partaient du fait que l’usine de Györ était le parent pauvre du groupe Volkswagen dans la région, où les ouvriers en Pologne, République tchèque et Slovaquie gagnent respectivement 39, 25 et 28 pour cent de plus.
La grève, qui a reçu une solidarité importante dans d’autres secteurs, s’est soldée par une victoire nette – 18% d’augmentation. Cela rappelle la grande grève de juin 2017 des ouvriers de Volkswagen en Slovaquie, qui a obtenu 14% d’augmentation. La victoire des ouvriers d’Audi peut encourager d’autres secteurs de faire grève. D’autant plus que ce n’est pas un cas isolé. A l’usine Mercedes on a obtenu une augmentation de 35%.
La victoire ne s’explique pas seulement par la combativité des ouvriers. Elle a démontré le point faible des chaînes de production des multinationales de l’automobile. Pendant 20 ans elles ont profité de l’accès à une force de travail bien formée et bon marché pour construire un réseau d’usines. Mais la force des firmes automobiles se révèle être aussi leur faiblesse. Il suffit que la machine se grippe à un endroit pour avoir des effets en série. Sans les moteurs qui sont fabriquées à Györ, la maison mère à Ingolstadt en Bavière a dû arrêter la production pendant deux jours, l’activité s’est ralentie à Bratislava et deux équipementiers partenaires en Hongrie étaient paralysés.
Quelles que soient les perspectives immédiates, ce qui se passe depuis décembre est très important pour la Hongrie. Mais ce n’est pas un cas isolé. A bien regarder, dans une région qui a dû encaisser le choc de l’imposition d’un capitalisme sauvage depuis 30 ans, cela bouge un peu partout. Il y a beaucoup de raisons pour penser que cela va continuer.