Le tournant d’avril 1917
Le mois d’avril représentait, à plusieurs points de vue, un tournant, une clarification dans le processus révolutionnaire. D’abord Lénine revient en Russie. Ensuite advient la «crise d’avril» autour de la question de la guerre. Enfin les mencheviks poursuivent la logique de leur ligne en intégrant le Gouvernement provisoire.
Le mois de mars avait été marqué par la formation des soviets et par l’affirmation de l’activité publique légale des partis politiques, l’apparition des journaux, etc. A la chute de la monarchie et la victoire de la révolution de février, tous les détenus politiques ont été libérés des prisons. Ceux qui se trouvaient en exil en Sibérie ou à l’étranger ont évidemment mis du temps pour revenir. Ainsi, par exemple, parmi les principaux dirigeants bolcheviques, Staline et Kamenev rentrent de Sibérie à la mi-mars, Lénine, Zinoviev et d’autres arrivent de Suisse début avril.
Ces retours en série ne seront pas sans conséquences. Ils conduisent à des changements d’orientation. Pendant la révolution de février, les bolcheviks étaient dirigés par un triumvirat formé par Chlyapnikov, Molotov et Zaloutsky, dont aucun n’était membre du comité central. Le comité de Pétersbourg ayant été décimé par des arrestations, ils s’appuyaient surtout sur le comité de Vyborg, quartier ouvrier combatif. Cette situation a duré jusqu’au 15 mars, quand Staline et Kamenev, membres, eux, du CC arrivent à Pétersbourg et prennent le contrôle du quotidien Pravda. Le 3 avril Lénine arrive de Suisse et prend sa place –centrale – dans la direction bolchevique.
Quelle révolution, dirigée par qui?
Nous allons essayer de résumer l’évolution des événements entre la révolution de février et le mois d’avril. Mais d’abord, regardons les positions des différents courants sociaux-démocrates avant 1917. Depuis la création des premier groupes dans les années 1880, tous les marxistes russes, tous les courants sociaux-démocrates, considéraient que la révolution à venir – et ils croyaient tous qu’elle viendrait– sera bourgeoise/démocratique. C’est-à-dire, qu’elle débarrasserait la Russie des restes du féodalisme/absolutisme, de la monarchie tsariste, de l’appareil d’Etat civil et militaire, du pouvoir des grands propriétaires fonciers, et déblayerait le terrain pour le libre développement du capitalisme et avec lui de la classe ouvrière. Seulement à ce moment-là, la révolution socialiste pourrait-elle être à l’ordre du jour. Mais cette unanimité sur le caractère de la révolution ne disait rien sur les forces qui devraient la diriger.
Les mencheviks avaient une position apparemment logique: puisque la révolution serait bourgeoise, elle devrait être dirigée par la bourgeoisie et le prolétariat devrait faire alliance avec et soutenir cette bourgeoisie, de manière critique, afin que le capitalisme puisse développer et créer les bases du socialisme. Cette position, qui partait du niveau de développement des forces productives, avait un gros inconvénient: elle ne prenait pas en compte la bourgeoisie russe réellement existante et ses rapports avec d’un côté le tsarisme et de l’autre la classe ouvrière. En fait, elle avait beaucoup plus peur des ouvriers et paysans, surtout après 1905, que de la monarchie et de l’aristocratie. Donc l’idée que la bourgeoisie russe allait jouer un rôle révolutionnaire en Russie, comme elle l’avait fait dans les révolutions anglaise et française entrait en conflit avec la réalité. La révolution bourgeoise en Russie sera mort-née.
Les bolcheviks, eux, ne faisaient pas la même erreur: ils n’accordaient aucun rôle révolutionnaire à la bourgeoisie, et Lénine en particulier polémiquait sans cesse contre toute alliance avec des forces bourgeoises et surtout avec le principal parti bourgeois, les Cadets. La perspective des bolcheviks était que la révolution bourgeoise devrait être dirigée par une alliance entre les ouvriers et les paysans: ils utilisaient la formule «dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie» (1). C’était aussi la position de Rosa Luxembourg, qui insistait portant davantage sur le rôle dirigeant du prolétariat. Enfin, il y avait la position de Trotsky, qui défendait l’idée que la révolution devrait bien être dirigée par le prolétariat mais que ce serait alors impossible qu’elle s’arrête à l’étape bourgeoise: elle devait se poursuivre vers la révolution socialiste.
Lénine revient
Pour prendre le mois d’avril chronologiquement, il y avait d’abord le retour de Lénine. Avant de quitter la Suisse, il avait envoyé une série de lettres à ses camarades, connues sous le nom de «Lettres de loin». Seulement la première, fortement censurée, a été publiée dans la Pravda. Les rayures concernaient l’attitude du parti envers la guerre et le Gouvernement provisoire. On va voir pourquoi. Depuis la formation du Soviet, celui-ci était dirigé par des mencheviks et des socialistes-révolutionnaires, sur une position de soutien critique vis-à-vis du Gouvernement provisoire. Sur la question de la guerre, la majorité menchevik-SR au Soviet acceptait la participation continue de la Russie à la guerre impérialiste, tout en souhaitant une paix négociée, ce qui allait bientôt créer des problèmes avec le Gouvernement provisoire. Globalement, le bloc menchevik-SR défendait la situation de double pouvoir, d’un gouvernement provisoire soutenu, mais surveillé par le Soviet. Au mois de mars, et pendant encore quelques mois, cette position correspondait à l’opinion majoritaire parmi les ouvriers et les soldats, dont les représentants siégeaient au Soviet.
Le triumvirat qui avait dirigé les bolcheviks à Petrograd (2) depuis février maintenait une position d’indépendance à l’égard du Gouvernement provisoire et d’opposition à la guerre, ainsi que la perspective d’un gouvernement provisoire révolutionnaire, qui était souvent utilisé comme expression populaire de la «dictature démocratique». Staline et Kamenev, au contraire, vacillaient, s’adaptant à la pression de la majorité dans le Soviet et dans l’opinion ouvrière sur les deux questions clefs de la guerre et de l’attitude envers le gouvernement provisoire. Il ne s’agissait pas d’une divergence programmatique. Le triumvirat aussi bien que Staline et Kamenev se réclamaient de la dictature démocratique, souvent caractérisée comme «formule algébrique» et susceptible d’interprétations différentes.
Lénine, lui, en était venu à considérer que la révolution bourgeoise s’était terminée avec la formation d’un gouvernement bourgeois. Ce gouvernement avait adopté quelques positions progressistes – suffrage universel, amnistie générale, libertés démocratiques fondamentales, abolition de la peine de mort, suppression des discriminations basées sur la race, caste ou religion, auto-détermination pour la Finlande et la Pologne. Mais sur des questions fondamentales, on ne pouvait rien attendre de ce gouvernement. Quelles ont été ces questions? Elles se résument dans le slogan célèbre des bolcheviks: «Le Pain, la paix, la terre». La paix était impossible tant que le gouvernement tenait à ses buts de guerre en termes d’expansion territoriale et à son alliance avec les impérialismes et le capital britannique et français. Donner la terre aux paysans aurait impliqué un affrontement avec les grands propriétaires fonciers et leurs soutiens, y compris parmi les militaires, dont beaucoup étaient issus de cette classe. «Pain» ne signifiait pas seulement le droit de ne plus avoir faim. Pour les ouvriers, cela signifiait aussi des salaires corrects, des horaires de travail soutenables, un contrôle de leurs conditions de travail. Dans les mois qui suivaient la révolution de février furent mis sur pied des comités d’usine. Non seulement les ouvriers ont obtenu la journée de huit heures et des augmentations de salaires (vite rongées par l’inflation): ils ont établi le contrôle sur les embauches et les licenciements et, plus largement, sur les conditions du travail et le fonctionnement de leur entreprise.
Un changement brusque d’orientation
Lénine expliquait que la seule façon d’obtenir la paix et la terre pour les paysans, ainsi que de garantir les droits démocratiques et les acquis ouvriers issus de la révolution de février, était de passer de la révolution bourgeoise à la révolution socialiste. Ce qui signifiait que les soviets prennent le pouvoir et créent un nouvel État basé sur la classe ouvrière et ses alliés. Il s’agissait donc d’abandonner la formule de la «dictature démocratique» et de poser la question d’une dictature du prolétariat allié à la paysannerie pauvre.
Il existe des débats, notamment parmi des historiens anglophones, sur la politique bolchevique entre février et avril, qui dépassent largement le cadre de cet article. Ce qui semble indiscutable, c’est que les nouvelles positions de Lénine faisaient l’effet d’une bombe. Bien reçues par Vyborg, elles choquaient manifestement beaucoup de cadres du parti, qui demandaient pourquoi on abandonnait le concept de dictature démocratique. Lénine partait à l’attaque tout de suite. A peine descendu du train qui l’avait amené de Suisse, il apostrophe Kamenev: «Qu’est-ce que c’est que vous écrivez dans la Pravda? Nous en avons vu quelques numéros et nous vous avons vraiment maudits». A côté de ses célèbres Thèses d’Avril qui résumaient la nouvelle orientation, Lénine écrivait des «Lettres sur la tactique», où il expliquait de manière très claire que la dictature démocratique était dépassée, qu’elle avait trouvé son expression d’une certaine manière dans le Soviet dominé par les mencheviks et les SR (dont la base était dans la paysannerie). Il défendait sa nouvelle orientation, obtenant la majorité dans une conférence du parti fin avril. Staline s’est rallié à lui. C’est Kamenev qui menait l’opposition et qui restera jusqu’en octobre le représentant d’un certain nombre de cadres bolcheviques qui défendaient une ligne conservatrice, voire, pour certains d’entre eux, s’opposeraient à la prise du pouvoir en octobre.
Cette droite allait coexister avec la gauche dirigée par Lénine, un centre et une ultragauche, qui voulait forcer le pas de l’histoire, cherchant à prendre le pouvoir de manière prématurée. Lénine, lui, était très clair. La nouvelle orientation, qui sera bientôt résumée par le mot d’ordre «Tout le pouvoir aux soviets», n’était pas une revendication immédiate, ni un appel à l’action. C’était une ligne stratégique, une expression de ce qui était nécessaire, mais qui ne deviendrait pas une perspective immédiate avant que la majorité d’ouvriers et soldats en soit convaincue et que cela se reflète dans les soviets. Pour les mencheviks, le double pouvoir était une orientation politique, l’expression de l’alliance souvent conflictuelle, mais finalement collaborative entre les soviets et le gouvernement. Pour les bolcheviks, le double pouvoir était une contradiction à résoudre pour affirmer le pouvoir des soviets. On pourrait en dire autant pour les partis bourgeois: à court terme, ce double pouvoir était utile pour renforcer leur propre faible légitimité, mais l’autorité du Soviet limitait aussi leur marge de manœuvre et à un moment il aurait fallu s’en débarrasser.
La «crise d’avril»
C’est une démonstration de l’autorité du Soviet qui allait déclencher la crise d’avril. Le 14 mars, le Soviet avait publié un «manifeste aux peuples du monde» exprimant la position de sa majorité pour une paix sans annexions ni indemnités, tout en défendant la participation continue de la Russie à la guerre. Ce manifeste était bien reçu par la masse des ouvriers et surtout par les soldats qui vouaient en finir avec la boucherie au plus vite. Mais pas par les membres du gouvernement et notamment son homme fort Pavel Milioukov, qui croyait que la Russie serait plus forte pour mener la guerre après la chute du tsarisme. Quand Milioukov réaffirmait dans une interview le 23 mars les objectifs de la Russie d’annexer la partie ukrainienne de l’empire autrichien, ainsi que Constantinople et les Dardanelles, le Soviet s’est mis en colère. Le gouvernement a été obligé d’adopter une position plus proche de celle du Soviet et s’engager à la communiquer à ses alliés.
Le gouvernement a tenu sa promesse et envoyé sa déclaration à ses alliés le 18 avril, accompagnée d’une note de Milioukov les assurant essentiellement que rien ne changerait. La publication de cette note a déclenché la crise. Les 20 et 21 avril, des milliers de manifestants sont descendus dans la rue avec des mots d’ordre «A bas Milioukov», «A bas les politiques d’annexion», et même «A bas le Gouvernement provisoire».
C’était la première fois que des ouvriers et des soldats descendaient dans la rue contre le Gouvernement provisoire. La conséquence immédiate était la démission de Milioukov et du Ministre de la Guerre, Gouchkov. Cela affaiblissait évidemment le gouvernement. Le Soviet a donc pris position pour un gouvernement de coalition et le 5 mai le deuxième Gouvernement provisoire était constitué, avec six ministres menchevik et SR et neuf des partis bourgeois.
Avec l’adoption par les bolcheviks des Thèses de Lénine et l’entrée des mencheviks au gouvernement, l’opposition entre les deux lignes est devenue absolument claire. D’un côté, aucune confiance dans le Gouvernement provisoire, aucune alliance avec la bourgeoisie et la perspective de «Tout le pouvoir aux soviets». De l’autre, non seulement la collaboration avec le Gouvernement provisoire mais la participation à ce gouvernement qui cherchait de plus en plus à consolider l’ordre bourgeois. Les bolcheviks allaient tenir leur orientation pendant des mois où ils étaient minoritaires. Les mencheviks tiendront aussi la leur, même quand leur base se tournait vers les bolcheviks.
Notes
- De nos jours, le mot de ‘dictature’, utilisé sans sens péjoratif, sonne étrangement, surtout lié à ‘démocratique’. Mais à l’époque, avant les dictatures sanglantes du 20e siècle, elle servait à décrire la réalité ou la perspective de la domination d’une classe ou d’une alliance de classes.
- Avant 1914 le nom de la capitale de la Russie était Saint-Pétersbourg. Elle est devenue Petrograd par décision du gouvernement, qui ne voulait pas de nom à consonance allemande. Pour ne pas céder à la xénophobie, les bolcheviks ont continué à parler de Pétersbourg pendant la guerre. Mais à partir de 1917, le nom Petrograd était généralement accepté, même pour le nom du Soviet.