Les kamikazes
Le gouvernement Bettel-Schneider voulait moderniser le pays. En fait, il l’a fait entrer dans la normalité européenne : redistribution des richesses du bas vers le haut, gouvernement impopulaire et un Premier ministre désacralisé (ce qui n’est pas la pire des choses).
La première phrase de la déclaration du Premier ministre Xavier Bettel à propos du « Zukunftspak » (paquet d’avenir) le 14 octobre à la Chambre, était issue d’un discours sur l’état de la Nation de son prédécesseur, Jean-Claude Juncker. Cela se comprend : mettre le CSV devant son propre passé est la principale ligne de défense du gouvernement. Ce n’est pas bête et cela s’est vérifié cette semaine : la presse s’est procuré un plan d’austérité concocté par Luc Frieden en 2012, alors aux commandes du ministère des Finances.
Dommage pour Claude Wiseler, nouveau chef de groupe CSV, qui se verrait bien à la place de Bettel, et qui pouvait surfer ces derniers jours sur les décisions antisociales d’un gouvernement particulièrement malhabile. Mais on ne sort pas si facilement de ses propres contradictions : si le gouvernement actuel a mis la vitesse supérieure dans le démantèlement social, c’est bien le CSV sous l’égide de Juncker qui avait inauguré l’entrée du Luxembourg dans la logique néolibérale.
Le double-jeu du CSV
Cette semaine, ses vieux démons se sont rappelés à lui. Car le double langage du CSV a ses limites et les interventions de Wiseler en témoignent : d’un côté, le parti soutient la logique d’austérité du gouvernement, de l’autre il pleure de chaudes larmes de crocodiles à propos de l’abolition des allocations familiales qu’il envisageait lui-même.
Dans l’édition du woxx du 17 octobre, Raymond Klein résumait le dilemme chrétien-social ainsi : ne pouvant choisir entre davantage d’orthodoxie budgétaire et une critique sociale, le CSV a choisi de porter sa première critique sur le fait que le budget ait été déposé sous forme… de clé USB.
Tandis que le CSV tente d’enfiler sa peau de mouton, le gouvernement se la joue moderne. L’opération ne date pas du 20 octobre 2013, date des élections législatives anticipées qui l’ont porté au pouvoir. Souvenez-vous de cette fameuse initiative « 5vir12 », association de chefs et cheffes d’entreprises, soutenue par le magazine Paperjam, qui sonnaient l’alarme en revendiquant davantage de démantèlements sociaux.
De « 5vir12 » à 2030.lu
Souvenez-vous aussi de cette autre initiative, 2030.lu, que la Chambre de Commerce mit sur pied en grande pompe suite au flop de la première : Grandes conférences « interactives » traitant « ouvertement » de tous les sujets, feignant la neutralité politique, publication d’un gros livre compilant des centaines de mesures « constructives ». Le « Monsieur Loyal » de ces grands shows n’était alors personne d’autre que Pierre Gramegna, alors encore directeur de la Chambre de Commerce et dont les efforts furent finalement récompensés par l’octroi du ministère des Finances.
Entre-temps, ces chef-fe-s d’entreprises pourtant si dynamiques et apparemment si soucieux de l’avenir du pays ne se font plus entendre. Et 2030.lu s’est dissoute après la formation du gouvernement. Mission accomplie ?
Le CSV est un parti néolibéral. Et ce qu’il préfère conserver, c’est le plutôt le pouvoir que les valeurs. Mais malgré le scandale du Srel, le CSV se sortit plutôt bien des élections et pouvait légitimement prétendre à rempiler à l’Hôtel de Bourgogne. Toutefois, une frange du patronat ne voulait plus se contenter du vieux paquebot CSV aux commandes. Il lui préféra une coalition nouvelle, capable de jouer aux « kamikazes », comme diraient nos voisins belges.
Les kamikazes
Dans le Land du 17 octobre, Romain Hilgert rappelle ce manque d’entrain et la fatigue du gouvernement Juncker-Asselborn II : « Inzwischen war sogar das Geld ausgegangen, um das Einverständnis der Gewerkschaften und Unternehmer zu den Sparpaketen zu kaufen, und die Wahlen kamen immer näher. Deshalb mussten die müden Männer von CSV und LSAP vor einem Jahr den ganzen Krempel hinschmeißen. »
Sur le plan sociétal, quelques modernisations ont eu lieu : le mariage homosexuel et l’homoparentalité en font partie. D’autres questions, comme le droit de vote des étrangers, la séparation entre les églises et l’Etat ou l’abaissement de l’âge électoral, seront tranchées par référendum. Prochainement, c’est aussi la loi sur l’IVG qui devrait être toilettée. Bien.
Mais sur le plan social et économique, il faut se méfier de la modernisation. L’abolition des allocations de maternité et d’éducation est présentée comme telle.
Il ne fait pas de doute que ces allocations s’inscrivent dans une logique favorisant la mère au foyer. Trop facile pour une coalition qui se veut féministe : il faut la supprimer afin d’encourager les femmes à intégrer le marché du travail. Xavier Bettel ne s’est d’ailleurs pas privé, le 14 octobre, de réserver une longue tirade à ces femmes élevant seules leur(s) enfant(s) et que la dépendance à leur ancien conjoint a plongé dans la pauvreté. Ce qui n’est pas faux.
Emanciper avec moins?
Toutefois, ce que le Premier ministre a omis d’évoquer, après avoir expliqué la raison de l’abolition de ces allocations, c’est comment son gouvernement entend libérer les femmes, notamment les plus pauvres d’entre elles. Si les « moins » s’accumulent, on ne discerne pas encore les « plus ».
Que nous renseigne la situation actuelle ? Que tout d’abord, il ne s’agit pas d’une « révolution copernicienne ». Marx nous enseignait que le capital digérait tout pour le transformer en marchandise et que cette dynamique s’étendait aux résultats de ses propres contradictions. Ainsi, le gouvernement nous vend sa version de l’émancipation de la femme pour en faire un vecteur de redistribution des richesses du bas vers le haut. Le gouvernement tente de faire passer cette idée, à la gauche de ne pas tomber dans le panneau.
Services for the poor are poor services
Si le CSV est faussement social, la coalition est faussement moderne. Une contre-révolution au niveau des transferts sociaux est par exemple en marche. Les acquis de l’ère moderne veulent que les services soient universels, c’est-à-dire qu’ils soient accessibles à tous, sans distinction de classe. Désormais, plusieurs voix, dont notamment celle du Premier ministre, se font entendre : les services sociaux doivent revenir à celles et ceux qui sont dans la nécessité.
Cela s’appelle « sélectivité sociale », cela sonne bien, mais aboutit à la généralisation de la politique de l’aumône au lieu de la justice sociale. C’est peu étonnant de la part d’un gouvernement qui refuse d’imposer davantage les grandes fortunes.
Une modernité aux relents de 19ème siècle
La régression va également se faire ressentir au niveau du marché du travail. La culpabilisation du chômeur est en marche. Nous sommes en crise, aime à répéter Xavier Bettel, sans jamais dire qui l’a déclenchée et qui en profite. Cette crise produit sa cohorte de chômeurs bien pratique pour les mettre sous pression. Pas uniquement au niveau des salaires, mais également pour les soumettre à la volonté des entreprises.
Dans une interview accordée à Paperjam, la directrice de l’Administration pour le développement de l’emploi (Adem), Isabelle Schlesser, explique que ses services font le tour des « bonnes pratiques » mises en place dans d’autres pays, notamment en Allemagne. Que ces « bonnes pratiques » soient à l’origine de l’explosion des travailleurs pauvres forcés d’accepter des conditions de travail de plus en plus précaires, cela n’est jamais mentionné. C’est étrange, mais leur modernité sent fortement le 19ème siècle.