Partenariat transatlantique: Vers un nouveau décalage entre le parlement et les citoyens?
Pour la première fois, la Chambre a débattu de ce potentiel « plus-grand-marché-commun-du-monde » que pourrait devenir le Partenariat commercial transatlantique entre les USA et l’Union européenne (TTIP ou TAFTA), voir le précédent article.
L’initiative émanait de déi Lénk, qui avait demandé que l’on place ce sujet comme heure d’actualité lors d’une séance publique de la Chambre des député-e-s, avec motion à l’appui, défendue par Justin Turpel. Histoire de permettre aux citoyens-électeurs de connaître les positions des différents partis politiques sur ce sujet brûlant. Histoire aussi de mettre en lumière ce sujet dont ni les gouvernements, ni la Commission européenne ne veulent que l’on n’évoque trop souvent, tant ce projet remet en cause les droits sociaux, sanitaires, environnementaux… Car une chose est claire: si la société civile s’empare du sujet, le projet risque de s’évaporer tel un vampire.
Et la moindre des choses que l’on puisse dire à l’issue du débat qui a eu lieu ce mardi (et qui ne fut malheureusement que peu relayé médiatiquement), c’est que la société civile a bien intérêt à ne pas lâcher l’affaire et à ne surtout pas la laisser aux partis. Mais avant, voici l’intervention de Justin Turpel:
Voici un petit récapitulatif du débat:
Martine Hansen (CSV): après avoir évoqué certains risques, dont notamment une hypothétique perte de valeurs(?), l’éphémère ministre de l’enseignement supérieur du gouvernement Juncker-Asselborn II plaide pour un maintien des « nos standards européens ». On en sait pas vraiment ce qu’elle entend par là: elle pense probablement à « l’économie de marché sociale ». Mais bon, même ce modèle est sapé depuis des lustres par sa famille politique… Evidemment, elle se prononce contre les tribunaux arbitraires qui pourraient donner gain de cause à des entreprises si celles-ci se voyaient confrontées à des mesures de protection émanant des Etats. Mais sinon, il faut à tout prix sauver ce plus grand marché commun. Des risques? Oui, peut-être. Mais pas si les négociations tournent bien. L’espoir fait vivre…
Marc Angel (LSAP): l’intervention du député socialiste, président de la commission des affaires étrangères et européennes depuis les dernières élections, est certainement la plus problématique. Mais malheureusement, elle fait écho à sa famille politique qui promet à chaque élection que leur « Europe » serait plus sociale, mais qui, une fois au pouvoir, ce qui est le cas au sein des différentes institutions européennes, se range presque systématiquement du côté des libéralisateurs. De belles paroles immédiatement annulées par une absence totale de vision économique: « Il faut donner des chances à toutes initiative qui favorise l’emploi et la croissance ». On notera le fait que les socialistes n’en sont pas encore à remettre en question le dogme de la croissance. Mais qu’ils ont également intégré toutes les autres fantaisies libérales sur le libre-échangisme qui serait un pourvoyeur d’emplois. Angel déplore lui aussi l’absence de transparence, mais rappelle qu’il existe depuis des mois des groupes de travail au niveau européen dans lesquels les acteurs des ONG et des syndicats seraient présents. De fait, il tombe dans le piège de la transparence de façade qui est partie intégrante de la stratégie de communication de la Commission européenne (voir ici). Car jusqu’à présent, les documents sensibles, y compris le mandat de la commission, n’ont pas été révélés volontairement, mais ont été « leakés ». Pour le reste, Angel veut croire que cet accord représente une chance, que ce n’est qu’une question de négociations rondement menées. Il oublie peut-être que les négociateurs européens sont tout aussi imprégnés, sinon plus, par les dogmes néolibéraux et que cet accord est fondamentalement un instrument au service des multinationales.
Eugène Berger (DP): inutile d’attendre de la part du chef de file du groupe libéral une critique d’un accord… libéral. Berger pense ainsi lui aussi que cet accord représente une chance. Et qu’il ne faut surtout pas le condamner prématurément vu la « complexité » du dossier dont on ne connaît pas tous les détails. Trop « complexe » et prématuré pour le rejeter, mais pas assez pour l’accepter. (N.B.: en suivant les débats parlementaires, vous constaterez que lorsque l’argument de la « complexité » est avancé, il s’agit surtout d’un aveu a) de la méconnaissance, voire du désintérêt pour le sujet de la part du député, b) de l’argument-massue pour éviter tout débat « que le public ne comprendrait pas »). Mais la vie est complexe, M. Berger! Evidemment, Berger est contre toute forme de nivellement vers le bas, et, bien évidemment, pour la transparence (dommage que ce soit le tout petit groupe de déi Lénk qui soit obligé de mettre le point à l’ordre du jour, alors que tous les autres ne jurent que par la transparence). Toutefois, Berger pense que la transparence a ses limites: on ne peut publier que des textes définitifs. Oui, c’est bien: on va appliquer la méthode Berger au parlement. Les lois ne seront publiées publiquement qu’une fois votées. Avant, chut!, les projets ne sont pas dé-fi-ni-tifs! Ah, qu’est-ce qu’on s’amuse au Krautmaart!
Viviane Loschetter (Verts): Ah, qu’il est difficile de gouverner! Au moins, l’analyse des Verts n’est pas aussi indigente que celle de leurs partenaires socialistes et libéraux. Car contrairement à eux, les Verts ont compris l’enfumage monumental que représente ce texte. Ils n’ont pas fait venir à Luxembourg pour rien José Bové qui lui aussi a compris qu’il fallait s’opposer à ce traité. Et Loschetter de demander fort pertinemment à quoi bon un accord de libre-échange alors que les barrières douanières entre l’UE et les USA sont déjà extrêmement basses. Peut-être justement que ce traité veut aller plus loin. Et nous en sommes à nouveau au tribunaux arbitraires. Voire aux incitations à libéraliser davantage les services publics. Les Verts ont compris. Mais ils gouvernent avec des partenaires qui a) ont compris et sont contents (le DP) et b) qui n’ont pas compris, mais sont contents quand même (LSAP).
Fernand Kartheiser (ADR): Et ce fut au tour du lieutenant-colonel-maréchalissime Fernand Kartheiser. Kartheiser a tout compris et ne cesse de débusquer les bolcheviks « opposés au commerce ». Comme le pays est occupé par les forces soviétiques (CSV+LSAP+DP+Verts+Lénk+KPL+Pirates+Pid+CNFL+Cid-femmes+Les femmes en général+OGBL+LCGB+Caritas+ »Rome-occupée-par-les-légions-de-Lucifer-depuis-Vatican-II »), Kartheiser en appelle aux forces divines pour qu’elles terrassent toutes les barrières douanières. Gast Gibéryen trouve ça « très bien ».
Jean Asselborn (ministre des affaires étrangères, LSAP): les opposants au traité ne sont pas tous des « philanthropistes » (ordinateur, s’il te plaît, arrête de souligner en rouge les mots quand je cite Asselborn) et ceux qui y sont favorables ne sont pas tous des « capitalistes ». D’ailleurs, l’UE a déjà plein d’accords semblables avec d’autres pays comme la Corée du Sud ou le Japon, mais ça ne fait que du grabuge lorsque c’est avec les USA, parce qu’ils sont… plus grands (et peut-être aussi parce que le traité est un petit peu beaucoup pire). Certes, il faut éviter toutes les dérives, notamment les privatisations des services publics (alors que le mandat prévoit des libéralisations, l’un menant à l’autre), mais, grosso modo, ce traité serait bénéfique aux travailleurs des deux rives de l’Atlantique. Pour preuve, les syndicats américains y seraient favorables. Ce qui est évidemment faux: le plus grand syndicat AFL-CIO y est opposé. Il y serait favorable, uniquement dans une optique de soutien de la demande, ce qui est l’exact contraire de ce qui est prévu et de la politique économique menée par l’UE et les USA…
On devait s’y attendre: la motion déposée par déi Lénk, qui appelait le gouvernement à rendre publics tous les documents, à organiser un hearing public avec la société civile à la Chambre et à mettre fin aux négociations à été rejetée avec 58 voix contre les 2 de déi Lénk. A part les voeux pieux concernant une plus grande transparence, la seule chose concrète qui est ressortie de l’heure d’orientation est la promesse de Marc Angel d’organiser un grand débat public avec la société civile. Promesse réitérée jeudi soir lors d’une conférence organisée par un collectif opposé au TTIP. Jean-Claude Reding, président de l’OGBL, y a fait part du souhait du plus grand syndicat luxembourgeois que les négociations cessent. La société civile a compris et est donc en marche. Aux « décideurs » de faire de même.