TTIP: On va vous sucer jusqu’à la moëlle
Vous vous souvenez de l’AMI, ce malnommé Accord multilatéral sur l’investissement? Cet accord fut négocié entre 1995 et 1997, cette époque où le néolibéralisme avait mis la vitesse supérieure, entre les Etats-membres de l’OCDE (Organisation pour la coopération et le développement économiques).
A l’origine, les gouvernements pensaient pouvoir le faire passer en douce. Qui se soucie des tractations autour d’un obscur traité commercial? Et ce n’est d’ailleurs pas pour rien que les gouvernements ne voulaient quasiment rien dévoiler.
A cette époque, l’AMI prévoyait un certain nombre d’horreurs qu’il aurait été très difficile à « communiquer » aux citoyens: les entreprises auraient pu assigner en justice des gouvernements pour entrave à leurs activités, voire même s’ils voulaient prendre des mesures de protection de leurs marchés. Des lois ou réglementations concernant l’emploi, l’aide au développement ou encore (pour ne citer qu’elles) la protection de l’environnement auraient pu être mises en cause.
L’éternel retour des vampires
Si, comme écrit plus haut, cette époque correspondait à l’intensification de l’offensive néolibérale (alors que 13 des gouvernements des alors 15 Etats-membres de l’UE étaient dirigés ou comportaient des partis socialistes! – « vote utile » quand tu nous tiens…), elle correspondait également au réveil citoyen et à l’essor du mouvement « altermondialiste ».
Et heureusement, car c’est grâce à ce dernier que l’AMI échoua. Bon nombre d’associations, dont notamment Attac, ont fait tant de bruit autour de cet accord que les gouvernements, afin de ne pas perdre la face, se retrouvaient au pied du mur et n’avaient plus d’autre choix que de le laisser tomber.
C’était la « méthode Dracula », comme l’avait défini l’écrivaine et présidente d’honneur d’Attac, Susan George: à l’image du fameux vampire transylvanien, un traité comme l’AMI « meurt à être exposé en plein jour ». 16 ans après l’évaporation de l’AMI, un nouveau démon vampirique menace les citoyens des deux rives du Nord-Atlantique: l’Accord de libre-échange entre l’UE et les USA, dénommé TTIP (Transatlantic Trade and Investment Partnership).
Après l’AMI, le TTIP
Mais désormais nous sommes en 2014 et non plus en 1995. Certes, nos gouvernements, qu’ils soient socialistes ou pas, cela ne change plus grand chose, sont toujours autant favorables à la libre circulation des capitaux et tentent encore et toujours de détruire toute mesure de protection des travailleurs et des consommateurs.
Mais les citoyens sont beaucoup moins dupes: le libéralisme économique, l’absence de toute forme de protection douanière et la flexibilisation du travail, tout ça n’est plus accepté, pour la simple et bonne raison que tout le monde peut constater quotidiennement la baisse de la qualité de vie. Et le TTIP, franchement, de plus en plus de gens, aux USA ou dans l’UE, en ont entendu parler.
Et comme nous sommes en 2014, la Commission européenne, qui est en charge des négociations, sentant bien que ce joli projet risque de capoter si elle ne s’y prend pas plus habilement, a appris du passé. Elle a donc décidé de préparer un plan de communication à propos du TTIP afin de « désamorcer » la fronde populaire. Un plan de communication que l’organisation Corporate Europe Observatory a « leaké » (et que vous pouvez retrouver ici).
Il faut savoir que ce document date déjà un peu: du mois de novembre, le 22 pour être précis, date à laquelle une réunion informelle entre des représentants des Etats-membres de l’Union s’est tenue à Bruxelles.
Et il est intéressant de noter qu’à ce moment déjà, la Commission constate que jamais encore des négociations ont à tel point été commentées par l’opinion publique. Il faut donc réagir, car, comme le précise le texte, « une communication politique convaincante sera déterminante pour le succès du traité de libre-échange ».
La communication est une arme de guerre
Les auteurs du texte retiennent cinq point qu’ils ne doivent pas perdre de vue:
– les « peurs » par rapport aux « possibles conséquences » sur le modèle social européen. Pour cela, il faut une « communication proactive, précoce et large (…) qui revient sur la ‘success story’ (!) de l’Europe dans les négociations internationales »;
– les élections du Parlement européen vont constituer un « facteur important »: les différentes familles politiques se positionneront par rapport au TTIP. L’Union devra alors parler « d’une seule voix »;
– la « dimension stratégique » du TTIP, qui est bien plus qu’un simple accord de libre-échange. « Nous devons représenter de manière convaincante le potentiel stratégique du TTIP » qui permettre tant aux USA qu’à l’UE d’imposer des modes de régulation au reste du monde;
– « établir que l’accord est conclu entre deux puissances égales »;
– « les groupes d’intérêts »: vu la dimension du traité, les négociateurs auront besoin de « l’input » d’un grand nombre de « stakeholder » – mais il faudra parallèlement veiller à garder un certain degré de confidentialité.
Peut-être à l’image de la mobilisation contre l’AMI, mieux encore, la mobilisation contre le Traité constitutionnel européen en 2005 (ou même contre Acta l’année passée), une certaine mobilisation contre le TTIP commence à balbutier, y compris au Luxembourg.
Une bonne stratégie vaut mille tactiques foireuses
Ne soyons pas dupes, les dirigeants nationaux et européens en ont conscience. Ils vont donc privilégier l’attaque à la défense, mais surtout, tenter de diviser les opposants au TTIP en deux blocs: ceux qui le rejettent en bloc et d’autres qui se laisseront convaincre qu’il serait « tactiquement » plus utile de faire pression sur les négociateurs afin d’avoir, face aux Américains, les meilleurs cartes en main.
Le positionnement de l’eurodéputé vert Claude Turmes en est un exemple: lors d’une conférence de presse le 3 février en compagnie des cinq autres eurodéputés grand-ducaux, Turmes s’est dit globalement en faveur d’un tel accord, à condition que certains points soient discutés plus fermement et que, par exemple, le secteur agricole ne fasse pas l’objet des négociations.
Un jour plus tard, son collègue de groupe au Parlement européen et co-tête de liste aux élections européennes, José Bové, avait tenu un meeting à Luxembourg lors duquel ses propos étaient bien plus réticents quant au principe même du traité.
L’offensive après le moratoire
Pour l’instant, la Commission a suspendu les négociations: un moratoire en attendant que passent les élections européennes. Mais ce n’est qu’un moratoire destiné à ne pas trop « effrayer » les électeurs.
Mais la note risque de s’avérer bien salée pour les tenants d’une « meilleure négociation »: finalement, cette position ne fera au mieux qu’atténuer la casse en attendant la prochaine offensive.
L’histoire récente a démontré qu’à trop vouloir jouer au fin tacticien on est un piètre stratège qui ne gagne aucune guerre, perdant bataille après bataille avec pour seule consolation une réduction du nombre des victimes dans son propre camp.
Restera encore un autre point à soulever: « notre » opposition aux « Américains ». Une argumentation qui sillonne comme un serpent de mer sur le dossier TTIP en particulier et sur la question de la « construction de l’Europe » en général.
Européens et Américains solidaires contre le TTIP
Et cette logique s’immisce jusque dans les rangs du centre-gauche et des écologistes, qui sont pourtant les premiers à sermonner les « eurosceptiques » de gauche, n’hésitant pas à sortir l’argument-massue du chauvinisme, voire du nationalisme, voire, comme le prétend l’inénarrable Robert Goebbels, que ceux qui sont opposés à ce traité « sont contre le commerce ».
Par contre, ils semblent de pas éprouver de difficultés à engager l’UE dans une guerre commerciale avec les USA, confondant les intérêts des multinationales tant européennes qu’états-uniennes avec les intérêts des citoyens des deux rives qui sont les mêmes. L’argument de la compétition entre Européens et Américains est ainsi des plus fallacieux: aux Etats-Unis aussi, les organisations progressistes et de gauche ainsi que les syndicats se prononcent contre ce traité (ils savent ce que leur a coûté Nafta).
Le chauvinisme, le nationalisme, c’est oublier qu’au sein d’autres nations, de simples citoyens combattent les mêmes maux que nous. Et ce n’est que dans la lutte commune que nous forgerons un véritable internationalisme de solidarité entre les peuples.